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La petite boutique des cauchemars
mardi 18 décembre 2012
Quelle est cette indicible peur qui rôde dans les cités de Jean-Pierre Mocky ?
Texte pour le catalogue du Festival Entrevues de Belfort (24 novembre - 2 décembre 2012)
Litan |
Avec
sa gueule de voyou ténébreux, Jean-Pierre Mocky avait déjà une carrière
d’acteur conséquente (chez Cocteau, Antonioni, ou encore Visconti dont il
assista la réalisation de Senso), mais
le film qui le révéla fut en 1957 La Tête
contre les murs de George Franju. Le personnage d’Arthur Gérane ne marqua
pas seulement l’apparition d’un acteur mais d’une personnalité à part dans le
cinéma français. Mocky écrivit l’adaptation du roman de Bazin mais, jugé
inexpérimenté par les producteurs, ne put le réaliser. Mocky confiât alors à
George Franju non seulement son scénario, mais aussi le casting qu’il avait
envisagé ainsi que ses recherches préparatoires, concernant les décors. Un mal
pour un bien puisque La Tête contre les murs
compte parmi les chefs-d’œuvre de Franju, et appartient pleinement au cinéma de
Mocky par sa poésie et sa colère contre l’aliénation des individus. Plus qu’un
rôle, c’est d’abord lui-même que Mocky interprète : un révolté que la
société désigne comme fou pour le neutraliser. L’asile devient une prison qui
n’ose pas dire son nom abritant, comme plus tard les cités dominées par les
forces occultes de Litan et Ville à vendre, un peuple sans espoir assommé
par les médicaments et les traitements de choc. Certains, comme le héros, sont
certains de ne jamais guérir car ils ne sont même pas fous. Quelques années
avant le Belmondo d’A bout de souffle,
il compose un personnage sans équivalent dans la culture française, un rebelle proche
de James Dean, Brando et Elvis Presley. Ce Rimbaud en blouson noir est bien
plus dangereux pour l’ordre établi que les gentils rockeurs qui s’époumonaient
alors au Golf Drouot. Plus tard, Mocky ajoutera au blouson une écharpe rouge,
puis se coiffera d’un feutre à la Dana Andrews. Plus que la revendication d’une
idéologie, l’écharpe rouge évoque le romantisme libertaire, et le chapeau
symbolise le Film noir dont Mocky sera l’un des rares cinéastes français à savoir
capter l’essence.
Mocky
devient réalisateur en 1959 avec Les
Dragueurs, soit l’année de la sortie d’A
bout de souffle et des 400 coups.
Il emprunte à la Nouvelle Vague son économie et les tournages en décors
naturels permettant une inscription immédiate dans la réalité française. Dans
ses premières réalisations, évoquant par leur humour corrosif et leur goût du
grotesque le cinéma italien, Mocky épingle les « monstres »
français : les snobs, les dragueurs ou encore les « vierges ».
Plus tendre et désenchanté, Un couple
dresse la chronique intimiste de la fin d’un amour. Avec sa tonalité nocturne
et hivernale, cette love-story à rebours est motivée par le souci de représenter
parfois crument, mais avec honnêteté, la vie sentimentale de ses contemporains.
Plus que des cinéastes de la Nouvelle Vague, Mocky est à rapprocher de ses aînés
Tati, Franju et Melville, qui la croisent sans y appartenir. Si Tati
s’approprie le burlesque, Franju le fantastique et Melville le film noir, Mocky
pourrait être l’artisan d’un renouveau de la comédie, d’abord grinçante puis
ouvertement loufoque – domaine qu’il pratiqua tout au long de sa carrière. L’humour
noir est parfois troué d’instants insolites et malaisants : dans Les Dragueurs, Aznavour déclare à deux
jeunes femmes dans la rue qu’il n’a pas l’intention de les violer. La longue
crise de fou-rire injustifiée qui secoue alors les personnages et qui semble ne
jamais devoir finir, les renvoie à une animalité imbécile et grimaçante. Chez Mocky,
pas de mots d’auteurs lourdement soulignés à la Audiard, mais une immersion dans
la vie quotidienne traversée par des personnages drolatiques, aux dictions improbables.
Ces acteurs improvisés sont des clients de bistrot, des garagistes, ou de
simples passants que Mocky, séduit par leur excentricité naturelle, fait passer
dans ses films. C’est avec un malin plaisir, qu’il perturbe ses fictions avec
ces figures du réel, hilarantes et fascinantes. Les comédiens professionnels ne
sont pas en reste. Mocky puise dans le théâtre, donnant par exemple à Michael
Lonsdale, encore loin d’India Song, ses
premiers rôles. Il recrute des acteurs de cabaret comme Poiret et Serrault, ou
des stars tout azimut comme génial Francis Blanche. On pourrait confondre ses
castings avec ceux des nanars épuisants de Raoul André, si Mocky n’exacerbait
l’inventivité de ses acteurs. Ainsi l’élégance et la fluidité du jeu de Poiret
dans Un drôle de paroissien, digne
des comédies américaines, ou son débit supersonique en patron de chaîne de télé
dans La Grande lessive. Cette classe
innée, Mocky s’évertuera à la briser dans la comédie trash et loufoque Le Miraculé où il campe un SDF ordurier
en catogan et t-shirt graisseux, à rendre jaloux les freaks les plus
excentriques de John Waters. Le comédien absolu de Mocky pourrait être Jean-Claude
Rémoleux, l’adipeux inspecteur qui chante sans arrêt Marinella de Tino Rossi dans La
Grande lessive. On ne saurait dire si sa présence décalée est le fruit
d’une incroyable virtuosité ou au contraire d’une inconscience absolu du jeu
d’acteur.
Chez
Mocky, on découvre la filmographie secrète d’acteurs qui malgré toute
l’affection qu’on a pour eux représentent la France assommante des dimanches
soirs télévisés des années 70. Bourvil fut l’un de ses acteurs les plus
remarquables, dévoilant le fond d’anarchie dissimulée sous l’incarnation de la gentillesse absolue. Les
deux hommes s’amusèrent de cette figure de saint laïc, en brossant le portrait
d’un pilleur de troncs d’église guidé par une mission divine d’Un drôle de paroissien. Cette candeur
perturbatrice est également celle du lunaire inspecteur Triquet de La Cité de l’indicible peur. Celui-ci se
désole lorsque par inadvertance il arrête un criminel et poursuit les
malfaiteurs pour les empêcher de récidiver. Chez Mocky, qui est le contraire
d’un cynique, la gentillesse de Bourvil ne se prête pas au ridicule : elle
devient héroïque et humaniste, comme chez le Saint-Just de La Grande Lessive partant en croisade contre l’aliénation
télévisuelle.
Mocky
transmet le plaisir de voir évoluer Bourvil, avec sa gracieuse gaucherie, et lui
faire dire des dialogues raffinés, la voix quittant son accent paysan pour
acquérir une musicalité atone. La délicatesse de Bourvil que l’on reconnait
aujourd’hui dans ses chansons et la dignité que lui conféra Melville dans Le Cercle rouge, sont déjà à l’œuvre
chez Mocky. Alter-ego du cinéaste, il représente l’homme pur et idéaliste dressé
contre la société, qu’il s’agisse du village grouillant de haine de La Cité de l’indicible peur ou du
Paris dont les habitants prennent les armes pour traquer les pirates de la
télévision de La Grande lessive. Il
est Don Quichotte et plus encore le Prince Mychkine de Dostoïevski, qui, quelles
que soient ses précautions, ne pourra s’empêcher de briser le vase du salon
bourgeois, guidé par une impérieuse maladresse. Les personnages de Mocky, mues eux-aussi
par une « idiotie » héroïque, mettent sens dessus-dessous les
conventions sociales, tel le journaliste dévoilant les noirs secrets de la bourgeoisie
d’une ville de province dans Un linceul
n’a pas de poches. Par amour,
fraternité ou simplement sens de la justice, ils brûleront systématiquement
leurs vaisseaux.
Dans
L’Albatros, le bandit en fuite
parvient à passer la frontière sous une nouvelle identité. Il réalise alors que
la jeune fille qu’il laisse derrière lui aux mains des policiers est son seul
amour. Au mépris de la mort qui l’attend
de façon certaine, il rebrousse chemin pour voler à son secours. Le voleur de
bijoux amoral de Solo, se sacrifie
pour son frère, un adolescent terroriste et idéaliste. Le journaliste d’Un linceul n’a pas de poches voit sa
mort dans le marc de café renversé dans une poubelle, ironique remise en scène du
fatum cher au film noir. Révéler les
scandales sexuels et financiers, et surtout l’abjecte collusion entre une
cellule communiste et le patronat local ne peut conduire qu’à la mort.
On
a parfois dit que Mocky se complaisait dans un rôle de victime sacrificielle ou
qu’il s’inventait des démons seulement pour le plaisir de les combattre. C’est
faux, bien entendu, même si la beauté du geste est toujours présente, comme un
héritage du cinéma américain des desperados
(en tête, le Nicholas Ray de Johnny
Guitar). La mort devient alors une obligation romantique : le refus
absolu de pactiser avec l’ennemi, la certitude que le mal est toujours présent
et qu’aucun happy end ne signe la fin du combat. Tant que le cœur bat encore, tant
que l’on est debout, il faut continuer à courir à perdre haleine, traverser les
forêts, les rivières, se cacher dans les trains de marchandises – rejouer la
geste éternelle des évadés et des hors-la-loi. Pourtant, au fond, jamais on ne
s’échappe du lieu crucial du cinéma de Mocky : une ville, idéalement
nocturne, gouvernée par la terreur et la corruption. Dans cette ville, les
braves gens épient derrière leurs rideaux ou se regroupent en milices armées. Au
début de Ville à vendre, Roger
Knobelspiess (figure s’il en est du « repris de justice » éclairé)
décrit ainsi Moussin : « C’est un drôle de patelin. Apparemment, tout
est tranquille, tout est normal. Mais c’est une tranquillité qui te colle un
malaise comme dans les cauchemars. Et tu sais pas pourquoi. »
On
connait bien sûr la réponse, mais la question mérite, et méritera toujours,
d’être posée : quelle est cette indicible peur qui rôde dans les cités de
Mocky ? Elle n’est assurément pas incarnée par le boucher amoureux qui se
déguise en Tarasque pour enlever sa belle. C’est un monstre informe qui se
recompose toujours lorsqu’il s’agit de traquer l’étranger, l’insurgé, le
résistant ou l’évadé. Cette force noire, cette haine, était bien sûr à l’œuvre
pendant l’Occupation, mais elle est également bien antérieure, relevant d’un
esprit grégaire quasi préhistorique. Si elle est naturellement à l’œuvre dans
les films noirs (Solo, L’Albatros), c’est elle-aussi qui teinte
d’angoisse les comédies comme La Grande
lessive lorsque, furieux d’être privés de leur drogue télévisuelle, la
populace investit les toits de Paris, pour protéger leurs antennes, l’arme au
poing. Dans A mort l’arbitre, cette
même meute humaine, menée par un terrifiant Michel Serrault, poursuit Eddy
Mitchell à travers une cité HLM glacée et concentrationnaire.
Dans
Litan, la haine prend une forme ouvertement
fantastique, celle d’une entité volant l’individualité des habitants comme dans
L’Invasion des profanateurs de
sépultures de Don Siegel. Litan, la cité médiévale dans le brouillard, hantée
par des hommes sans visage, est la forme allégorique de toutes les cités de
Mocky. Ces fanfares fantômes, ces tristes carrousels, ces fêtes de village
équivoques où les clowns enlèvent les petites filles, dessinent un fantastique très
personnel, entre les brumeuses histoires de fantômes anglaises (le Don’t look now de Nicholas Roeg) et les hallucinations
d’un Jean Lorrain voyant, tel un carnaval opiacé, des masques se substituer aux
traits des Parisiens. Dans L’Albatros,
Tassel voit ressurgir le souvenir d’une fillette blonde, dans un bal de
village. Nulle explication n’éclaire cette figure enfantine et ce qu’elle
représente pour lui (le cinéma de Mocky est symbolique, allégorique mais jamais
psychologique), sinon qu’elle se superpose avec le personnage de la fille du
maire que l’évadé prend en otage et dont il tombe amoureux. Sans doute Tassel
a-t-il laissé s‘éloigner cette enfant, son premier amour, et c’est pour guérir
cette blessure qu’il rebrousse chemin vers la prison où est détenue la jeune
femme. En la faisant s’évader, il signe son
arrêt de mort. La fillette représentait alors la fatalité pesant sur le
personnage depuis son enfance et dirigeant ses pas vers une issue forcément
tragique. Dans Noir comme le souvenir,
Garance, autre enfant fantôme, blonde et en robe blanche, hante une petite
ville bourgeoise, supprimant ceux qui ont causé sa perte, comme dans Opération Peur de Mario Bava. Elle
entraîne sa mère dans une autre face du réel, qui sans être complètement
l’au-delà en constitue l’antichambre. Des gerbes mortuaires noires et des
poupées de clowns apparaissent comme par sortilèges. La ville devient le
terrain de jeu meurtrier du petit spectre, comme si le cimetière dans la brume où
repose Garance étendait son influence funèbre sur toute la ville. Comme une
malédiction, sur les téléviseurs de ces damnés, un seul film semble autorisé à
être diffusé : Litan. De cette
brume qui se diffuse de film en film, émerge également, tel un vaisseau
fantôme, l’autocar d’Agent trouble,
dont tous les passagers sont des cadavres.
Ville à vendre |
Frères
des morts vivants de Litan : les
chômeurs apathiques de Moussin, la Ville
à vendre. Les mirobolantes indemnités qui leurs sont versées dissimulent
leur nature de cobaye d’une obscure société pharmaceutique. Dans ce film
génial, la ville devient un laboratoire à ciel ouvert, dirigée par un curé aux
lèvres peintes (Mocky lui-même), dont l’accent allemand grotesque évoque un Herr Doktor langien. Mocky pousse très loin le grotesque
inquiétant : les notables, arborant des catogans, paradent à cheval lors
de kermesses absurdes et entonnent des mélopées lugubres pendant les
enterrements. A Moussin on meure d’embolie, par une bulle d’air injectée dans
les veines, fin logique dans cette société asphyxiante. De façon imprévue, Ville à vendre croise un autre genre, le
western, et les parades à cheval des notables n’en sont pas le seul indice. Tom
Novembre prénommé Orphée est un étrange routard vêtu de blanc qui s’arrête par
hasard dans la petite ville et, sans motif autre que la curiosité et le goût du
mystère met à jour sa corruption fondamentale. Orphée quittera la ville sans
endosser le rôle du justicier, laissant les habitants se débrouiller avec leurs
démons.
Cet
individualisme désenchanté, mais non dénué de valeurs morales, évoque les
personnages de Clint Eastwood comme le Pale
Rider ou L’Homme des hautes plaines.
Mocky est lui-aussi un libertaire, un individualiste forcené, viscéralement
opposé à toutes formes de mensonge. Si ses personnages tournent souvent en rond
dans la nuit, le feu qui les dévore est toujours celui de la vérité.
Litan |
jeudi 6 décembre 2012
Monsieur Chat. Paris-Séoul-Paris.
C’était le 5 juillet, en sortant de Holy Motors de Carax. Dans
le métro, Monsieur Chat, de l’autre côté du quai, m’adressait un sourire cheshirien. Je ne l’avais pas vu depuis bien
longtemps et je me demandais quel sens avait son retour. Quelques semaines plus
tard, Chris Marker mourait et je pensais alors que Monsieur Chat avait volé jusqu’ici pour escorter le Voyageur.
Il y a une dizaine de jours de cela, à Séoul en Corée du sud, dans le
quartier même où je résidais, je repérais une créature familière, souriant de
toutes ses dents, sur la devanture d’une boutique.
C’était encore plus étrange que je ne pensais.
C’était encore plus étrange que je ne pensais.
Que faisait donc Monsieur Chat à Séoul ? La boutique se révélait un café, nommé Ttoma, ouvert 24h sur 24h , où notre ami félin était décliné
en tasses, peluches, fauteuils, sac à dos...
Un havre de paix dans le désormais célèbre
quartier de Gangnam où l’on peut boire du café, écrire et fumer pendant des
heures. Le café appartient dit-on à un homme encore jeune, et très riche,
possédant peut-être l’immeuble entier. Aucun de ces objets « fabriqué en
Corée du sud » lit-on sur l’étiquette, n’est à ma connaissance trouvable
à Paris.
Lundi 26 novembre, j’étais de retour à Paris … un peu
sombre évidemment d’avoir quitté l’Asie. Remontant la rue du rendez-vous, dans
le 12e, tout à côté de la Poste : Monsieur Chat était là, encore et cette
fois en couleur, d’un beau jaune euphorique.
J’en découvrais alors d’autres,
sur des murs, des bornes… et chaque fois dans mon quartier. Il était clair que
Monsieur Chat se déplaçait désormais dans mon périmètre : quel message avait-il à transmettre ?
J’eu ce matin la réponse, et cette fois en face de chez
moi, rue Lasson, sur un mur à quelques mètres de la maternité des Bluets :
Monsieur Chat était papa.
mardi 20 novembre 2012
Guregori Aoyama (グレゴリ青山)
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