mardi 31 mars 2009

La Vie nouvelle - Alraune

« c’est à l’aide de ces clés que Notre-Dame des Larmes pénètre, intruse, spectrale, dans la chambre de ceux qui ne dorment pas »
Thomas de Quincey, Levana et nos Notre-Dame des Tristesses

Nous ne saurons rien du corps que transporte Boyan, de cette jeune fille qui deviendra Mélania. Se trouvait-elle dans l’humanité nue du marché aux esclaves ? Etait-ce la compagne de Boyan ? L’a-t-elle implorée, en lui disant : « fais de moi ta semblable » ? 

1. La Mandragore




La Mandragore, cette racine à forme humaine, naît d’une terre fécondée par la semence d’un pendu. Le sorcier qui désire posséder une Mandragore doit tout d’abord tracer trois cercles concentriques autour de la racine ; placer une pure jeune fille l’intérieur des cercles pour tromper la vigilance de la Mandragore ; extraire la racine en la nouant à la laisse d’un chien noir. Car les hurlements de la Mandragore rendraient fou l’imprudent qui l’arracherait lui-même. On prête des vertus aphrodisiaques et hallucinogènes à la Mandragore, appelée aussi« Plante de Circé la Magicienne », la prêtresse qui transformait en bêtes les compagnons d’Ulysse. Qu’est-ce alors que la Mandragore sinon le noué entre le désir humain et l'attraction (au sens propre) animale mais aussi maléfique puisque le chien noir est l’une des apparences de Satan. 
Mélania est cette Mandragore que Boyan tire d’une terre stérile que seul le crime peut féconder. Le sorcier tranche les cheveux de Mélania comme on sculpte un objet d’envoûtement et de pouvoir. La lame sépare Mélania de son humanité mais la relie à tous ses devenirs. C’est le couteau de Jack l’éventreur qui la renvoie à la chair prostituée et meurtrie, et en fait une sœur de Loulou. Le couteau appartient aussi au Wildermann, l’homme des forets, qui tranche les cheveux comme les poils d’une bête et incline Mélania vers son destin animal. Dans l’élaboration d’un sortilège, rien n’est laissé aux hasard. Tout est affaire d’alliances entre les pulsions qui s’entraînent les unes les autres, comme l’engrenage d’un automate infernal. Après que le « client français » ait arraché à Mélania ses derniers cris humains, se relève une pure force de destruction, l’irrésistible aimant des pulsions de mort. 
Pour les Symbolistes et Décadents, la femme fatale possède un autre nom : la Bête. Et l’or est la peau de cette bête, luisante de toute l’attraction des « bas désirs ». Les robes de Mélania sont du même or que celle de Salomé peinte par Gustave Moreau ; non un métal étincelant mais un jaune sombre et sournois, comme si un soleil noir brûlait en son cœur. Mélania se sépare de cette peau ainsi d’une mue, avant d’être livrée à la violence des clients. Pourtant, l’instant d’avant tuméfié, le corps se dresse, blanc et indemne. Son corps en fusion se recompose-t-il en permanence ? Meure-t-elle à chaque client ? Est-elle toujours relevée par un double, une autre Mélania ? Dans la logique de l’économie du crime, le corps prostitué, qui n’existe que dans un usage, se situe en dehors des sphères de l’affection ; son destin est d’être infiniment remplacé. Tantôt volatile, tantôt pétrifiée, Mélania possède une matérialité instable ; quand le Mal dansera son triomphe, elle ne sera plus que cette « combustion » dont parle J.K. Huysmans à propos de la robe de Salomé ; comme une Jeanne qui ne subirait plus le martyre des flammes mais en tirerait une infernale jouissance.

2. Le succube



La force de Mélania, son existence même, résident dans le désir de possession qu’elle révèle. C’est la règle primordiale des vampires qui ne peuvent entrer dans un lieu sans y avoir été préalablement invités. Ce sont toujours les victimes qui écartent les gousses d’ail et ouvrent en grand les fenêtres des chambres ; la gorge déjà tendue dans l’attente de la morsure.
Seymour regarde la danseuse nue sur l’estrade du night-club, ferme les yeux et, lentement, les images s’assourdissent ; nous descendons dans le monde sous-marin des fantasmes. Mélania apparaît, glisse jusqu’au jeune homme, l’enfourche, et pèse sur lui dans un lent mouvement de va-et-vient. L’activité du succube se confond avec une très concrète « figure imposée » des boîtes de strip-tease : le lap dancing, lorsqu’une danseuse « chevauche » un client et le mène à l’orgasme par ses frôlements. Cette pratique n’admet qu’une règle : il est formellement interdit de toucher la danseuse. Le corps féminin, soumis à une loi supérieure, devient l’objet d’une terreur sacrée, d’un tabou. Cette entrave au désir de possession se prolonge sur le territoire de l’homme aux chiens, le lieu des pulsions tenues en cage et muselées. Chez Terence Fisher, dans la veine naturaliste du film fantastique, les pulsions inassouvies font retour sous la forme des créatures du chaos, les vampires, les loups-garous, les cadavres vivants. De la sexualité pleine et offerte de la danseuse, mais inaccessible, Seymour étire une figure du manque, un vampire pâle et lointain. Seymour offre à Mélania une seconde naissance ; il reproduit l’action de Boyan – extraire un corps d’un autre corps – mais confère à Mélania sa plus haute forme de puissance : une figure formée dans la jouissance négative du lap dancing, qui demeurera intrinsèquement intouchable, inaltérable. Seymour peut pénétrer Mélania ou tenter de la racheter, il ne la possèdera jamais. 
Lorsque Seymour revient dans la boîte de nuit et s’évanouit à nouveau devant la danseuse, l’hypothèse d’une structure circulaire s’offre à nous. Tout le film se serait déroulé en un instant pendant la première catalepsie de Seymour (a-t-il pensé, en voyant la fille sur scène : « je donnerai tout pour elle ; oui, je pourrai même trahir mon ami. » ?). Seymour ferait la même expérience que le novice Romuald dans La Morte amoureuse de Théophile Gautier : il suffit d’une minute, d’un seul regard sur une femme, pour perdre l’éternité.

3. Les larves



Mélania est une créature construite tout au long du film ; elle n’en fini pas d’être renouvelée, façonnée, renforcée. Dans les terres primitives de la Bulgarie, un nouveau rituel magique l’attend. Trois éléments le composent : le rasage du sexe de la danseuse, la masturbation de l’homme sauvage et la présence furieuse des chiens. Boyan porte Mélania sur les terres de l’homme aux chiens, mais c’est à la danseuse qu’il rase le sexe. Le corps de la danseuse peut bien se substituer à celui de Mélania : ce qui est visé est le sexe féminin en tant qu’objet partiel, ne renvoyant plus à une figure déterminée. Alors qu’il se masturbe, la bouche de l’homme aux chiens devient une gueule écumante, ses dents des crocs ; figure transitoire entre l’homme et la bête, il rend fertile le circuit faisant passer Mélania dans la meute et la meute dans Mélania. Le sexe appartient désormais au monde des chiens, il n’apporte plus le plaisir mais la dévoration, plus la naissance mais le cannibalisme. Mélania est alors moins une femme, qu’un territoire, cette « latitude zéro » où les pulsions se raccordent et s’actualisent sous leur forme la plus violente, « préalables à toutes différenciation de l’homme et de l’animal *». 
Dans La Vie nouvelle, la « latitude zéro » serait une intériorité propre au film, à la fois sa négation et la réserve de tous ses possibles : la coupe, ce 24e de seconde – zone de néant imperceptible – qui permet la métamorphose des figures. Si Jacques Tourneur l’avait fait remonter dans l’image même (dans ces zones d’ombres où Iréna se transformait en panthère), Philippe Grandrieux nous fait pénétrer à l’intérieur de ce « sommeil subliminal de la raison ». Des choses translucides que nous ne pouvons nommer ni décrire, mais que, confusément, nous reconnaissons, errent dans les ténèbres. Ces larves semblent s’accoupler ou se dévorer au hasard de leurs pulsions en un terrible festin nu, s’arrachant des morceaux de chair palpitant encore d’on ne sait quelle vie. Et Mélania, ayant définitivement perdue toute stature humaine, marche à quatre pattes, dévore une autre créature et, abominablement repue, se couche sur le flanc. En trahissant son ami pour posséder la femme, en le livrant aux chiens, Seymour confond les trois chairs : la chair idéal de la femme aimée, la chair animale, fourmillement de pulsions avides, la chair à vif de l’ami assassiné. Seymour entre dans le monde le plus dégradé qui soit ; il ne pourra plus toucher une femme sans entendre cette atroce chanson, une plainte mi-enfantine, mi-animale. Son enfer est désormais la chair de l’autre. 
Encore une fois, les vampires ont de la chance : la damnation a fait disparaître leur reflet des miroirs.
Stéphane du Mesnildot

* Gilles Deleuze, L’image-mouvement, ed de Minuit, 1981, p. 174
Texte paru dans La Vie nouvelle (Leo Scheer, 2005)