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vendredi 6 avril 2012

Joseph Cornell : le monde dans une boîte

On pourrait aller à Londres rien que pour acheter des livres. A Waterstones, la librairie de Piccadilly, je trouve le bel ouvrage de Diane Waldman : «Joseph Cornell, Master of Dreams».


Missing Girl (1962)


Joseph Cornell (1903-1972) vivait à New York avec sa mère et son frère handicapé, pas totalement retiré de la vie artistique de son temps, mais timide et rêveur.
Cette existence de reclus a-t-elle motivée sa passion pour les boîtes et les miniatures ?
Son idéal féminin était par dessus tout les ballerines, soit des filles-poupées, tournoyant sur les scènes des théâtres, comme Olympia l’automate d’Hoffman.
Miniature encore que Rose Hobart (1936), collage de fragments de East of Borneo et chef-d’œuvre de l’expérimental pop.  Couper, démonter et remonter les mouvements de Rose Hobart, c’est en faire sa propre ballerine-automate. D’ailleurs, le film original était l’œuvre de George Melford, cinéaste qu’on aurait bien oublié s’il n’avait réalisé la version espagnole du Dracula de Browning avec la belle Lupita Tovar et le cabot élégant Carlos Villarias, tourné à la nuit tombée dans les mêmes décors que la production Universal. Un cinéaste dont le destin passe ainsi par la copie et la reproduction. 
Cornell aimait Rose Hobart, mais aussi Lauren Bacall et Edy Lamarr... Peut-être aimait-il la belle actrice d’Extase de Machaty pour son autre carrière, moins connue,  de physicienne sous le nom de Hedy Kiesler Markey qui avec son ami le compositeur George Antheil (Le Ballet mécanique) déposa un brevet de codage des transmissions, appelé «spectre»,  utilisé pour guider les torpilles américaines, mais qui servit plus tard aux  communications de la NASA avec la navette spatiale et est à l’origine du... wifi. (la fiche Wikipedia d’Edy Lamarr ici)

Sans titre (1932)

Joseph Cornell créait donc des boîtes où il collait ses rêves victoriens d’enfants-étoiles, de perroquets et autres oiseaux fantastiques, de danseuses, de fillettes kidnappées dont l’avis de recherche est à jamais conservé. 
(Sur Edith Kiecorius lire ici)
Les boîtes de Cornell, où les figures et objets sont multipliés et séquencés, sont déjà des films et donne vie et mouvement à ses fétiches. La boîte de Cornell serait donc un cercueil inversé où les objets abandonnés du monde sont recueillis pour être ramenés à la vie.
Avec Hamlet, Joseph Cornell pourrait dire : «Je pourrais être enfermé dans une coquille de noix et me regarder comme le roi d'un espace infini.»

The Crystal Cage (1942)

Swiss Shoot the Chutes (1941)



Rose Hobart (extrait)





samedi 19 mars 2011

Vampir, Cuadecuc de Pere Portabella‭

 

Persistance du vampire


J‬’ai rêvé que je me promenais dans un très vieux château‭… ‬il y avait des cercueils et,‭ ‬dans ces cercueils,‭ ‬des femmes,‭ ‬ni mortes ni vivantes‭…

Vampir Cuadecuc de Pere Portabella‭ (‬1973‭)‬,‭ ‬le plus grand film expérimental vampirique,‭ ‬s'est‭ ‬également construit à l'intérieur d'un autre film,‭ ‬comme le ver se nourri d’un cadavre.‭
En‭ ‬1969,‭ ‬Pere Portabella,‭ ‬un des fondateurs dans les années‭ ‬60‭ ‬de l’école de Barcelone filme le tournage‭ ‬d’El conde Dracula une nouvelle adaptation du roman de Bram Stoker par Jess Franco.‭ ‬Vampir Cuadecuc,‭ ‬tourné en‭ ‬16‭ ‬mm noir et blanc,‭ ‬muet‭ (‬si l’on excepte ses dernières minutes‭)‬,‭ ‬apparaît avant tout comme une version expérimentale du roman de Stoker.‭ ‬Cuadecuc‭ ‬signifie en catalan la queue du ver,‭ ‬cette queue qui,‭ ‬comme le vampire,‭ ‬repousse toujours si on la coupe.‭ ‬Cuadecuc,‭ ‬vampir‭ ‬est‭ ‬le vampire du vampire,‭ ‬le parasite au‭ ‬cœur‭ ‬d’El conde Dracula.
Portabella a réalisé le projet‭ ‬fantasmatique‭ ‬des cinéastes‭ ‬travaillant la reprise d’images‭ ‬:‭ ‬être‭ ‬là au moment du geste inaugural et toucher du doigt l’origine des images.‭ ‬Cuadecuc,‭ ‬vampir
offre le cas singulier d’une copie naissant à l’instant précis de l’exécution de l’original ‭; ‬comme si un‭ «‬ found footage ‭» ‬pouvait être travaillé,‭ ‬non en laboratoire,‭ ‬mais lors du tournage de son film de référence.‭ ‬Cuadecuc,‭ ‬vampir‭ ‬a été‭ ‬impressionné sur une pellicule pour bande-son qui élimine les gris intermédiaires.‭ ‬Avec ses noirs charbonneux et ses blancs‭ «‬ brûlés ‭» ‬qui dévorent l’image,‭ ‬il possède alors le pouvoir d’envoûtement de ces films des origines,‭ ‬presque effacés,‭ ‬parvenus jusqu’à nous à travers plusieurs générations de contretypes.‭ ‬Ses personnages semblent d'ailleurs tous un peu transi,‭ ‬comme ces acteurs du muet sidérés par leur naissance au visible.‭
La photographie‭ ‬cramée‭ ‬de‭ ‬Vampir Cuadecuc,‭ ‬telle une empreinte au pochoir,‭ ‬porte déjà en elle‭ ‬le principe de reproduction.‭ ‬Cette plastique ‬se retrouve aussi bien‭ ‬dans‭ ‬les BD de Guy Peelaert‭ (‬Pravda la survireuse) ‬que‭ ‬dans‭ ‬les sérigraphies solarisées d’Andy Warhol.‭ Comme un test‭ ‬de‭ ‬Rorschach,‭ ‬le film de Franco se plie sur lui-même et nous en observons les taches énigmatiques :‭ ‬notre histoire personnelle des vampires,‭ ‬écrite avec ces ombres,‭ ‬les traces laissées en nous par le roman de Stoker,‭ ‬les films de Murnau,‭ ‬Browning et Fisher.‭






Vampir, Cuadecuc de Pere Portabella passe au Jeu de Paume, dimanche 20 mars à 17 heures, présenté par Jean-Pierre Bouyxou.‭

Le jeu de paume

dimanche 5 décembre 2010

dharma guns ossang cinémas de l'interzone (Belfort 2)






Une journée qui commence avec les morceaux choisis des Histoire(s) du cinéma et finit avec Dharma Guns, le dernier Ossang encore inédit. La connexion est évidente entre deux "trips cinémas". Le rêve du cinéma lui-même, comme une voix qui vient de l'intérieur du cinéma ;des visages de filles qui ne sont jamais plus beaux que lorsqu'ils sont surimpressionnés par les images. Julie Delpy, Sabine Azéma, muses idéales et fatales beautés. Le film est un pont vers ce fameux territoire des fantômes. Celui-là où le soir, Ossang nous emporte. Heurtebise punk-rock qui toujours nous ouvre le chemin. La Jetée, Alphaville, Dharma Guns, les films de l'Interzone ou comme dit Ossang, prolongeant Vigo "le cinéma art du sommeil hanté". L'homme qui, voyageant dans le temps voit sa propre mort non dans le futur mais dans le passé, le détective qui entre dans la ville des morts et en ramène une femme, incarnation de la poésie. Ici dans Dharma Guns un homme, coincé dans un hôtel hanté, sur une terre volcanique qui n'est ni la mort ni la vie, écrit un script, manuscrit placé sous haute surveillance, qui permettra le voyage dans le temps. En échange du script il retrouvera son amour Délie (c'est Elvire, notre Musidora), que l'on dit folle, séquestrée par Ewers, sinistre Herr Doktor.



On trafique beaucoup dans Dharma Guns, les secrets pharmaceutiques, les armes bactériologiques, les clés ADN fatales... mais surtout Ossang est le dernier trafiquant d'argentique, l'hallucinogène ultime, le psychotrope qui se diffuse dans la rétine. Il faut voir la terre et les nuages noirs des Açores ; il faut voir la transparence des rideaux d'une chambre d'hôtel, gaze et éther dreyeriens ; il faut voir l'air s'emplir de poussière fluorescente et dorée à l'intérieur du noir et blanc ; il faut voir les murènes dans l'aquarium comme les fantômes biologiques qui annoncent le vampire chez Murnau.
La nuit, je rentre à l'hôtel avec Jerome de Missolz qui m'apprend que Roky Erickson, le rocker fou à lier de 13th Floor Elevators qui n'est jamais redescendu du 13e étage, joue à Rennes cette semaine. Il me raconte qu'il a filmé Yves Adrien en Chine, envoyant du Suicide à fond dans leur chambre d'hôtel. A travers la ville glacée nous parlons encore de Jeunes filles en uniforme de Leontine Sagan dont Herta Thiele, la sublime héroïne, refusa d'être l'égérie aryenne de Goebbels et dont une grande partie de l'équipe mourut en camps.



samedi 20 juin 2009

Jean-Pierre Bouyxou, le Fantômas de la cinéphilie




Le Frankenstein de Jean-Pierre Bouyxou est sorti aux éditions Premier Plan en 1969, l’année de ma naissance. Il a donc fallu 13 ans, précisément, pour qu’il atteigne la devanture d’une librairie de cinéma à Aix-en-Provence et que je m’arrête, fasciné par la couverture noire encadrant le portrait de Boris Karloff. Croyant surtout glaner quelques informations sur les films de James Whale, je découvrais bien plus encore : toute la série Hammer, des improbables « nudies », une fascinante photo de Wendy Luton (ce qui à 13 ans justifiait aussi l’achat du livre) mais aussi le passage en fraude de l’Underground avec Philippe Bordier, Jonas Mekas et le Living Theater.
Mais surtout, comme pour contredire la solennité de la couverture, quelques crises de fou rire provoquées par un langage alerte, sans rapport avec celui des autres critiques ou écrivains sur le cinéma. : « Il eut été dommage de ne pas grouper, au risque de redéranger quelque peu la chronologie, ces trois comprimés d’imbécillités, les films les plus ineptes qu’Hollywood ait jamais produit. Il est difficile de se faire une idée exacte de la laideur, du crétinisme de ces trois splendides navets. » (De I was a Teenage Frankenstein à Frankenstein’s Daughter).
Bouyxou n’apparaissait certes pas comme un maître à penser mais plutôt en pote cinéphile nous racontant ses poilades et enthousiasmes pour les pellicules super 8 de culturistes, destinées à une public « averti », les « Furakenstein » japonais et l’Underground bordelais.



Donc, au fil des années, au gré de numéros de Vampirella, de Métal Hurlant, aux génériques des films de Jean Rollin, dans des entreprises aussi étranges que la revue Fascination consacrée à l’érotisme de la Belle Epoque, se composait un très hétérogène, pour ne pas dire frankensteinien, personnage. Créature qui fut finalement croisée à la cinémathèque, après une projection de The Queen of Sheba Meets the Atom Man de Taylor Mead (dont le titre est à lui seul un résumé de la geste bouyxienne).
Finalement, c’est à la rétrospective de l’avant-garde française organisée en 2000 à la Cinémathèque que nous avons découvert les films réalisés par Jean-Pierre Bouyxou, ou du moins ceux ayant survécu (car Bouyxou n’est pas, et on peut parfois le regretter, l’archiviste de sa propre vie) : Graphity (“Nos films voulaient être aux films traditionnels ce que les graffitis de chiotte sont à la grande littérature”). et Satan bouche un coin (où joue Pierre Molinier).
Pour Bouyxou, ni dieu, ni maître et encore moins de frontières entre les catégories : fantastique, érotisme, expérimental, chef-d’œuvres ou navets. Logique pour l’un des plus actifs ambassadeurs de Pierre Molinier, l’artiste de toutes les hybridations.



Pour finir.

On peut lire sur le forum de Mad Movies les inquiétudes d’un jeune cinéphile :
« Est-ce vrai qu'un jour Les Cahiers du Cinéma ont vraiment titré "Les procédés foireux de Argento la pute" ou quelque chose comme ça? »
Nous savons bien que non, Les Cahiers du cinéma n’auraient jamais osé un tel titre, mais que cette phrase est à mettre au compte des nombreux forfaits de Jean-Pierre Bouyxou, le Fantômas de la cinéphilie.


Entretien avec Jean-Pierre Bouyxou















dimanche 3 mai 2009

Silêncio de FJ Ossang




Entretien avec FJ Ossang

Primitive Kino !



Retrouver la puissance brute du son avec le punk et la musique industrielle, la force visionnaire du mot à travers Burroughs, l’énergie primitive de l’image en revenant au cinéma muet. Chaque film propulse le cinéaste et ses spectateurs vers des terres inexplorées : le Paris « feuilladien » où s’affrontent les sociétés secrètes de L’Affaire des divisions Morituri ; la terre volcanique du Trésor des îles chiennes, ultime refuge de Nosferat le roi des rats ; l’Amérique du Sud de Docteur Chance, repère d’aventuriers et de trafiquants. Ballade portugaise muette et en noir et blanc, portée par la musique hantée de Throbbing Gristle. Silêncio est un concentré absolu du cinéma d’Ossang : un « Land Movie » qui commence dans le « calme nucléaire absolu » d’un champ de mégalithe, traverse les forêts de Murnau, pour atteindre de grandes métropoles d’aciers. La nature n’est jamais morte, elle bruisse, scintille, palpite ; seul le cinéma muet nous permet d’entendre les herbes se coucher en un cri. Ossang irradie ses images, éprouve leurs limites en d’aveuglantes surexpositions. Car le film est aussi un poème dédié à deux astres, le soleil et la femme, et il se brûle à vouloir les regarder en face.

Découvrir un nouveau film d’Ossang est une belle surprise.
Silêncio est un film très libre, tourné l’été dernier, sans aide. Au départ, il s’agissait d’une commande du Festival Temps d’Images, faisant collaborer un cinéaste et quelqu’un des arts de la scène. On m’a proposé de filmer en vidéo mais ça ne m’intéressait pas. Je me suis donc embarqué pour le Portugal avec Elvire, un opérateur, une caméra 16 mm et 7 boîtes de pellicule noir et blanc. Comme le sujet du film était le silence, j’ai tourné un « silent movie », avec des intertitres et une bande son.





Pourquoi le Portugal ?
J’étais au Portugal en 86-90, du côté d’Alentijo, et il y avait des lieux que je n’avais pas filmés. Silêncio est une sorte de documentaire affectif. Nous l’avons tourné en une semaine, dans des conditions de lumière limite. On se levait à 4h du matin pour saisir le point du jour.

Finalement le film est allé plus loin que sa commande.
Le film était produit par ma propre société Oss/100 films et par Chaya films. C’était au départ une entreprise irrégulière, et pas du tout un film subventionné. Mais comme il a plu à France 2, ça m’a permis de le gonfler en 35 mm. Tout relève du miracle puisque ça s’est également très bien passé avec Throbbing Gristle pour la musique.





Comment est venue l’idée de la musique
J’avais été invité par Nicole Brenez et la Cinémathèque française pour des séances consacrées au « Cinéma des poètes ». Il y avait essentiellement des rockers, Lydia Lunch, Richard Hell et Tav Falco. Ensuite Lydia et moi étions conviés au Nouveau Casino pour faire une espèce de mix. À l’ouverture de la session, elle a commencé par Convincing People de Throbbing Gristle en version live. Moi qui revenais de Buenos Aires, complètement « jetlagé », je me prends dans la gueule la musique… extraordinaire ! Au moment du montage, ça m’est revenue comme une mémoire fantôme, une greffe. Une fois que j’ai regardé les images avec la musique, je ne pouvais plus revenir en arrière ; c’était comme si elle avait été écrite pour le film. Avec Throbbing Gristle et Genesis P. Orridge, nous sommes de toute façon des conspirateurs burroughsiens. C’est le pouvoir des sociétés secrètes !





C’est un film complètement à contre-courant des images dominantes.
On a tourné avec de la 65 ASA, sans éclairage additionnel, avec juste le soleil, le vent et la nature. Je voulais retourner au primitif, à la simplicité, à l’essence : pas de dialogue, pas de numérique, pas de virtualité. La question était de savoir où était le réel. La caméra elle-même était bricolée : on avait des objectifs récupérés sur une caméra 35, adaptée à une vieille Aaton 16, première génération, de 1972. Faire un film avec rien, comme un opérateur Lumière, m’a redonné une force extraordinaire.

Les paysages eux-mêmes ont cette force archaïque.
Il y a le champ d’éoliennes dans ce qui est un peu le Cap Canaveral portugais ou bien le champ de mégalithes qui est le plus grand de la péninsule ibérique. Le film commence par les mégalithes et fini avec le grand pont en fer et les éoliennes. Entre les deux, il y a quelques éléments du temps humain et le passage de la féminité dans ce monde de brutes : Elvire ! Tout le montage s’est fait de cette manière avec l’idée du trajet d’est en ouest, de la protection à l’ouverture.





Quel sera le sujet de votre prochain long métrage, La Succession Starkhov ?
Le vrai sujet du film sera le réel qui se dérobe. Ce sera un voyage au pays des morts, un rêve éveillé avec un arrière-plan de haute conspiration. Rien bien sûr ne se passera comme on s’y attendait, la mort se faisant toujours reconnaître par surprise ! Normalement, le film devrait être tourné entre l’Auvergne et l’Amérique du Sud.

Comment allez-vous raccorder ces deux pays ?
J’ai un rapport organique, tellurique, aux formes élémentaires. Lorsqu’on est dans une équivalence d’altitude, les paysages commencent à se raccorder. En Amérique du sud, on trouve des endroits qui ressemblent à l’arrière-pays niçois. Comme c’est un continent d’amplitude large, on peut traverser 1 000 km de pampa, 300 km de montagne.

Silêncio est donc le coup d’envoi des nouveaux films d’Ossang ?
Silêncio, que j’ai tourné comme mes premiers films, est comme une nouvelle naissance. Je suis sorti des temps difficiles qui ont suivi Docteur Chance. De plus, comme c’est un film que beaucoup de gens aiment, il agit de façon très positive pour mon long métrage. J’avais besoin de revenir à une forme de « primitive kino » pour redémarrer.

Propos recueillis par Stéphane du Mesnildot
Paru dans le Quotidien du festival de Clermont-Ferrand
31 janvier 2007

Image : Damien Rossier

jeudi 16 avril 2009

Entretien avec Philippe Grandrieux (La Vie nouvelle)






C'est après avoir réalisé en 1996 Retour à Sarajevo, un documentaire, que vous avez entrepris Sombre.
Oui, au départ, il s'agissait d'une commande d'Arte ; l'idée c'était de retournera Sarajevo avec Sada, une Bosniaque qui avait passé toute la guerre en exil à Paris. Au fur et à mesure du travail, je me suis rendu compte que ce n'était pas si simple. J'étais un peu passé à côté de cette guerre ; Je m'y étais intéressé comme on peut le faire depuis Paris. C'était une semaine après les accords de Dayton et la situation n'était absolument pas stabilisée, Sarajevo était encore entourée par les Serbes.
En même temps, je ne suis pas prédisposé à être un reporter de guerre ; ce n'est pas mon histoire, cette peur-là ne m'excite pas. Nous avons pris un des premiers bus qui rentraient à Sarajevo et le voyage a été invraisemblable. Nous avons traversé des paysages dévastés : 300 kms de ruines entre Split et Sarajevo ; un voyage, pendant des heures et des heures de cars, à travers un fragment d'histoire absolument fracassé. Nous étions tout le temps arrêtés, contrôlés, et nous ne savions absolument pas par qui. Je n'étais jamais allé physiquement dans un paysage de guerre. Le film a été une expérience incroyablement forte parce qu'il m'a placé face à une responsabilité, un engagement. Si je ne m'étais pas affronté à toutes ces questions, à ma propre histoire et à mon rapport à l'histoire, je ne me serais peut-être jamais engagé dans un long métrage. À ce titre, ce film m'a semblé décisif.

La Vie nouvelle a été un retour aux pays de l'Est. Qu'avez-vous trouvé là-bas?
Le chaos est installé, il carbure, c'est impressionnant ; les ruines sont partout. Ce ne sont pas seulement des ruines d'immeubles, ce sont des ruines psychiques ; il y a une dévastation complète des gens ; ils sont dans une difficulté énorme par rapport à leur identité et à ce qu'ils ont pu vivre. Entre les occupations multiples, les régimes, tous plus dictatoriaux les uns que les autres, la présence très puissante des multiples mafias, tout cela fabrique une réalité à la fois sociale, politique et historique ravagée mais aussi une réalité psychique à l'image de ce désastre. C'est comme s'il y avait eu un tremblement de terre.


On retrouve cela au début de La Vie nouvelle, lorsque la caméra se rapproche en tremblant d'un groupe de personnes dans la nuit.
Oui, il s'agit d'un peuple qui traverse la nuit en marchant. On peut alors pensera d'autres formes de regroupements tragiques qui appartiennent au XXe siècle ; ceux liés à la Shoa, à la déportation. C'est une image qui convoque une sensation très complexe, très dense. La Vie nouvelle est fabriquée d'événements de cet ordre.

Quelle importance accordez-vous à la narration ?
Je pense que la structure narrative est comme une fondation ; pour La Vie nouvelle il ne fallait pas « accomplir » la narration, l'inscrire dans une sorte de diégèse mettant en scène la psychologie des personnages. Il s'agissait plutôt d'un soubassement qui permettrait d'attraper quelque chose de la réalité des pays de l'Est et de faire entrer en résonance le chaos extérieur avec le chaos psychique ; tout cela conduit à une inquiétude plus grande, plus archaïque sur la sexualité, sur notre bestialité toujours présente. Ce qui reste du scénario original ce sont des traces qui permettent de tisser un mouvement minimal. C'est la fameuse anecdote d'Hitchcock, « boy meets girl », ou encore les westerns, qui sont exemplaires. Un homme arrive, il y a un saloon, une chanteuse dont il tombe amoureux, les méchants, ils se battent, il ne peut pas avoir la femme et repart dans le soleil couchant.
Le cinéma est fabriqué avec des choses très concrètes et archétypales. Elles nous font comprendre quelque chose de nous-mêmes et du monde ; comment nous l'inventons et le redessinons avec notre propre histoire. Moi, j’aime les films qui nous laissent très seuls face à eux. On voit le film et on se dit « Mon Dieu ! Qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce qui m'est arrivé ? Qu'est-ce que j'ai vécu et ressenti ? ». Pendant mes études de cinéma à l'INSAS j'ai vécu ça devant trois films : Hôtel des invalides de Franju, un documentaire sur le musée des gueules cassées. Je ne comprenais pas ce que je voyais ; j'avais 19 ans et je n'avais vu du cinéma que James Bond et Les Canons de Navarone ; je l'ai aussi ressenti avec Moïse et Aaron de Straub et Huillet et Le Marchand des quatre saisons de Fassbinder. Après bien sûr, on voit Mizoguchi, Pasolini, mais je me souviens de ces films comme trois objets « irréconciliables », comme diraient les Straub.

Une des séquences les plus étonnantes de La Vie nouvelle est filmée avec une caméra thermique. Quel est l'usage premier de cette caméra ?
C'est une caméra qui sert essentiellement aux ingénieurs pour des opérations de résistance des matériaux, pour déceler, par exemple, des défauts dans des pièces. Ces caméras sont étalonnées en fonction d'une échelle de température, entre 28 et 35° ou au contraire 10°. La caméra transforme les variations thermiques en niveaux de gris. C'est une caméra qui n'a besoin d'aucune émission lumineuse.

Vous avez filmé la scène dans le noir complet ?
Oui. Les acteurs étaient dans le noir total, moi seul voyait dans l'objectif. En revanche, il m'arrive parfois de tourner les yeux fermés et ça devient une perception plus animale, instinctive : sen tir le corps de l'acteur, se déplacer, le perdre, revenir sur lui, mais à l'aveugle. Cela peut arriver sur un fragment de mouvement dans une scène. Cette scène, presque originaire, nous est apparue très tôt avec Éric Vuillard, le coscénariste. Nous avions travaillé sur un projet qui s'appelait Une histoire naturelle du mal. Je lui avais demandé d'écrire une scène se déroulant dans la nuit totale, dans une espèce de cécité absolue. Elle se déroulait dans une sorte d'enfer. Il y avait des groupes d'hommes et de femmes accomplissant des gestes énigmatiques, des bouts d'organes au sol, comme les restes d'un festin cannibale ; une chose très ancienne comme une rumeur du fond des âges. C'était une fiction sur nos origines, en rapport avec Totems et tabous de Freud : le meurtre du père par la fratrie, un acte d'une violence extrême qui fonderait la possibilité de toute civilisation.







Mélanie devient une sorte d'animal, comme la féline de Tourneur.
Oui, Cat People est un film qui a travaillé La Vie nouvelle dans cette relation à la bestialité, le fantasme et la transformation. Mélania devient une femme extrêmement dangereuse qui, en même temps, est une victime. Elle est peut-être le diable lui-même ; en tous cas, c'est une figure très inquiète de la sexualité. Mélania est une figure close, qui ne donne rien, et ne semble pas éprouver grand chose. Le jeune Américain va se fracasser contre cette dureté et entendre quelque chose sur la nature de son désir.
La fin est terrible. La caméra thermique, la transforme en une espèce de bête, le corps taché, troué, la bouche entrouverte ; on a l'impression qu'elle avale quelque chose de vivant. C'est une image de cauchemar. Le cinéma est traversé par ces métamorphoses. Lorsqu'un corps très beau devient soudain terrifiant. Il y a cette menace incluse dans la beauté ; la menace de sa dissolution, de sa défaite.

Peut-on la définir comme une créature fantastique ?
Mélania est un corps que Boyan construit, il la manipule, lui tranche les cheveux... Quant à Seymour, il l'invente à partir d'un fantasme, d'un autre corps, celui de la danseuse. Elle apparaît entre les rideaux de perles qui scintillent et elle disparaît ; à ce moment, le fantasme s'est cristallisé pour le jeune Américain. Il n'aura de cesse de le faire passer dans la réalité. Mais on ne peut pas faire passer un fantasme dans la réalité, c'est très dangereux. Cela, Seymour n'en sait rien.

Nous sommes mis en présence de corps et de pulsions très archaïques. La peur que l'on éprouve nous ramène, par exemple, à Murnau et Nosferatu.
C'est le cinéma tout entier qui est fondé sur cette question-là. Aujourd'hui, le cinéma a pris la direction d'une sorte de psychologie besogneuse ou d'un débordement du spectaculaire, des effets spéciaux. Il n'y a plus ce saisissement, cette peur d'être confronté à ce qui ne doit pas être vu, su ou entendu. Dans son principe même de montage, dans la coupe, le cinéma est fabriqué avec ça : 1/24° de seconde plus tard, nous sommes ailleurs, dans un autre possible. Nous sommes sans cesse sous la menace que quelque chose d'autre peut arriver.

Vous cadrez-vous même le film, quelle caméra utilisez-vous ?
Une 35 Arriflex 4S, je crois, très lourde. Nous n'avons pas pu avoir une caméra plus sophistiquée et plus légère. Pour des questions de coût, mais aussi parce que nous nous y sommes pris assez tardivement dans les réservations de matériel. La caméra doit peser près de 25 kilos avec les magasins, mais le poids fait aussi parti de la mise en scène ; il faut opposer à cette pesanteur une force d'arrachement.

Vous n'utilisez pas le Steadicam ?
Non, je n'aime pas ça du tout, j'ai l'impression d'un mouvement de missile.

Et pour la mise au point, le travail des flous ?
Elle est faite par un pointeur. Je lui dis : « là on perd le point, rattrape-le, etc. » Je parle tout le temps quand je tourne, aux acteurs, aux techniciens, à moi-même...

Vous effectuez des changements de vitesses à l'intérieur même des plans.
Oui, au début du film, on descend à 12 i/s puis 8. Lorsque Mélania danse en tournant sur elle-même, les vitesses sont très faibles. Au début c'est à 24 et à la fin c'est 5 ou 6 i/s, lorsqu'elle tourne et se change en une sorte de flamme blanche. C'est un mouvement vibratoire qui aspire la lumière. Mélania devient un trou noir, avec tout ce que cela entraîne de fantasmes.







Tout a été réalisé devant la caméra, sans travail de laboratoire.
La seule chose réalisée au labo, ce sont les noirs très denses. Les noirs sont toujours un problème au cinéma. Soit on éclaire beaucoup pour avoir des contrastes, soit on n'éclaire pas vraiment et les noirs deviennent gris. Comme je voulais des noirs très profonds sans qu'il y ait trop de lumière sur le plateau, tout le film a été transféré sur un internégatif. Ce qui ne se fait pas habituellement. Nous sommes arrivés à cette qualité de noir et de brillance.

Comment avez-vous choisi les acteurs ?
Pour Zach Knighton, le jeune Américain, j'ai fait un casting à New York. Pour Marc Barbé, c'était impossible qu'il ne soit pas là. C'est un immense acteur, quelqu'un avec qui j'ai envie de continuer à explorer, même si je ne sais pas encore sous quelle forme. Pour Boyan, j'imaginais quelqu'un de beaucoup plus âgé. Mais je suis allé au théâtre à Sofia et j'ai vu Woyzeck monté par une troupe de Budapest. J'ai été fasciné par Zsolt Nagy, par la façon dont il bougeait.

Il m'a fait penser à Klaus Kinski. Aimez-vous les films de Werner Herzog ?
Oui, beaucoup : Aguirre, Cœur de verre, Fata Morgana, tous ces films-là. Sa relation avec Kinski était incroyable. On ne peut faire des films que de cette façon. Pour Mélania, je cherchais quelqu'un venant de l'Est, il y a eu un casting à Kiev, Moscou, Prague. J'étais en contact avec une actrice à Kiev, mais ça n'a pas abouti. J'ai cherché ailleurs et j'ai rencontré Anna Mouglalis.

Quelle place accordez-vous à l'improvisation ?
Cela relève davantage de l'énergie. C'est difficile à décrire car c'est très intime. Peut-être même obscène, d'une certaine manière, à exprimer avec des mots. Il y a deux mouvements. D'un côté, quelque chose de très précis : la question de la lumière, les types d'essais, de diaphs, d'exposition, de tirage, de choix, etc. Je travaille aussi avec les acteurs, bien sûr. Ce ne sont pas des répétitions, peut être des conversations, mais en tous cas quelque chose qui se travaille. Cependant, au moment du tournage, nous sommes comme dans l'oubli de ce qui aurait été su. Quelque chose d'autre se met en œuvre. Il ne s'agit pas d'improvisation mais plutôt, même si le mot est un peu pompeux, d'inspiration, au sens d'un souffle. Cela dépasse un savoir faire technique ; il ne s'agit pas de mettre en place le plan correctement, de bien l'éclairer, ou de faire en sorte qu'il n'y ait pas d'ombre de perche. Ça appartient à une part obscure inconsciente ; on filme un peu comme on rêve.

Comme avez-vous travaillé avec Stéphane Fontaine, votre chef opérateur ?
Nous avons fait des essais de pellicule, d'exposition ; je lui ai montré des choses qui me tenaient à cœur, notamment Courbet et Rembrandt pour les noirs et les ors. Je voulais des ors jaunes, à la fois éteints et brillants. Nous avons parlé du soleil qui pendant tout le film serait toujours à l'horizon, n'arriverait pas à monter vraiment. Je voulais également pouvoir filmer dans tous les axes et conserver une grande vitesse d'exécution ; chercher les choses au moment où elles sont là. Il y a une scène assez énigmatique : Barbé est en train de dormir, Seymour boit, entre dans sa chambre lumineuse était une ampoule, au fond de la salle de bains.

La photographie de Sombre était extrêmement risquée ?
Sur Sombre, Sabine Lancelin a rendu possible le choix très radical de sous exposer le négatif. Je ne voulais pas que la sous-exposition soit réalisée au tirage Je voulais que le négatif soit atteint, qu'on ne puisse plus revenir en arrière. Donc, il y a des scènes sous-exposé de deux diaphs, ce qui donne ce côtévo au film. Sabine a tenu courageusement ce parti-pris.
Souvent les techniciens cinéma sont dans des soucis qui ne sont pas ceux du film mais de place, de corporatisme, de carrière. Ils ont une sorte de comportement enfantin ; ils se demandent si les producteurs vont être contents, si dans le milieu on va bien parler d'eux. J'ai l'impression d'avoir affaire à des écoliers qui sont tout le temps en train de lever le doigt pour dire : « c'est pas ma faute si c'est flou, si on voit rien si on n'entend pas. » Moi, d'emblée, leur dis que je ne viendrai pas leur reprocher quoi que ce soit : avançons, travaillons, cherchons. En plus, la productrice avec qui je travaille est complètement derrière moi. On s'aperçoit qu'à travers ce corporatisme, ce savoir faire technique, le cinéma disparaît.je voudrais des techniciens qui ne se protègent pas et s'engagent dans l'idée du cinéma. Moi, je m'expose considérablement quand je fais un film. J'en prends les risques.







N'avez-vous pas peur que l'énergie du tournage se perde au montage ?
J'ai une relation très privilégiée avec Françoise Tourmen, ma monteuse. Nous travaillons ensemble depuis plus de 15 ans. Elle a monté presque tous mes films, d'abord les documentaires, puis Sombre et La Vie nouvelle. On ne se raconte pas d'histoire, on n'est pas en train de vouloir sauver quoi que ce soit.
Pour La Vie nouvelle je ne voulais pas voir les rushes, je n'ai pas vu une seule image de tout le tournage. Habituellement, les metteurs en scène vont voir les rushes, ils les interdisent à tout le monde, à part le chef opérateur ; là, c'était un peu l'inverse, tout le monde pouvait les voir, c'est moi qui n'y allais pas. Je n'ai pas cette espèce de sacralisation de la pellicule, du 35 mm ; moi je tourne en 35 comme en DV.
C'est un élément très important de mon cinéma. Avec ma productrice, on sait où on met l'argent : entre autres, on le met dans la pellicule. Si je veux tourner 10 boîtes, j'en tourne 10 et sans états d'âme, sans me dire que ça coûte cher. Ce n'est pas non plus du gaspillage, il ne faut pas être entravé pour que le geste soit possible. Je gardais mon film dans l'œil. Comme je cadre, je l'avais dans la tête. Chaque image, chaque plan était inscrit dans ma mémoire. Je n'avais pas envie de les voir projetés, je voulais les garder à l'intérieur de moi. Françoise est venue avec nous à Sofia et elle a commencé à monter de son côté.
Quand le tournage s'est terminé, elle avait aussi, d'une certaine façon, fini le montage du film. En tous cas, un mouvement du film. Quand je suis remonté à Paris, j'ai commencé à monter deux jours plus tard. Je n'ai pas voulu voir ce qu'elle avait fait ni même l'ensemble des rushes. J'ai commencé par monter les premières choses tournées, parce que j'ai filmé dans la chronologie. Je ne vois pas comment on peut tourner la fin au début ou le début à la fin.
C'est le côté industriel du cinéma : il faut regrouper toutes les scènes qui se passent dans un même décor. C'est totalement grotesque. Comment penser que l'acteur va pouvoir tourner le même jour une scène de début et une scène de fin. Entre, il y a toute l'épaisseur d'un film, tout ce qui a été traversé par l'acteur, par son corps, par ma propre relation au film. Cette recherche de l'« efficacité »peut fonctionner dans un certain type de cinéma, mais, dans celui que j'essaye de faire, c'est impensable. J'ai donc commencé à monter progressivement, comme si j'avais frayé avec Françoise un nouveau chemin. Le film est au travail constamment, à chaque étape, de l'écriture au mixage. À chaque fois, le film est remis sur la table.

Vous avez dit vouloir réaliser le mixage directement sur le plateau ?
J'aimerais bien, j'y arriverai peut-être un jour. Un plan n'est pas le même si on tourne dans un silence total, avec Vivaldi ou avec de la musique industrielle. Si le son est très fort ou très faible, c'est important pour le jeu et pour la façon de filmer.

La musique a été composée par le groupe Étant Donnés.
Oui, ils ont composé trois ou quatre morceaux, juste en lisant le script. Ensuite, j'ai travaillé avec ce son sur le plateau et tout a été fait au montage. Ils sont venus 15 jours à Paris dans un studio voisin de celui où je montais ; on passait constamment de l'image à la musique. Le son s'est fabriqué par couche, épaisseurs successives, comme une pâte sonore qui enveloppe le film.

Quels sont vos projets ?
Avant de faire La Vie nouvelle J'avais écrit un scénario qui devait se tourner aux USA ; je suis un peu en train d'y repenser mais La Vie nouvelle a beaucoup pris sur ce scénario. Comme je ne voulais pas faire Sombre 2, je ne ferai pas La Vie nouvelle 2. J'ai envie de poursuivre la route, mais en empruntant d'autres chemins.

Propos recueillis par Stéphane du Mesnildot







Publié dans Le technicien du film n° 530, février 2003

samedi 4 avril 2009

Carnival of Souls





Les créatures du miroir


L’étrange aventure de Mary Henry est-elle le délire d’une noyée dans son dernier souffle ou un vrai récit fantastique ? A la façon d’un Jacques Tourneur, Herk Harvey ne tranche pas entre les deux hypothèses. Les première paroles de Mary sortant de la rivière sont « Je ne me souviens plus ». Déni et amnésie constitue la duplicité secrète du personnage : ce qui ne doit pas remonter à la surface est le souvenir de sa mort. Sa situation est identique à celle de Fred dans Lost Highway de David Lynch qui, pour échapper à la chaise électrique, construit un univers mental et s’y dissimule.
Les personnages de The Man dans Carnival of Souls et de l’Homme Mystère dans Lost Highway, lointains cousins de Bela Lugosi dont ils reprennent l’apparence et les poses, possèdent d’ailleurs un statut semblable : ils doivent percer l’enveloppe hermétique de l’amnésie pour retrouver le mort en cavale. Les deux espaces et les deux modes figuratifs de Carnival… sont exposés dès les premières images : la surface ensoleillée où la communauté recherche la voiture disparue, et le hors champ ténébreux de la rivière où repose Mary Henry et ses camarades. Autrement dit, l’espace du réel (où Herk Harvey applique son expérience du documentaire) s’articule avec l’endroit secret où se fabrique le fantastique.
En excès dans le réel, Mary est en manque dans l’espace de la fiction. Cette morte obstinée, qui ne se résout pas à faire le deuil d’elle-même, perturbe l’équilibre des mondes. Mary a traversé illégalement cette « membrane qui sépare la vie de la mort, perméable à l’aller seulement, perméable mais non transparente, devenue imperméable au retour. On n’entend rien de l’autre côté de la paroi, on ne voit rien au travers, l’étanchéité et l’opacité de la séparation restent sans défaut (1)"‬



Les héritiers d’Herk Harvey, George Romero (La Nuit des morts vivants) et Lucio Fulci (Frayeurs, L’Au-delà), filmeront la déchirure de la membrane comme une défiguration du réel, décomposant à la fois les chairs et les structures sociales. La membrane peut également se confondre avec la frontière partageant l’éveil et les rêves, bien que le dormeur puisse circuler des deux côtés de cette dernière (mais le lieu du retour est-il forcément celui du départ ? reviens-t-on identique ? s’interroge Pierre Alferi à propos de Mullholland Drive (2)). Le sommeil, qui nous contraint à franchir ce seuil sans jamais savoir ce qui se trouve derrière, est bien une expérience quotidienne de la peur. Comment supporter la dilution de notre identité, la perte même du souvenir de notre vie éveillée ?
Carnival... est bâti sur ces interrogations, ces terreurs qui forment l’essence même du fantastique. Passant dans la rivière comme à travers les miroirs liquides de Cocteau, Mary entre dans la mort comme dans un rêve, en effaçant le moment de son trépas. Carnival... s’inscrit dans cette lignée commençant avec Vampyr de Dreyer et se poursuivant avec Persona, Eraserhead ou encore Dead Man. Dernière œuvre à s’inscrire dans ce courant, The Brown Bunny (2003) de Vincent Gallo, dont le personnage recherche sa fiancée morte dans une Amérique spectrale. Le fantôme lui-même lui apprendra la vérité dans une chambre d’hôtel glaciale, après une fellation qui est comme un pont avec l’au-delà. Ces films ont pour matières la gaze, les ténèbres pâles, les vitres embuées, les brumes phosphorescentes et une diffuse odeur d’éther. Ils évoluent sur les lisières, brouillent les frontières entre les mondes et les identités, les vivants et leurs reflets. 
Avec Psycho, Hitchcock avait déjà tracé un parcours allant des rues calcinées de l’Amérique moderne au monde des terreurs anciennes. De la femme engloutie dans un étang à celle qui émerge de la rivière, on ne cesse de voir affleurer Psycho à la surface des images de Carnival… de reconnaître, épars, ses motifs. On pourrait monter en parallèle la fuite de ces deux conductrices blondes, superposer leurs visages blafards scrutant la nuit, mixer les boucles dépressives de l’orgue qui hante l’autoradio de Mary Henry et les voix du théâtre intérieur de Marion Crane. Des policiers à tête de mort, des détectives et des spectres tentant de les faire revenir dans le droit chemin. En effet, les deux héroïnes ont chacune dérobé un bien interdit pour « neutraliser le malheur », l’existence en fraude de Mary dévoilant la nature symbolique des 10.000 dollars volés de Marion. Même si les deux femmes tentent de refaire leurs vies ailleurs, clandestinement, dans une autre ville, leur destin est indéfectiblement lié à une voiture-cercueil reposant dans une tombe aquatique.
Dans Psycho et Carnival..., le corps féminin introuvable devient la suture entre deux espaces : celui des vivants, défini par le social et l’économie, et celui des morts, territoire archaïque où se joue le « carnaval des âmes ». Marion et Mary ne cessent de franchir les ponts, d’entrer dans les miroirs, de disparaître dans les collures.Mary passe dans l’au-delà de deux façons distinctes. Dans la première, son âme est attirée vers la rotonde en un glissement psychiques, un enchaînement de plans vides et presque fixes ; dans la seconde sa présence physique est effacée du monde réel ; tout contact est rendu impossible avec les vivants mais elle continue d’errer parmi eux. Harvey nous fait épouser le point de vue d’un fantôme ignorant sa nature, idée novatrice (2) qu’exploiteront plus tard Sixième sens (1999) de M. Night Shyamalan, Les Autres (2001) d’Alejandro Amenabar ou encore le segment Memories (2002) de Kim Jee-woon, du film à sketch asiatique Three.
La maquette de la première modalité est fournie par le trajet en voiture de Mary qui fuie le lieu de sa mort. Une musique enjouée accompagne les plans de la petite bourgade, mais, à mesure que Mary s’enfonce dans la nuit, ce cliché revendiqué de l’Amérique rockwellienne laisse place aux accents morbides de l’orgue fantôme et les ombres de l’expressionnisme envahissent la voiture. Le tournage en studio renforce encore l’abstraction du voyage : cette voiture ne se déplace sur aucune route, elle flotte dans le rêve d’une noyée. De la même façon, lorsque les mains possédées de Mary transforment la musique sacrée en incantation démoniaque, de modeste et blanche, l’église devient profonde, ténébreuse et païenne.






Dans le passage de la partition musicale à l’improvisation se joue toute l’opposition entre les vivants et les morts, la stabilité et la dérive, le social et le marginal. Le métier d’organiste d’église (même si Mary n’y voit qu’une occupation alimentaire) détermine l’appartenance de la figure à la communauté des vivants. Du travail à la location de la chambre, du flirt avec le « boy next door » à la sortie du samedi soir, elle tente de s’inscrire dans une partition sociale réglée d’avance. La seconde expression musicale, relève de l’improvisation, non au sens d’une liberté de l’exécutant mais d’une transe, d’une possession. Comme la danseuse de The Red Shoes de Michael Powel, la musique enlève Mary vers la rotonde en ruine où les morts tournoient comme les figurines d’une boîte à musique.
Herk Harvey filme le monde vivant et l’Au-delà comme deux mécaniques, des engrenages entraînant les humains. Dès les premiers plans, Mary n’est que passagère de la voiture accidentée, déléguant déjà son destin à des forces extérieures. Le second mode de déplacement, l’exclusion de Mary du réel, se traduit par un dérèglement des éléments cinématographiques : bruits et paroles disparaissent, le personnage, passé derrière la « membrane », se trouve dans l’incapacité de raccorder à l’image. L’influence d’Antonioni est manifeste dans ces scènes et, par coïncidence, Carnival… est l’exact contemporain de L’Eclipse. Dans L’Eclipse, après la disparition du couple, la ville est définie par ses actions mécaniques : lampadaires s’éteignant, jets d’eaux se mettant en marche, portes d’ouvertures automatiques des bus, « sur l’ensemble du paysage urbain ordinaire » se propage « une tonalité apocalyptique » (4). On pense à cette nouvelle des Chroniques Martiennes de Ray Bradbury où, après un holocauste nucléaire, une maison robotisée poursuit une activité vide de sens.
Dans le centre commercial, Mary expérimente moins sa propre disparition que celle de l’humanité, renvoyée à des figures désincarnées, anonymes ; dans le lieu symbolique du capitalisme, se joue un autre bal des fantômes, rythmé par le va et vient des escaliers automatiques. Cette troisième mécanique, dont Mary est le révélateur, est celle de l’aliénation économique. On entre aussi dans ce monde en perdant conscience, anesthésié comme John, le voisin de chambre de Mary, qui boit avant de se rendre au travail.Mieux que le psychiatre du film, Gilles Deleuze aurait pu diagnostiquer comme une « crise de l’image-action », les bouffées d’angoisse de Mary. Ces moments d'absences anticipent la rupture des liens « sensori-moteurs » dont Deleuze fait un des signes de la modernité.
L’entrée de Mary dans l’inexistence, ce monde du silence, s’effectue par une légère onde ridant l’image. Flottant ainsi à la surface du monde, se laissant porter par les courants, Mary trouvera une sœur dans l’héroïne de Wanda (1971) de Barbara Loden, autre blonde qui s’évapore dans une Amérique sinistrée. Pendant les crises, la fiction se relâche, faisant entrer le film dans la pure description. A quoi ressemble le monde vu à travers les yeux d’un fantôme ? Littéralement, à une nature morte, à la vision glaçante d’un « après » indéfinissable. Une descendance de Carnival... se trouve dans Kairo (2001) le film de fantôme de Kyoshi Kurosawa où, en passant par l’Internet et l’œil des webcams, le monde se désertifie et l’humanité devient introuvable. 






Hitchcock en 1959 et Herk Harvey en 1962, ont marqué le passage d’un monde à un autre. L’Amérique humaine et modeste qu’Harvey filme avec attention aux alentours de l’église, les constructeurs d’orgues, les jardiniers et les prêtres, est en être d’être vidée et remplacée par le cauchemar climatisé du capitalisme. Dans ce nouveau monde, celui des psychiatres et des détectives de compagnies d’assurance, les malédictions ne viennent pas de l’Europe moyenâgeuse ; elles prennent la forme des divorces, des dettes qu’on ne rembourse jamais et des saouleries du samedi soir. Cet univers sans joie se décline dans le gris anonyme des complets vestons, du ciment des trottoirs et des façades d’immeubles. Ici, l’humanité ne fait que passer, de chambre en location en station service, de centre commercial en gare routière. Mary évolue dans ces lieux impersonnels que Deleuze les nomme les « espaces quelconque » et le « tissus urbain indifférencié » qui formera le décor d’élection des ballades modernes du cinéma américain.




Dans cette opposition entre l’ancien et le nouveau monde, se joue aussi une métamorphose fatale du cinéma. Pour Hitchcock de façon revendiquée, cette mutation passe par la télévision, sa série Alfred Hitchcock Presents ayant servi de laboratoire narratif, technique et économique à Psycho. Mais, alors même que le succès de Psycho allait bouleverser les habitudes de production et, d’une certaine façon, signer la mort du vieil Hollywood (5), la position d’Hitchcock demeure mélancolique. Hitchcock, comme Norman appartient encore à une époque où les crimes (et les films) restent passionnels et non crapuleux.
Alors que circule déjà le flux des programmes en direct et des fictions télévisées, Norman demeure une créature de cinéma, croyant encore aux sortilèges de la momie du changement et des post-synchronisations artisanales. Marion va détruire cet univers clos en y apportant toute la trivialité du monde moderne. A la fin, mis en bocal de surveillance et livré aux psychiatres, il ne reste plus à Norman qu’à rester immobile et se fossiliser. Mary effectue un trajet inverse et, en un sens, plus optimiste. Elle est sauvée d’être cette âme errant parmi les images désincarnée du monde industriel. Le spectre, significativement interprété par le réalisateur, la tire de cette lumière cathodique toujours au bord de la surexposition, pour la faire renaître parmi les images défuntes.
Lorsqu’on passe de l’autre côté, la bande son disparaît et les créatures du miroir, avec leurs visages blancs, leurs lèvres noires et leurs yeux aux charbons, ressemblent à Lon Chaney, Valentino ou Theda Bara. Si Mary ne peut échapper à cette l’attraction c’est parce que les ombres lui ont désigné une place, celle de l’organiste qui doit accompagner leur film muet et les faire danser pour l’éternité.
Stéphane du Mesnildot









1. Vladimir Jankelevitch,‭ ‬La Mort,‭ ‬Champs Flammarion,‭ ‬1993,‭ ‬p.341.
2. Pierre Alferi,‭ ‬Des enfants et des monstres,‭ ‬ed.‭ ‬P.O.L,‭ ‬2004.
3. On se souviendra cependant de l’épisode‭ ‬The Hitchhiker‭ (‬1959‭) ‬de‭ ‬The Twilight Zone dans lequel une femme croise sans fin le même auto-stoppeur sur une route déserte.‭ ‬Il s‭’‬agit en fait d‭’‬un émissaire de l‭’‬Au-delà venu rattraper la conductrice,‭ ‬morte dans un accident de voiture.‭ 
‭4. ‬Nicole Brenez,‭ ‬De la figure en général et du corps en particulier.‭ ‬L‭’‬invention figurative au cinéma,‭ ‬Bruxelles,‭ ‬De Boeck Université,‭ ‬coll.‭ «‬ Arts et Cinéma ‭»‬,‭ ‬1998,‭ ‬p.36
5. ‭ ‬Une phrase du‭ ‬Hitchcock/Truffaut est à cet égard définitive :‭ «‬ Psycho n‭’‬a coûté que‭ ‬800‭ ‬00‭ ‬dollars et il a jusqu‭’‬ici rapporté à peu près treize millions de bénéfices. ‭»

Texte paru dans Vertigo n° 26 (automne 2004)