samedi 4 avril 2009

Carnival of Souls





Les créatures du miroir


L’étrange aventure de Mary Henry est-elle le délire d’une noyée dans son dernier souffle ou un vrai récit fantastique ? A la façon d’un Jacques Tourneur, Herk Harvey ne tranche pas entre les deux hypothèses. Les première paroles de Mary sortant de la rivière sont « Je ne me souviens plus ». Déni et amnésie constitue la duplicité secrète du personnage : ce qui ne doit pas remonter à la surface est le souvenir de sa mort. Sa situation est identique à celle de Fred dans Lost Highway de David Lynch qui, pour échapper à la chaise électrique, construit un univers mental et s’y dissimule.
Les personnages de The Man dans Carnival of Souls et de l’Homme Mystère dans Lost Highway, lointains cousins de Bela Lugosi dont ils reprennent l’apparence et les poses, possèdent d’ailleurs un statut semblable : ils doivent percer l’enveloppe hermétique de l’amnésie pour retrouver le mort en cavale. Les deux espaces et les deux modes figuratifs de Carnival… sont exposés dès les premières images : la surface ensoleillée où la communauté recherche la voiture disparue, et le hors champ ténébreux de la rivière où repose Mary Henry et ses camarades. Autrement dit, l’espace du réel (où Herk Harvey applique son expérience du documentaire) s’articule avec l’endroit secret où se fabrique le fantastique.
En excès dans le réel, Mary est en manque dans l’espace de la fiction. Cette morte obstinée, qui ne se résout pas à faire le deuil d’elle-même, perturbe l’équilibre des mondes. Mary a traversé illégalement cette « membrane qui sépare la vie de la mort, perméable à l’aller seulement, perméable mais non transparente, devenue imperméable au retour. On n’entend rien de l’autre côté de la paroi, on ne voit rien au travers, l’étanchéité et l’opacité de la séparation restent sans défaut (1)"‬



Les héritiers d’Herk Harvey, George Romero (La Nuit des morts vivants) et Lucio Fulci (Frayeurs, L’Au-delà), filmeront la déchirure de la membrane comme une défiguration du réel, décomposant à la fois les chairs et les structures sociales. La membrane peut également se confondre avec la frontière partageant l’éveil et les rêves, bien que le dormeur puisse circuler des deux côtés de cette dernière (mais le lieu du retour est-il forcément celui du départ ? reviens-t-on identique ? s’interroge Pierre Alferi à propos de Mullholland Drive (2)). Le sommeil, qui nous contraint à franchir ce seuil sans jamais savoir ce qui se trouve derrière, est bien une expérience quotidienne de la peur. Comment supporter la dilution de notre identité, la perte même du souvenir de notre vie éveillée ?
Carnival... est bâti sur ces interrogations, ces terreurs qui forment l’essence même du fantastique. Passant dans la rivière comme à travers les miroirs liquides de Cocteau, Mary entre dans la mort comme dans un rêve, en effaçant le moment de son trépas. Carnival... s’inscrit dans cette lignée commençant avec Vampyr de Dreyer et se poursuivant avec Persona, Eraserhead ou encore Dead Man. Dernière œuvre à s’inscrire dans ce courant, The Brown Bunny (2003) de Vincent Gallo, dont le personnage recherche sa fiancée morte dans une Amérique spectrale. Le fantôme lui-même lui apprendra la vérité dans une chambre d’hôtel glaciale, après une fellation qui est comme un pont avec l’au-delà. Ces films ont pour matières la gaze, les ténèbres pâles, les vitres embuées, les brumes phosphorescentes et une diffuse odeur d’éther. Ils évoluent sur les lisières, brouillent les frontières entre les mondes et les identités, les vivants et leurs reflets. 
Avec Psycho, Hitchcock avait déjà tracé un parcours allant des rues calcinées de l’Amérique moderne au monde des terreurs anciennes. De la femme engloutie dans un étang à celle qui émerge de la rivière, on ne cesse de voir affleurer Psycho à la surface des images de Carnival… de reconnaître, épars, ses motifs. On pourrait monter en parallèle la fuite de ces deux conductrices blondes, superposer leurs visages blafards scrutant la nuit, mixer les boucles dépressives de l’orgue qui hante l’autoradio de Mary Henry et les voix du théâtre intérieur de Marion Crane. Des policiers à tête de mort, des détectives et des spectres tentant de les faire revenir dans le droit chemin. En effet, les deux héroïnes ont chacune dérobé un bien interdit pour « neutraliser le malheur », l’existence en fraude de Mary dévoilant la nature symbolique des 10.000 dollars volés de Marion. Même si les deux femmes tentent de refaire leurs vies ailleurs, clandestinement, dans une autre ville, leur destin est indéfectiblement lié à une voiture-cercueil reposant dans une tombe aquatique.
Dans Psycho et Carnival..., le corps féminin introuvable devient la suture entre deux espaces : celui des vivants, défini par le social et l’économie, et celui des morts, territoire archaïque où se joue le « carnaval des âmes ». Marion et Mary ne cessent de franchir les ponts, d’entrer dans les miroirs, de disparaître dans les collures.Mary passe dans l’au-delà de deux façons distinctes. Dans la première, son âme est attirée vers la rotonde en un glissement psychiques, un enchaînement de plans vides et presque fixes ; dans la seconde sa présence physique est effacée du monde réel ; tout contact est rendu impossible avec les vivants mais elle continue d’errer parmi eux. Harvey nous fait épouser le point de vue d’un fantôme ignorant sa nature, idée novatrice (2) qu’exploiteront plus tard Sixième sens (1999) de M. Night Shyamalan, Les Autres (2001) d’Alejandro Amenabar ou encore le segment Memories (2002) de Kim Jee-woon, du film à sketch asiatique Three.
La maquette de la première modalité est fournie par le trajet en voiture de Mary qui fuie le lieu de sa mort. Une musique enjouée accompagne les plans de la petite bourgade, mais, à mesure que Mary s’enfonce dans la nuit, ce cliché revendiqué de l’Amérique rockwellienne laisse place aux accents morbides de l’orgue fantôme et les ombres de l’expressionnisme envahissent la voiture. Le tournage en studio renforce encore l’abstraction du voyage : cette voiture ne se déplace sur aucune route, elle flotte dans le rêve d’une noyée. De la même façon, lorsque les mains possédées de Mary transforment la musique sacrée en incantation démoniaque, de modeste et blanche, l’église devient profonde, ténébreuse et païenne.






Dans le passage de la partition musicale à l’improvisation se joue toute l’opposition entre les vivants et les morts, la stabilité et la dérive, le social et le marginal. Le métier d’organiste d’église (même si Mary n’y voit qu’une occupation alimentaire) détermine l’appartenance de la figure à la communauté des vivants. Du travail à la location de la chambre, du flirt avec le « boy next door » à la sortie du samedi soir, elle tente de s’inscrire dans une partition sociale réglée d’avance. La seconde expression musicale, relève de l’improvisation, non au sens d’une liberté de l’exécutant mais d’une transe, d’une possession. Comme la danseuse de The Red Shoes de Michael Powel, la musique enlève Mary vers la rotonde en ruine où les morts tournoient comme les figurines d’une boîte à musique.
Herk Harvey filme le monde vivant et l’Au-delà comme deux mécaniques, des engrenages entraînant les humains. Dès les premiers plans, Mary n’est que passagère de la voiture accidentée, déléguant déjà son destin à des forces extérieures. Le second mode de déplacement, l’exclusion de Mary du réel, se traduit par un dérèglement des éléments cinématographiques : bruits et paroles disparaissent, le personnage, passé derrière la « membrane », se trouve dans l’incapacité de raccorder à l’image. L’influence d’Antonioni est manifeste dans ces scènes et, par coïncidence, Carnival… est l’exact contemporain de L’Eclipse. Dans L’Eclipse, après la disparition du couple, la ville est définie par ses actions mécaniques : lampadaires s’éteignant, jets d’eaux se mettant en marche, portes d’ouvertures automatiques des bus, « sur l’ensemble du paysage urbain ordinaire » se propage « une tonalité apocalyptique » (4). On pense à cette nouvelle des Chroniques Martiennes de Ray Bradbury où, après un holocauste nucléaire, une maison robotisée poursuit une activité vide de sens.
Dans le centre commercial, Mary expérimente moins sa propre disparition que celle de l’humanité, renvoyée à des figures désincarnées, anonymes ; dans le lieu symbolique du capitalisme, se joue un autre bal des fantômes, rythmé par le va et vient des escaliers automatiques. Cette troisième mécanique, dont Mary est le révélateur, est celle de l’aliénation économique. On entre aussi dans ce monde en perdant conscience, anesthésié comme John, le voisin de chambre de Mary, qui boit avant de se rendre au travail.Mieux que le psychiatre du film, Gilles Deleuze aurait pu diagnostiquer comme une « crise de l’image-action », les bouffées d’angoisse de Mary. Ces moments d'absences anticipent la rupture des liens « sensori-moteurs » dont Deleuze fait un des signes de la modernité.
L’entrée de Mary dans l’inexistence, ce monde du silence, s’effectue par une légère onde ridant l’image. Flottant ainsi à la surface du monde, se laissant porter par les courants, Mary trouvera une sœur dans l’héroïne de Wanda (1971) de Barbara Loden, autre blonde qui s’évapore dans une Amérique sinistrée. Pendant les crises, la fiction se relâche, faisant entrer le film dans la pure description. A quoi ressemble le monde vu à travers les yeux d’un fantôme ? Littéralement, à une nature morte, à la vision glaçante d’un « après » indéfinissable. Une descendance de Carnival... se trouve dans Kairo (2001) le film de fantôme de Kyoshi Kurosawa où, en passant par l’Internet et l’œil des webcams, le monde se désertifie et l’humanité devient introuvable. 






Hitchcock en 1959 et Herk Harvey en 1962, ont marqué le passage d’un monde à un autre. L’Amérique humaine et modeste qu’Harvey filme avec attention aux alentours de l’église, les constructeurs d’orgues, les jardiniers et les prêtres, est en être d’être vidée et remplacée par le cauchemar climatisé du capitalisme. Dans ce nouveau monde, celui des psychiatres et des détectives de compagnies d’assurance, les malédictions ne viennent pas de l’Europe moyenâgeuse ; elles prennent la forme des divorces, des dettes qu’on ne rembourse jamais et des saouleries du samedi soir. Cet univers sans joie se décline dans le gris anonyme des complets vestons, du ciment des trottoirs et des façades d’immeubles. Ici, l’humanité ne fait que passer, de chambre en location en station service, de centre commercial en gare routière. Mary évolue dans ces lieux impersonnels que Deleuze les nomme les « espaces quelconque » et le « tissus urbain indifférencié » qui formera le décor d’élection des ballades modernes du cinéma américain.




Dans cette opposition entre l’ancien et le nouveau monde, se joue aussi une métamorphose fatale du cinéma. Pour Hitchcock de façon revendiquée, cette mutation passe par la télévision, sa série Alfred Hitchcock Presents ayant servi de laboratoire narratif, technique et économique à Psycho. Mais, alors même que le succès de Psycho allait bouleverser les habitudes de production et, d’une certaine façon, signer la mort du vieil Hollywood (5), la position d’Hitchcock demeure mélancolique. Hitchcock, comme Norman appartient encore à une époque où les crimes (et les films) restent passionnels et non crapuleux.
Alors que circule déjà le flux des programmes en direct et des fictions télévisées, Norman demeure une créature de cinéma, croyant encore aux sortilèges de la momie du changement et des post-synchronisations artisanales. Marion va détruire cet univers clos en y apportant toute la trivialité du monde moderne. A la fin, mis en bocal de surveillance et livré aux psychiatres, il ne reste plus à Norman qu’à rester immobile et se fossiliser. Mary effectue un trajet inverse et, en un sens, plus optimiste. Elle est sauvée d’être cette âme errant parmi les images désincarnée du monde industriel. Le spectre, significativement interprété par le réalisateur, la tire de cette lumière cathodique toujours au bord de la surexposition, pour la faire renaître parmi les images défuntes.
Lorsqu’on passe de l’autre côté, la bande son disparaît et les créatures du miroir, avec leurs visages blancs, leurs lèvres noires et leurs yeux aux charbons, ressemblent à Lon Chaney, Valentino ou Theda Bara. Si Mary ne peut échapper à cette l’attraction c’est parce que les ombres lui ont désigné une place, celle de l’organiste qui doit accompagner leur film muet et les faire danser pour l’éternité.
Stéphane du Mesnildot









1. Vladimir Jankelevitch,‭ ‬La Mort,‭ ‬Champs Flammarion,‭ ‬1993,‭ ‬p.341.
2. Pierre Alferi,‭ ‬Des enfants et des monstres,‭ ‬ed.‭ ‬P.O.L,‭ ‬2004.
3. On se souviendra cependant de l’épisode‭ ‬The Hitchhiker‭ (‬1959‭) ‬de‭ ‬The Twilight Zone dans lequel une femme croise sans fin le même auto-stoppeur sur une route déserte.‭ ‬Il s‭’‬agit en fait d‭’‬un émissaire de l‭’‬Au-delà venu rattraper la conductrice,‭ ‬morte dans un accident de voiture.‭ 
‭4. ‬Nicole Brenez,‭ ‬De la figure en général et du corps en particulier.‭ ‬L‭’‬invention figurative au cinéma,‭ ‬Bruxelles,‭ ‬De Boeck Université,‭ ‬coll.‭ «‬ Arts et Cinéma ‭»‬,‭ ‬1998,‭ ‬p.36
5. ‭ ‬Une phrase du‭ ‬Hitchcock/Truffaut est à cet égard définitive :‭ «‬ Psycho n‭’‬a coûté que‭ ‬800‭ ‬00‭ ‬dollars et il a jusqu‭’‬ici rapporté à peu près treize millions de bénéfices. ‭»

Texte paru dans Vertigo n° 26 (automne 2004)



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