lundi 6 avril 2009

We can’t go home again (Gus Van Sant )

Chez soi à Missoula,
Chez soi à Truckee,
Chez soi à Opelaousas,
Pas de chez soi pour moi,
Chez soi dans le vieux Medora,
Chez soi à Wounded Knee,
Chez soi à Ogallala,
Chez moi ne serai jamais
Jack Kerouac, Sur la route

Dans le vallon assoupi et verdoyant de Last Days se dresse le manoir gothique, rappelant cette ancienne Amérique, celle de Hawthorne et de l’aristocratie du Sud. La maison familiale, dont le manoir fournit la matrice, est l’endroit où la Nation se rêve elle-même, où l’on vit ensemble et où toutes les générations se côtoient. Cet idéal d’un foyer où l’on se réfugie, se réchauffe et dont la flamme ne doit jamais s’éteindre a sans doute trouvé sa forme la plus extatique dans Le Chant du Missouri (Meet Me in Saint Louis, 1944) de Vincente Minnelli : la famille, qui vit en permanence le rêve de son propre bonheur, ne fantasme son déracinement que pour connaître la joie du retour sans être jamais partie. La force de la famille s’avère si grande qu’elle parvient à inclure le monde dans la petite ville (l’exposition universelle qui se tient à Saint-Louis) et à convertir la vieillesse en jeunesse (passant derrière le sapin de Noël, le grand-père laisse place au jeune fiancé).




Mais la grande et vénérable maison, bien qu’elle représente le rêve idyllique de l’Amérique, peut aussi tourner au cauchemar et à la hantise. Déréglée par les retours successifs du même, la régénérescence se mue en dégénérescence : dans Psycho, la mère interdit à son fils toute existence hors de la maison et renaît dans son corps et son esprit. Laissée à l’abandon, lorsque plus rien ne vient alimenter son rêve, la demeure renferme alors un passé méchant, ivre de rancœur envers ceux ayant osé quitter son sein. Cet aspect sera exploité par la littérature et le cinéma fantastique. Chez Peter Straub (Ghost Story) Stephen King (Salem) ou Poppy Z. Brite (le chef-d’œuvre méconnu Sang d’encre) des puissances démoniaques hantent ses couloirs et les ancêtres (anciens dieux, vampires ou spectres) ne protègent plus les enfants mais les dévorent.
Blake, le chanteur de rock de Last Days, va s’enfoncer au cœur de ces domaines hantés, dans ce foyer mythique où tous les personnages de Van Sant viennent chercher l’oubli : dans Prête à tout, Susan trouve la mort dans la maison abandonnée et sera figée sous la glace du lac, allégorie de l’image télévisuelle qu’elle voulait atteindre ; dans Will Hunting, le jeune surdoué peuple la maison vide d’oncles et de frères imaginaires ; dans Psycho, le motel Bates dissimule un noir roman familial, cannibale et incestueux ; dans Finding Forrester, l’écrivain célèbre, ombre derrière la fenêtre de son appartement, est surnommé « le fantôme » par les enfants du quartier.

Dans l’articulation des grands espaces et des lieux de replis, Gus Van Sant apparaît comme l’un des plus dignes héritiers de la Beat Generation. S’il a fait jouer à William Burroughs le rôle d’un prêtre camé dans Drugstore Cowboy, il se révèle davantage proche d’un Jack Kerouac vivant dans la nostalgie du foyer canadien des Duluoz. Kerouac dans Sur la route, reprenant à son compte une chanson indienne, psalmodiait « Pas de chez soi pour moi (…) Chez moi ne serai jamais ». Pour Kerouac, la route épouse le tracé d’une série de boucles ramenant toujours à la maison maternelle, à Lowell Massachusetts. On prend la route pour perdre le chemin de la maison, se rêver orphelin et, avec ses compagnons de dérive, partager les filles et les visions… mais la destination demeure la mère. Chez Van Sant, au fil de l’errance, des communautés se constituent dans les marges ; tribu des camés dans Drugstore Cowboy, celle encore des tapins de My Own Private Idaho, minions réunis dans le squat de Bob Pigeons leur « Psychedelic Papa ».




Chez Van Sant et Kerouac la route possède les mêmes vertus hallucinatoires. Mike est l’un de ceux « qui se sont esseulés le long des rues de l’Idaho, cherchant des anges indiens visionnaires* ». Il voit la route sourire, une maison tomber du ciel et s’écraser sur le goudron. L’image fait référence au cauchemardesque classique pour enfant (et film fétiche de la culture gay) Le Magicien d’Oz. Emportée par la tornade, la maison de Dorothy quitte le Kansas pour atterrir au pays d’Oz. Si la route de briques jaunes permettait à Dorothy de regagner le Kansas, celle de Mike représente l’impossible retour sur les terres de l’enfance. Le fameux mantra récité par Judy Garland, « There’s no place like home », peut alors se lire « l’endroit du foyer n’existe plus » ou encore, comme l’énoncera Nicholas Ray dans sa dernière œuvre, « We can’t go home again ». Toutes les demeures que Mike traverse sont définies par leur instabilité : ce sont des lieux de passes et de passage, des squats et des chambres d’hôtel. Mike n’appartient finalement qu’à la route, il lui est interdit de se fixer quelque part. Sa vie elle-même, sans cesse trouée par les crises de narcolepsie, n’est qu’ellipses et moments irracordables. Ses seules attaches à sa vie d’avant la route : les souvenirs tremblotant d’une pellicule super 8, où la mère et la maison, baraque en bois sur une terre désolée, achèvent de se confondre. L’enfant désaccordé doit recoudre ce roman familial en lambeaux et obliger son frère à avouer sa paternité. Mike est moins brisé par la découverte de sa conception incestueuse que par la non-reconnaissance par son père. Privé de son origine, il est transformé en cette âme errant sur les routes secondaires américaines.




Les deux garçons « décentrés » de Gerry, qui perdent leur chemin au cours d’une excursion, portent eux-aussi les conséquences d’un foyer détruit. Cependant, l’intime laisse ici place au politique et la maison dévastée devient celle de l’Amérique. Les tours jumelles du World Trade Center qui s’effondrent seraient alors l’équivalent de la maison tombant du ciel de My Own Private Idaho ; bien sûr, Gus Van Sant ne montre pas l’image-trauma des tours fracassées… pourquoi la montrerait-il puisqu’elle fait désormais partie de l’inconscient collectif mondial ?
Le mouvement, refusé à Mike, de revenir au ventre maternel, devient celui de la trilogie Gerry, Elephant, Last Days qui passe des immensités arides de la Vallée de la mort, à la froideur rectiligne de l’architecture du lycée et s’englouti finalement dans une nature profonde et humide. Les murs lépreux de la maison, le mobilier défraîchi et les inquiétants tableaux de chasse suggèrent une lente érosion, un espace livré à l’entropie. La maison est absorbée par la végétation molle, gorgée d’humidité, qui l’entoure. Blake plonge dans la rivière boueuse, s’enfonce dans les bois, gagné par la léthargie, un lent endolorissement. Si les adolescents vifs et élancés d’Elephant voyaient leurs destins se croiser comme des lignes droites, ici le temps, comme Blake, semble tituber et s’engluer.
Blake rejoint son homonyme du Dead Man de Jim Jarmush, autre cadavre en devenir auquel une nature archaïque et hantée tient lieu de tombeau. Autour de Blake le mort-vivant, la temporalité se grippe, ne peut plus avancer ; la présence de Blake dans le hors-champ oblige ainsi à la répétition la scène où les compagnons de Blake écoutent Venus in Furs du Velvet Underground. Ils ne seront libérés de cette coagulation qu’à la mort du musicien. Ils quittent la maison comme des fugitifs pour échapper à ce temps-vampire qui les prend dans ses rets et les condamne au sur-place et au ressassement. La figure de Blake, qui semble attendre l’heure de son sacrifice, ne peut qu’inspirer une terreur sacrée. Il est celui autour duquel on décrit un mouvement d’évitement, le paria, l’intouchable, le tabou, mais aussi celui dont on pille à l’avance le cadavre.



On a prêté à Gus Van Sant le projet d’un nouveau remake de Psycho qui se serait déroulé dans les milieux du punk-rock. Last Days en porte-t-il les traces ? A la recherche de sa mère, Norman s’est lui-aussi égaré, évanoui corps et bien dans la maison gothique. L’image de Norman au pied des marches du manoir, trouve sa réplique dans celle de Blake devant sa demeure. De même, la robe noire qu’enfile Blake évoque autant son modèle Kurt Cobain, qui n’hésitait pas à jouer habillé en femme, que Norman Bates. Son travestissement et ses cheveux blonds projettent alors la figure de l’épouse du chanteur, Courtney Love, même si cette dernière trouve son incarnation en Asia Argento, l’actrice, qui garde ici son prénom, arbore des cheveux noirs coupés courts. Si dans son propre film, Le Livre de Jérémy, Argento s’inspire de Courtney Love, autant par le physique que par l’attitude, rien ne permet dans Last Days de l’identifier comme telle ; de fait, Asia semble davantage entretenir des liens avec les amis/parasites qui gravitent autour de lui qu’avec Blake, son supposé époux. Comme Norman, Blake se dédouble, peuple la maison d’images du passé, amantes, amis…
La figuration des créatures spectrales de Gus Van Sant passe souvent par le principe freudien de l’hallucination négative ; ne pas voir ce qui est pourtant présent. Ainsi, les jeunes en armes d’Elephant passent d’abord inaperçus dans le lycée, comme fondus dans le décor par leurs tenues de camouflage. Eric et Alex gagnent l’invisibilité car leur apparence, celle des jeunes soldats en Irak, a été surdiffusée par les médias américains. L’éparpillement de son image, son renvoi à un double spéculaire, entraîne également la disparition de Blake/Cobain.
En cela, Last Days prolonge la réflexion de Finding Forrester dans lequel un personnage inspiré de J.D. Salinger choisissait de se dérober aux yeux du monde. La disparition équivaut à un inverse de l’événement et Gus Van Sant ne retient de la vie de Blake que des actions insignifiantes : marche, écoute d’une musique, préparation d’un repas, tâtonnements… Blake se transforme en une forme creuse, à peine une silhouette encapuchonnée. Le temps, auquel Van Sant applique le système de découpe expérimenté dans Elephant, n’est plus tendu vers la réalisation d’un événement, c’est au contraire une temporalité vacante d’où le protagoniste s’éclipse. Il en est de même pour l’espace : le chanteur a beau traverser toutes les pièces de la maison, aucune ne constitue pour lui un refuge et il accompli finalement son suicide dans une petite cabane de jardinage. Pour atteindre cet endroit tabou où l’on feint de ne pas vouloir le chercher, Blake a titubé, s’est endolori, rouillé, jusqu’à atteindre la stase ; la figure agile et nue qui grimpe à l’échelle abandonne derrière elle sa défroque. Etait-ce la dépouille d’un homme, d’une femme ? Etait-ce une plante ou un animal ? Le vendeur d’assurance, se retrouvant face à cet étrange travesti avait persisté, tout au long de leur entretien, à le prendre pour un autre. Le personnage s’échappe du monde, c’est-à-dire du visible, en annulant la reconnaissance. Ainsi, dans la cabane de jardinage, Blake atteint le point aveugle tant désiré.




Les quelques mètres carrés de la cabane deviennent l’aboutissement de la trilogie commencée dans la Vallée de la mort ; pourtant ce rétrécissement topographique ne diminue en rien les pouvoirs quasi-surnaturels de ces territoires. Si le désert de Gerry s’étend au fur et à mesure qu’on l’explore, le lycée d’Elephant possède un espace-temps infiniment sécable. La cabane de Last Days, quant à elle, permet à Blake de s’extraire de la perception humaine. Blake rappelle L’homme qui rétrécit de Jack Arnold qui, parvenant à l’infiniment petit, quitte notre visible et bascule dans le cosmos d’un nouvel univers.



Stéphane du Mesnildot



* Allen Ginsberg, Howl, 1956.

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