jeudi 2 avril 2009

Pierre Molinier s‭’‬est échappé‭ !

Satan bouche un coin‭ ‬de Jean-Pierre Bouyxou

En‭ ‬1968,‭ ‬Jérôme Fandor,‭ ‬sous le pseudonyme de Jean-Pierre Bouyxou,‭ ‬retrouva la trace de Fantômas.‭ ‬Le maître de l‭’‬effroi,‭ ‬résidant‭ ‬7‭ ‬rue des Faussets à Bordeaux,‭ ‬se faisait appeler Pierre Molinier,‭ ‬peintre et photographe,‭ ‬et menait,‭ ‬dit-on,‭ ‬une vie scandaleuse.‭ ‬Fantômas avait compris que la plus grande subversion résidait dans le travesti lui-même,‭ ‬jusqu’à faire de son corps un crime contre la morale et les‭ ‬lois de la nature.‭ ‬Qui est Pierre Molinier‭ ? ‬À la fois Fantômas et Musidora,‭ ‬une face de vieux kroumir et une jolie pépée,‭ ‬Bela Lugosi et Ed Wood Jr.,‭ ‬Docteur Jekyll et Sister Hyde,‭ ‬Hans Bellmer et la Poupée.


Le film en‭ ‬16‭ ‬mm,‭ ‬tourné par le journaliste pour prouver l‭’‬existence du criminel,‭ ‬est parvenu jusqu’à nous sous le titre énigmatique de‭ ‬Satan bouche un coin.


Tout d‭’‬abord,‭ ‬le Prince des ténèbres ouvre le bal.‭ ‬Masque de soie aux yeux effilés,‭ ‬voilette recouvrant une bouche de vampire avide,‭ ‬jambes gainées et buste corseté,‭ ‬il accueille sa turbulente progéniture‭ ‬:‭ ‬les enfants de Sade et du Coca-Cola,‭ ‬des filles ténébreuses et ensorcelantes,‭ ‬des garçons aux sourires de loups et même Justine,‭ ‬à peine sortie du couvent.


Un montage métrique à la moulinette accole l‭’‬extase du vampire et les exactions de ses disciples.‭ ‬Car,‭ ‬à cette créature faite de montage et d‭’‬impossibles sutures,‭ ‬à ce pervers ô combien polymorphe,‭ ‬il fallait un film tout aussi insolite dans sa découpe et ses agencements.‭ ‬Les coupes brèves fractionnent les gestes de Molinier en images presque fixes.‭ ‬Avez-vous déjà surpris,‭ ‬du coin de l’œil,‭ ‬le mouvement imperceptible d‭’‬une statue‭ ? ‬Tel est le territoire qu‭’‬ouvre le film,‭ ‬celui d‭’‬une confusion permanente entre les êtres vivants et les simulacres.‭ ‬Car Molinier relève moins de l‭’‬espèce humaine que du monde des mannequins,‭ ‬poupées et automates.‭ ‬Il appartient à cette zone clandestine de l‭’‬enfance,‭ ‬à ces romans noirs qui s’élaborent dans les greniers lorsque sont tirés des malles les étoffes et déguisements.


Molinier entraîne le carrousel anatomique qui mixe les matières‭ ‬:‭ ‬le sang,‭ ‬la cire,‭ ‬la peau,‭ ‬la soie,‭ ‬la gaze.‭ ‬Et tourne le manège infernal faisant circuler le désir dans chaque partie de l‭’‬automate.‭ ‬Dans cette ordonnance cadencée des plaisirs,‭ ‬ce n‭’‬est plus l‭’‬oxygène qui est insufflé pour donner la vie,‭ ‬mais l’érogène,‭ ‬cet autre gaz,‭ ‬tout aussi vital.‭ ‬Une communion est célébrée‭ ‬:‭ ‬prenez ce corps exquis et mangez-en tous.

Alors que le vampire caresse sa blonde victime aux seins nus,‭ ‬des scènes burlesques et épouvantables se succèdent,‭ ‬comme des pages arrachées au‭ ‬Chants de Maldoror‭ ‬:‭ ‬un garçon ôte son œil de verre,‭ ‬signifiant que,‭ ‬sous le règne de Molinier,‭ ‬nous sommes tous démontables‭ ; ‬une bénédiction sanglante plonge une fille nue dans l‭’‬extase‭ ; ‬un autre garçon fouette et viole un buste de pierre.‭ ‬Et comme dans tout beau roman noir,‭ ‬il faut,‭ ‬pour les garçons sauvages,‭ ‬délivrer de son donjon la sœur,‭ ‬l‭’‬aimée,‭ ‬s’échapper de l‭’‬orphelinat,‭ ‬fuir dans la nuit,‭ ‬escalader les sombres collines et trouver refuge dans les grottes.



Molinier s’évade lui aussi,‭ ‬mais par l‭’‬intérieur du corps.‭ ‬En un effeuillage absolu,‭ ‬jusqu‭’‬au néant,‭ ‬la créature se décline en écorchés de Fragonard,‭ ‬en cires anatomiques,‭ ‬en squelettes.‭ ‬Cette poupée sanglante,‭ ‬cachée sous la peau,‭ ‬c‭’‬est‭ ‬“personne‭…‬ mais cependant quelqu‭’‬un‭”‬(1‭)‬.‭ ‬Par la toute puissante modulation de son anatomie,‭ ‬Molinier s‭’‬est rendu imperceptible,‭ ‬insaisissable.


Tremblez braves gens car,‭ ‬encore une fois,‭ ‬Pierre Molinier s‭’‬est échappé‭ !

Stéphane du Mesnildot

n1.‭ ‬Souvestre et Allain,‭ ‬Fantômas,‭ ‬Le Train perdu,‭ ‬1910.


Satan bouche un coin‭
‬1967,‭ ‬16‭ ‬mm,‭ ‬couleur,‭ ‬12‭ ‬mn.‭
‬Réalisation‭ ‬:‭ ‬Jean-Pierre Bouyxou et Raphael-G.‭ ‬Marongiu.‭ ‬Interprétation‭ ‬:‭ ‬Pierre Molinier,‭ ‬Janine Delannoy,‭ ‬Étienne O‭‘‬Leary,‭
‬Noël Godin.
Paru dans Bref 69, Nov-Dec 2005


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