vendredi 24 juillet 2009

L’Enfer (Jigoku, 1960) De Nobuo Nakagawa

Japon 1960, version infernale



En 1959, Nobuo Nakagawa adapte Tôkaidô Yotsuya Kaidan (litt. Les Fantômes de Yotsuya à Tôkaidô), le plus célèbre récit de fantôme du théâtre kabuki. A la façon d'un Terence Fisher, dont il serait l'équivalent lointain, Nakagawa est un cinéaste de studio qui, à un âge déjà avancé, se révèle dans le Fantastique. Nakagawa s'empare d'un genre traditionnel, ici le kaidan eiga (film de créatures de l'au-delà), qu'il rénove profondément. Cette modernité s'ancre autant dans les couleurs morbides et les visions sanglantes, que dans un existentialisme le rapprochant de Masumura ou Oshima. Le plan final, fataliste et lugubre, des Contes cruels de la jeunesse, réunissant dans la mort le visage des deux amants, pourrait être tiré d'un film de Nakagawa.



Dans Tôkaidô Yotsuya Kaidan, Iemon un samouraï déclassé, amer et violent, empoisonne Oiwa, sa femme, pour convoler avec une riche héritière. Possédé par le fantôme d'Oiwa, il tue sa nouvelle épouse le soir même de ses noces, perdant toute chance de regagner son rang. Fuyant dans un monastère, il ne parviendra pas à échapper à la vengeance du spectre. Nakagawa fait de Iemon un être profondément nihiliste mais dénué de toute grandeur tragique. Samouraï désargenté à la fin de l'ère féodale ou étudiant désœuvré au sein du "miracle économique", le héros des films fantastiques de Nakagawa échoue à trouver sa place dans le monde.
Également interprété par Shigeru Amachi, Shirô, l'étudiant blafard de Jigoku (L'Enfer, 1960), s'inscrit dans la continuité du samouraï hanté. Dans la voiture de son camarade Tamaru, un "tricheur" tokyoïte faisant office de mauvais double, Shirô est complice de la mort accidentelle d'un jeune yakuza. En refusant d'assumer son acte, Shirô entre dans un monde gouverné par l'absurde où ni la vie ni la mort n'ont de sens. Ainsi sa fiancée Yukiko, la fille de son professeur de philosophie, meurt elle-aussi peu après dans un accident de voiture. Le soir des funérailles, il couche sans le savoir avec la maîtresse du yakuza, une hôtesse de bar. Appelé au chevet de sa mère, il fuit à la campagne et rencontre le sosie exact de Yukiko qui se révèle sa sœur cachée. Cette spirale d'événements étranges et violents trouve son apothéose à la 60e minute du film : tous les personnages, dont les vingt pensionnaires d'une maison de retraite, succombent de diverses manières et se retrouvent en enfer.



Pendant les 40mn qui suivent, Jigoku explore un territoire sans balises, entre la comédie musicale minnellienne, portée par un jazz strident, le cinéma gore dont il serait le fondateur méconnu (mieux que le médiocre Hershell Gordon Lewis) et le film d'avant-garde, les images déformées rappelant La Folie du docteur Tube d'Abel Gance.
Dans Tôkaidô Yotsuya Kaidan, les spectres se signalaient d'abord dans notre monde par un léger souffle faisant palpiter la flamme des lanternes. Le monde, perdant forme et solidité, se réduisait alors à de purs phénomènes optiques, à des lumières et des couleurs errantes, détachées de toute sources ou origines. Iemon, au summum de sa hantise, entrevoyait l'enfer comme la réduction du monde à une seule intensité, aveuglante et douloureuse : un monochrome rouge occupant tout l'écran.
Cette dimension picturale du cinéma de Nakagawa devient le sujet même de Jigoku : un tableau, peint par un des pensionnaires de l'hospice, représente déjà les paysages fantastiques où les personnages iront s'échouer.



Après s'être inspiré pour Tôkaidô Yotsuya Kaidan du kabuki et des estampes fantastiques de l'ère Edo, Nakagawa s'inscrit dans la tradition des jigoku-e bouddhistes du XIIe siècle, peintures "infernales" dont il reproduit l'imagerie naïve et les couleurs hallucinées. Les damnés plongent dans des lacs de feu et de sang, ont la peau arrachée ou les membres brisés. A ce monde de souffrances physiques sans pardon, répondent d'immenses plaines désertes, enfers glacées et bleus de la solitude et du remord.



Cette masse de damnés errant dans les ténèbres, ces pantins opprimés par des colosses, ces morceaux de corps anonymes plantés dans la terre, sont bien sûr l'anamorphose de la société japonaise où, comme le notait Yasuzô Masumura, "ni l'individu ni la liberté n'existent".
Stéphane du Mesnildot

Publié dans Vertigo n°33, Spécial Japon (2008)

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