dimanche 5 juillet 2009

Otto Preminger, les films noirs

Dors, maintenant que tu existes






« Ne réveillez jamais un somnambule ! » Le conseil est bien connu mais, malgré l’opinion courante, le somnambule ne sera pas sujet à une mort subite. Excepté certains cas marginaux qui marchent sur les toits ou le rebord des fenêtres, cela ne s’est jamais vu. Son destin sera pourtant tout aussi funeste. Il risque d’être à jamais séparé du réel, qu’une part de lui-même demeure au royaume des songes et que le monde lui semble à jamais étranger. Il deviendra une passerelle entre les morts et les vivants et ne pourra empêcher les spectres de venir chuchoter à son oreille. Il fut rapporté que Helena Blavatsky, la plus grande médium du XIXe siècle, développa ses pouvoirs après avoir été brusquement tirée d’une crise de somnambulisme pendant son enfance. On raconte également – bien que l’on puisse douter de la véracité de l’anecdote – que Jean Cocteau connut pareille mésaventure et que, régulièrement, pendant son adolescence, le poète ne parvenait plus à distinguer l’éveil du sommeil. Brutalement éveillé, le somnambule deviendra son inverse : le vigilambule, celui qui ne dort jamais et entre, les yeux grands ouverts, dans le monde du rêve. Le héros du Vampyr de Dreyer, David Gray, est l’image même du vigilambule : même la mort ne parvient pas à lui fermer les yeux. Si Gray trouvait enfin le sommeil, peut-être les vampires quitteraient-ils le village maudit. Peut-être, enfin, pourrait-on éteindre ces bougies qui brûlent en plein jour.





Le cinéma aura ainsi été, dès ses débuts, ce grand rêve éveillé peuplé de créatures suspectes : folles de Charcot échevelées roulant des yeux charbonneux, cadavres fraîchement sortis des pompes funèbres et jouant les jeunes premiers. Tout un peuple de goules, autrefois condamné à une misérable vie clandestine, pourra y gagner une forme de respectabilité. À ces tractations avec les forces des ténèbres, si l’on excepte le cas exceptionnel d’un Tod Browning outre-Atlantique, l’Europe fut la plus forte. Elle vint infester la rationnelle Amérique de sa science des rêves, amenant avec elle une faune interlope, le grand somnambule Conrad Veidt, Peter Lorre et ses mains hantées, Lugosi le vampire ou encore Simone Simon la femme-chat.
À la différence des « hommes du dimanche », ses compatriotes Siodmak et Ulmer, Otto Preminger n’a que très rarement exploité l’héritage expressionniste. Avec facilité, il a coulé dans le style classique hollywoodien une mise en scène toujours lisible et transparente, où le fantastique ne naît pas d’une torsion du réel, mais de la multiplication des cadres qui creusent des intériorités dans le visible ; les portes, fenêtres, miroirs et tableaux deviennent des voies de passage vers l’autre monde. C’est le cinéma du vigilambule : à force de garder les yeux ouverts, de scruter le visible, on finit par voir des choses qui n’existent pas, des choses qu’on est seul à voir. On peut parler, pour Preminger, d’un expressionnisme enfoui, comme un arrière-pays, une patrie d’origine. Pour le voir affleurer, il importe de regarder les yeux des personnages et de guetter l’instant où le monde change. Voyez les yeux hypnotisés de Gene Tierney dans Whirlpool ; elle marche au pays des morts. Et la terreur dans les yeux de Dana Andrews/Mark Dixon devant le cadavre du gangster ; il vient d’entrer au pays des morts. Voyez encore dans Angel Face, les yeux brûlants de Robert Mitchum lorsqu’il s’approche de Jean Simmons : possédés ! Dans Bunny lake a disparu, le regard de Keir Dullea abandonné dans ses rêves d’enfance : possédé ! Et les pupilles de Frank Sinatra, l’homme aux bras d’or, dilatées par la drogue, devant la flamme d’une allumette : possédées !




La suite dans Cinéma 10 (octobre 2005)



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.