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lundi 27 juillet 2009

"Dans les griffes de la Hammer" de Nicolas Stanzick





Une passion cinéphile


Le livre de Nicolas Stanzick fait revivre une époque où, à quelques kilomètres de Londres, était produit le meilleur du cinéma fantastique mondial. Les monstres mythiques, sous les traits de Peter Cushing et Christopher Lee, n'avaient qu'à franchir la Manche pour envahir une France encore très conservatrice.


L'ambition de Dans les griffes de la Hammer est double : relater l'histoire du studio mythique mais aussi celle de la cinéphilie fantastique qui nait en cette fin des années cinquante.
L'auteur date la naissance de la cinéphilie fantastique française avec la distribution en France des premiers films de la Hammer. Les classiques de la Universal avant guerre ne suscitèrent par exemple aucun écho particulier chez les cinéphiles. Interdits de distribution pendant l'Occupation, les séries Frankenstein et Dracula restèrent longtemps inédites en France. Leur seule trace résidait dans les souvenirs de spectateurs de l'époque tels ceux du fantasque Jean Boullet, un des premiers spécialistes français du genre. James Whale et Tod Browning étaient alors majoritairement absents des histoires du cinéma, dont celle, très respectée, de George Sadoul. Seul Ado Kyrou, dans Le Surréalisme au cinéma dresse un portrait affectueux des monstres, dont il fait des symboles de L'Amour fou. Mais pour Kyrou, le Fantastique est d'abord un élément du Surréalisme, mouvement respecté mais déjà ancien pour les jeunes cinéphiles qui reçurent de plein fouet le choc des Hammer Films.


Les enfants de la nuit
  




Si Frankenstein s'est échappé fit office de détonateur en 1957, c'est Le Cauchemar de Dracula en 1959 qui signe l'explosion d'un auteur, Terence Fisher et d'une maison de production, la Hammer. Les deux films révèlèrent également deux acteurs charismatiques appelés à devenir le couple le plus célèbre du cinéma fantastique : Peter Cushing et Christopher Lee. Si Cushing fascine encore par la richesse de son jeu, capable de passer en un instant d'une retenue toute britannique à une violence excessive, Lee révolutionna la figure du vampire, lui apportant un érotisme sauvage inédit.
Les jeunes cinéphiles, pour la plupart mineurs à une époque où la majorité était fixée à 21 ans, fondèrent alors en 1962 la revue Midi-Minuit Fantastique comme ils auraient pu, quelques années plus tard, monter un groupe de rock.
L'analogie entre le Fantastique et la Pop anglaise est d'ailleurs évoquée à maintes reprises dans le livre de Nicolas Stanzick : la Hammer anticipa le vent de libération que les Beatles et les Rolling Stones allaient bientôt incarner. Les rédacteurs Michel Caen, Alain Le Bris, Jean-Claude Romer et le "précurseur" Jean Boullet, nommèrent la revue en hommage à une célèbre salle parisienne, le Midi-Minuit spécialisée dans le Fantastique mais aussi l'érotisme. Symbole du mouvement naissant, Terence Fisher, se voit consacrer le dossier de ce premier numéro et une très agressive couverture tirée de La Nuit du loup-garou (1961). La cinéphilie fantastique, portant alors le nom de "midi-minuisme", était née. Le "midi-minuiste" se définit alors comme un dandy élevant au rang d'oeuvre d'art des objets honnis. Même si leur influence fut moindre, les amoureux du cinéma fantastique rejoignent le geste d'un Truffaut défendant le statut d'auteur d'Alfred Hitchcock.



De Dracula à Mai 68




Si la Hammer et Terence Fisher sont désormais reconnus comme des acteurs importants de l'histoire du 7e art, le "midi-minuisme" demeure un mouvement mal connus. La cinéphilie fantastique aurait-elle encore "mauvais genre" ? Et que dire de ses lieux de prédilections, ces salles de quartiers longtemps considérés comme des coupe-gorges ou des repères de dépravés?
Ainsi, lorsqu'Antoine de Baecque en 2005 consacre un ouvrage historique à la cinéphilie française, c'est encore la rivalité entre les Cahiers du Cinéma et Positif qui est largement évoquée, au détriment de courants plus avant-gardistes tels le "midi-minuisme".
Pourtant, comme le note justement Nicolas Stanzick, les différentes familles de la cinéphilie française des années 60 obéissaient à une dynamique équivalente. Alors que les "jeunes turcs" des Cahiers tenaient leur quartier général à la CF et les journalistes de Positif au Mac-Mahon, les "midi-mnuistes" hantaient la salle du même nom et les "temples" du Fantastique, tels le Colorado ou le Brady. Dans les griffes de la Hammer dresse une cartographie allant des Grands Boulevards à Pigalle, passant par le Quartier latin et s'aventurant même Avenue de la Grande Armée. Ces salles des quartiers populaires ou étudiants s'opposaient aux Champs-Elysées où s'affichait le cinéma traditionnel. De là à dire que le fantastique a anticipé la révolte contre l'ordre établi qui explosera en 68, il n'y a qu'un pas que l'auteur n'hésite pas à franchir. Les couleurs flamboyantes de la Hammer, ces grandes "messes rouges" du sang et de l'érotisme, tranchaient assurément avec la grisaille de la France gaulliste.
De multiples témoignages des premiers spectateurs des films de la Hammer nous font ressentir la véritable révolution qu'a pu représenter un tel cinéma. Si la violence cinématographique se mesure aujourd'hui à l'aune de classiques tels que La Horde sauvage de Peckinpah ou Orange mécanique de Kubrick, le spectateur de 1957 ne disposait d'aucun repaire. Rien ne pouvait préparer aux interventions chirurgicales de Frankenstein ni à l'érotisme trouble de Dracula. Pour la première fois également le sang, en tant qu'élément horrifique, apparaissait en couleur. Ce qui fut alors jugé par les critiques français ne fut pas l'indéniable beauté de la production, ni le talent de Terence Fisher mais bien le Fantastique et l'horreur comme genres scandaleux. Quels furent les motifs d'une aussi virulente résistance française au genre, s'interroge Nicolas Stanzick ?


Une bataille d'Hernani




La très riche documentation critique rassemblée par l'auteur permet de comprendre quel fut le climat hostile qui acceuillit les films de la Hammer. Les productions anglaises suscitèrent une incroyable levée de boucliers autant chez la critique de droite que de gauche. La très influente Centrale, classant les films autorisés pour les catholiques, voyait dans la Hammer le creuset de toutes les perversions. Même la victoire du Bien, obtenue par des moyens violents parfois dignes de l'inquisition, ne pouvait excuser la séduction dont le mal était paré. L'un des héraults de cette croisade contre les films Hammer fut le magazine Radio-Cinéma-Télévision, qui deviendra plus tard Télérama. Cet organe de la gauche catholique conservera longtemps son mépris envers le genre jusqu'à devenir la bête noire de plusieurs générations de cinéphiles. Quant à la critique de gauche, tendance PCF, elle était soit condescendante, considérant les films comme des enfantillages, soit hostile jugeant que le Fantastique détournait les spectateur des horreurs réelles du Monde.
Bien que, dans le sillage de la Hammer, le film d'horreur se développa en Italie et en Espagne, seule la France resta imperméable au genre. Sorti en 1960, Les Yeux sans visage de Franju aurait du poser en toute logique le premier jalon de la production française mais l'expérience resta sans suite. Le succès des productions Hammer aurait pourtant été l'occasion rêvée pour les cinéastes français d'explorer leur propre patrimoine fantastique. Un exemple parmi d'autres : un livre aussi célèbre que Le Fantôme de l'opéra de Gaston Leroux, dont on connait les versions de Rupert Julian, Arthur Lubin, Terence Fisher et récemment Dario Argento, ne bénéficie d'aucune adaptation dans son pays d'origine.
Le livre tente d'apporter quelques réponses, en particulier celle d'une tradition cartésienne française peu apte à se laisser aller au fantastique et à légitimer des productions faisant appel aux sentiments "irrationnels" de la terreur et du désir.


Le crépuscule des monstres




Aujourd'hui, il apparaît inconcevable que les films de Terence Fisher aient été à ce point minorés par une critique qui n'hésitait pas à saluer les petits maîtres du western comme Budd Boetticher. Il faudra attendre bien des années pour que s'opère, après 1968, un revirement critique et que, jusque dans les pages des Cahiers du Cinéma et de Positif, les beauté de l'oeuvre de Terence Fisher, sa cohérence et son intelligence soient reconnues comme telles. Pourtant, à l'instant même où le sigle Hammer devenait un gage de qualité, la firme était déjà sur le déclin. Une nouvelle génération de cinéphiles fantastiques ne tarda pas à émerger au cours des années 70 avec comme nouveaux héros John Carpenter, David Cronenberg ou encore Dario Argento. Pour la "vénérable maison" vint le temps des rétrospectives au Festival du film fantastique de Paris, puis, récemment, son entrée au musée grâce à la rétrospective que consacra la Cinémathèque française à Terence Fisher.
De l'apogée de la Hammer à sa chute, l'auteur dresse le portrait de deux générations d'amoureux du fantastique qui rencontrèrent à travers les films de Terence Fisher, John Gilling ou Roy Ward Baker un certain idéal cinématographique. C'est avant tout l'histoire d'une passion que relate Nicolas Stanzick.


Stéphane du Mesnildot





NB: La lecture de Dans les griffes de la Hammer pourra être complétée par la biographie du fascinant Jean Boullet par Denis Cholet (ed. Feel, 1999) et au long dossier consacré à Jean-Pierre Bouyxou, autre défricheur du cinéma-bis, dans le numéro 77-78 de la revue Lunatique (ed. Eons, 2008).


Dans les griffes de la Hammer
, Nicolas Stanzick, ed.Scali, 464 pages, 29€.

Christopher Lee dans Frankenstenstein s'est échappé (The Curse of Frankenstein, Terence Fisher, 1957)
Christopher Lee dans Dracula, Prince des ténèbres (Dracula, Prince of Darkness, Terence Fisher, 1966)
Peter Cushing dans Les Sévices de Dracula (Twins of Evil, John Hough, 1971)
Affiche de La Fille de Jack l'éventreur (Hands of the Ripper, Peter Sasdy, 1971)
Madeline et Mary Collinson dans Les Sévices de Dracula (Twins of Evil, John Hough, 1971)


mercredi 10 juin 2009

Les cycles de dégradation chez Terence Fisher (3)



III. L'existence mythique





Écrire le corps, ni les muscles, ni les os, ni les nerfs, mais le reste ; un ça, balourd, fibreux, pelucheux, effiloché, la houppelande d'un clown.
Roland Barthes

La grande silencieuse
Surnommée l'Ange par les pensionnaires, Sarah est une jeune fille muette qui l'assiste dans ses soins aux malades et ses travaux de chirurgie. Sarah recueille les traits de la donna angelicata, " - femme angélisée - c'est-à-dire désexualisée par un processus d'idéalisation " (1), mais l'énigme du personnage réside dans sa participation aux opérations du baron.





Le négatif de Sarah est la sexualité, constante du personnage féminin chez Terence Fisher qui " aurait plutôt tendance a. être habillé jusqu’ au cou et à porter deux ceintures de chasteté au lieu d’une (2)". Le rapport phobique de Sarah à la chair — un baiser de Simon sur son front semble la brûler — véhicule un agent de destruction aussi puissant que les instincts animaux qui parcourent l'asile.
La chair de Sarah, forclose mais semblant à vif, la rapproche de l'état inassignable des écorchés de Vésale. Ceux-ci sont tout à la fois des statues à la chair offerte, mais semblent dégagés de leur corps. Le viol dont elle a été la victime est à l'origine du rapport étranger que Sarah entretient avec son propre corps. Sarah, par sa nature presque ontologique de vierge, représente un tabou, dont le contact a le pouvoir de déchirer les hommes. Innocente mais contaminée par le Mal, elle ne peut que transmettre la destruction, une négativité pure. Herr Tarmud, qui donnera ses mains au monstre, offre à la jeune fille une figurine, un oiseau dont les ailes levées rappellent évidemment celles d'un ange. Or la sculpture ne représente pas, comme on s'y attendrait, une colombe mais son inverse, un aigle. A l'Ange est désigné comme totem l'animal qui déchiqueté, le prédateur aux griffes acérées. Sarah exprime le pouvoir épidémique de la castration. " La castration est contagieuse, elle touche tout ce qu’elle approche. " (3)




Sarah est prisonnière d'un cycle perpétuel de déchirure et de suture, puisque c'est également elle qui coud les mains du monstre. L'asile, ce lieu clos tout en cellules et couloirs, représente la claustration mentale de la jeune fille. L'asile est le lieu du dedans absolu, l'espoir que l'on perd en franchissant les portes de cet enfer est celui d'un ailleurs, d'un au-delà. Puisque même la mort est abolie, nul ne peut sortir du cercle, condamné à être déchiré, réassemblé, à renaître perpétuellement. " II faut partir d’ici " seront les seules paroles prononcées par Sarah. L'unique image de paix du film montrera Sarah endormie près de l'âtre, le monstre à ses côtés, dans un monde semblant enfin libéré de sa tension. Symbolisant les circuits cannibaliques de l'asile, Sarah est l'idole du monde de Frankenstein. Elle impose aux choses une fermeture phobique, rappelant les pentacles que dessinent les personnages de The Devil Rides Out (Les Vierges de Satan, 1967) pour se protéger des forces du Mal. A travers elle se raccordent les personnages qui construiront le monstre. La mélodie composée par le professeur Durendel (intitulée A mon cher Ange) s'insinue dans la cellule d'Herr Tarmud qui offre à Sarah la sculpture. L'Ange est le lien spirituel qui unit les deux hommes.



C'est parce que Sarah a vu son origine se retourner contre elle pour la détruire, posséder sa chair, qu'elle est retenue prisonnière de ce mouvement perpétuel lui faisant déchirer les chairs pour les recoudre. L'auteur du viol n'est autre que son père, le directeur. A partir de la connaissance de ce viol, Frankenstein a pris le pouvoir dans l'asile : "C'est pour cela que le professeur l'a attaqué, il avait découvert ce qu’il avait fait. C'est pourquoi je puis agir à ma guise ici, parce que moi aussi je le sais. Vous voilà dans le secret des dieux. " Toute la structure maléfique de l'asile s'étant construite sur sa propre expérience de dégradation, Sarah peut être vue comme l'unique "monstre de l'enfer". Le "secret des dieux" ? Le mal et la destruction de l'innocence sont à l'origine du monde.
Dans le cycle infernal, les souffrances sont amenées à se reproduire, gagnant à chaque retour une nouvelle monstruosité. Dans Frankenstein Created Women (Frankenstein créa la femme, 1966), Hans, enfant, est témoin de l'exécution de son père et ne peut s'empêcher de revenir sur la lande où se dresse la guillotine. Hans semble dessiner une série de cercles concentriques qui l'amèneront à se confondre avec le destin de son père : être lui aussi guillotiné. Dans The Monster from Hell, Frankenstein tentera de reproduire le martyre de Sarah en l'accouplant avec le monstre agonisant. Les drogues que Frankenstein entend donner au monstre sont l'équivalent de l'alcool qui déchaîne les pulsions du directeur. Dans la Bible, Sarah est le nom de l'épouse d'Abraham, " première d'une série de femmes stériles à qui Yahvé accorde la naissance de fils marqués du sceau divin » (4), ce qui en fait la mère du peuple d'Israël ainsi qu'une préfiguration de la Vierge Marie. Dans le registre des parodies monstrueuses de la religion qu'affectionne Fisher, Sarah est désignée pour donner naissance à une nouvelle humanité dont Frankenstein serait le créateur. Sarah représente, pour le baron, le fétiche absolu de la création : l'appareil génital féminin. Frankenstein fait accomplir à son désir de chair un tour complet. Dans ses multiples dérivations, la pulsion en arrive à se confondre avec la reproduction naturelle. Nous avons alors pénétré dans le dernier cercle. Même si le projet de Frankenstein se solde par un nouvel échec, son énonciation suffit à le rendre effectif. Le monde de Frankenstein se superpose au notre, contour contre contour. Plus rien ne permet de distinguer ce qui nous appartient et ce qui appartient à Frankenstein.

Le père de la horde
Pour ordonner cette ébauche de monde, Frankenstein va lui fournir une loi : la prohibition de l'inceste. Cette loi régit le montage et la mise en scène de Fisher : aucun plan, aucune scène ne réunira le directeur et Sarah, celle-ci partageant pourtant l'espace de tous les personnages. Dans le même mouvement voyant Frankenstein assembler un monstre, Sarah construit un père. A l'intérieur du monstre s'affrontent les deux modes de la chair que définit Julia Kristeva : " d'une part proche de la chair (basar) hébraïque, elle indique un "corps" pulsion avide, affronté à la sévérité de la loi ; de loutre un "corps" assoupli, corps pneumatique puisque spirituel, entièrement renversé dans la parole (divine) pour devenir beauté et amour. "' (5) Versés dans la sculpture, la musique et les mathématiques, Herr Tarmud et le professeur Durendel, peuvent être considérés comme des exemples de "corps pneumatiques" en opposition au directeur, l'homme des "bas désirs" de la "pulsion avide". Le père colossal, bon et aimant que l'Ange a façonné, ira châtier le directeur en lui crevant les yeux, punition classique des auteurs d'inceste. Le cycle des pères peut s'achever puisque Herr Schneider, l'homme qui a donné son corps au monstre, est mort lui aussi en s'éborgnant sur une grille. La blessure, comme une suture inversée, achève de confondre toutes les images du père déclinées par l'Ange.



La mise en pièces du monstre par les aliénés est l'illustration littérale du mythe freudien de la horde primitive dans Totems et tabous. "Qu'ils aient mangé le cadavre de leur père — il n’y a à cela rien d’étonnant étant donné qu’il s’agit de primitifs cannibales. L’aïeul violent était certainement le modèle envié et redouté de chacun des membres de cette association fraternelle. Or, par l’acte de l’absorption ils réalisaient avec leur identification lui, s'appropriaient chacun une partie de sa force. Le repas totémique qui est peut-être la première fête de l’humanité, serait la reproduction et comme la fête commémorative de cet acte mémorable et criminel qui a servi ae point de départ a tant de choses : organisations sociales, restrictions morales, religions. " Par l'anéantissement du monstre, Frankenstein accomplit son projet : donner naissance à l'humanité, assembler selon une loi ses fragments épars.

Dans l'adaptation du texte, Fisher filme autant la naissance de l'humanité que celle de la psychanalyse elle-même. Virgile était à la lisière des civilisations païennes et chrétiennes (" Virgile reste païen, figure mélancolique arrêtée sur le bord d’un monde qu'il annonce sans le connaître " (6)). De la même façon, même si Frankenstein parvient à greffer des cerveaux, s'il réussit à capturer l'âme (dans Frankenstein Created Woman), son échec réside dans son impuissance à envisager la psyché humaine. Fisher explique ainsi les échecs répétés de Frankenstein : 'Il croit créer un être en créant de la chair, il est forcément voué à l’échec. '' (7).
Frankenstein, qui avoue ne pas savoir comment soigner les fous, se tient au bord de ce nouveau monde que va amener la psychanalyse. En Frankenstein et Simon se superpose un autre couple, dans la continuité mythique de Virgile et Dante : Charcot et Freud. L'asile symbolise cette préhistoire de la psychanalyse, ces années d'étude de Freud auprès de Charcot à la Salpetrière, souvent appelée l'Enfer.

La Vita Nuova

Lors du supplice de Simon, Frankenstein entre en scène selon le mode qu'Alain Chareyre- Méjan nomme le toujours déjà là. 11 ne surgit pas dans le champ, il l'occupe de toute éternité. Le seul mouvement du plan est un zoom qui accentue sa présence. Cette sur-présence apparaît comme le signe du vide qui définit Frankenstein. Le baron n'existe jamais avant que l'humanité n'expose sa négation. Lorsqu'il fait visiter la cellule du monstre, Herr Schneider, celle-ci est vide. Chez Deleuze, la place vide renvoie à un " occupant sans place, toujours surnuméraire et toujours déplacé. " (8)



Tel serait le monstre, cette multiplicité, cet homme toujours étranger à l'humanité. Le monstre traversera le film, masse de souffrance entre deux néants, de son extraction du vide à son dépeçage par la meute.
L'asile, qui n'existe que par son enceinte le séparant du monde tout en l'y incluant, est le lieu des cycles négatifs. Fisher achève le cycle en évacuant Frankenstein du monde, en le renvoyant à sa propre existence mythique. Après la destruction de la créature, Frankenstein retourne dans son laboratoire et songe déjà à reprendre ses expériences. Un lent travelling nous fait alors sortir de l'asile, laissant les personnages à leur cycle infini. Deleuze soulignait une réflexion de Sabatier sur les "faux happy ends" de l'œuvre de Fisher, dans lesquels les personnages "honnêtes oublient toute les terreurs par lesquelles ils sont passés" (9). Cette fonction d'oubli concerne également les monstres, les personnages malfaisants, toujours renaissants. La fin de The Monster from Hell place Frankenstein au cœur de l'oubli, dans le vide, la totale disparition au monde. Frankenstein rejoint son propre mythe, qui existe sans plus avoir besoin de se jouer devant nous (les fous, avides de sang et de violence ont été renvoyés dans leurs cellules). "Nous avons tout notre temps "dit-il. L'Ange a parlé, mais la mort de la créature l'a fait retomber dans son mutisme. Dans son sourire final, Sarah redevient ce corps mystérieux, inaccessible.
En isolant ses figures, Fisher rejouait une dernière fois le mythe fondateur de l'horreur gothique. Pourtant, le cinéaste clôt le cycle en incluant d'autres images, celles-là même dont il semblait se protéger. On ne peut s'empêcher de voir dans la destruction du monstre l'écho d'autres repas barbares : ceux qui dans Night of the Living Dead (10) achevaient l'espèce humaine. En se posant en fondateur d'une horreur tout à la fois viscérale, cérébrale et politique, le cinéma de Terence Fisher parvient lui aussi au terme de son cycle.





1. Jacqueline Risset, Dante écrivain ou l'Intelleto d’amore, fiction & Cie, Seuil 1982, p. 197.
2. J.-M. Sabatier, Les Classique du cinéma fantastique. Op. cit., p. 147.
3. R. Barthes, S/Z (1970), Point, 1976, p. 204.
4. André Marie Gérard, Dictionnaire de la Bible, coll. Bouquins, 1990, p. 1249.
5. J. Kristeva, Pouvoir de l’horreur, Ed. du Seuil, coll. Essais, p. 146.
6. Dante, op.cit., p. 113.
7. Entretien avec Terence Fisher, op.cit., p.24.
8. G. Deleuze, Logique du sens, op.cit., p.56
9. G. Deleuze, L'image-mouvement. Op.cit., p.179.
10. Dans l’ultime volet de la trilogie des morts-vivants (Day of the Dead, 1987), Romero semble lui-aussi assumer une filiation avec le maître britannique : outre la localisation du film dans un lieu clos, le surnom du chirurgien est Frankenstein, son assistant se nomme Fisher, et l’héroïne est prénommée Sarah. Le nom la désigne également comme la mère d’une nouvelle humanité, d’un peuple élu en quête d’une terre promise.



Les cycles de dégradation chez Terence Fisher (2)

II. Le monde de Frankenstein


Cette idole, cette abominable poupée que j’ai fabriquée à la place de l’image vivante de Dieu dont ma chair priait le sceau empreint.
Paul Claudel, Le Soulier de satin



Les ruines du gothique
La première dégradation perceptible dans The Monster from Hell est celle que Fisher impose au gothique anglais. En dix minutes, Fisher remet en scène le scénario archétypal de la série. Un résurrectionniste déterre un cadavre pour le vendre à un médecin. Celui-ci, au lieu de la figure attendue de Peter Cushing, se révèle un jeune homme, nommé Simon Helder. Juge et arrêté, Simon est envoyé pour cinq ans dans un asile, le même où, apprend-on, Frankenstein est allé finir ses jours.
Privés de la figure qui les motivait, qui faisait circuler le désir et les pulsions, les situations et lieux familiers du cycle semblent exsangues, tournent à la parodie. Les rouges brûlants et les verts morbides sont révolus, remplacés par des tons étouffés. Le policier devient un personnage burlesque qui trébuche dans une tombe et renverse un bocal d'yeux qui roulent comme des billes. La taverne lieu-clé de l'univers fisherien, est ici déserte et proche de la fermeture, symptôme d’un monde agonisant. Œuvre testamentaire, The Monster from Hell signe l'adieu de Fisher au cinéma, celui de Peter Cushing au rôle qui l'a rendu célèbre et, d'une façon générale, achève l'histoire de la Hammer. Alors que le film d'horreur est entré dans une nouvelle modernité avec Night of the Living Dead et The Exorcist, Fisher, une dernière fois, redonne vie à sa créature.
The Monster from Hell prend comme claire référence la Divine comédie voyant Dante rejoindre aux enfers Virgile, son prédécesseur et maître : " C'est en fait par la vertu de son disciple Dante au il revient à la vie, sortant du long silence qui l'avait affaibli" (1). Comme Virgile, Frankenstein n'est plus qu'une ombre, une figure presque immatérielle. Accentuant le lien avec Dante - scribe de sa propre aventure - le nom de Simon Helder redouble celui de John Elder, pseudonyme du producteur Anthony Hinds, auteur du script de The Monster from Hell et de nombreux films Hammer. Une dernière fois, Frankenstein va tenter de percer le mystère des origines.

L'homme anatomique




Avec une ironie toute bunuelienne, Fisher commence par régler la question de l’origine divine : Dieu est retenu aux enfers, vieillard sénile, les bras en croix contre le mur de sa cellule.
" - Comment se porte Dieu aujourd'hui ? " demande Frankenstein. —
" - Dieu est toujours en parfaite santé, répond l'aliéné, mais le bras de Herr Müller le fait souffrir. "



Frankenstein va lui aussi en finir avec le jugement de Dieu, ce père indigne qui a légué à l'homme la chair, c'est-à-dire la souffrance. "Frankenstein, s’interroge Fisher, est-il un grand idéaliste qui a vendu son âme au Diable ? Il a vu trop de difformités dans l'humanité : son but est d’y, remédier. Par la suite, il en est arrive au point où il pense : je peux créer l'homme bien mieux que Dieu ne le fit. Est-ce que Frankenstein est un grand athée qui ne croît pas en Dieu ou est-il un homme profondément religieux ?" (8)
Avant qu'un détour complexe ne remette en scène la figure de la Vierge, Fisher aborde la conception rationnelle de l'homme. Simon feuillette un livre attribué à Frankenstein mais reproduisant les gravures de l'ouvrage d'André Vésale, De humani corporis fabrica (1543). Inventeur de l'anatomie moderne, Vésale a imposé une révolution à tous les niveaux. Dans la crainte de toucher à un corps créé par Dieu, les médecins s'en tenaient aux thèses de Galien qui avaient valeur de dogme. Ayant vécu sous Marc Aurèle de 129 à 199, Galien avait élaboré ses théories à partir de la dissection animale. D'autre part, les tâches de la séance d'anatomie étaient réparties entre le savant qui du haut de sa chaire lisait un ouvrage de Galien et un "barbier" qui effectuait les opérations en désignant tant bien que mal les organes. Vésale a fait descendre l'anatomiste de sa conception virtuelle pour le confronter à son sujet même, le corps humain dont la connaissance ne s'acquiert que par la dissection. On a nommé "homme de Vésale", cette nouvelle créature se revendiquant comme sa propre origine, recelant en elle les éléments de son étude. L'appellation se confond avec les magnifiques gravures d'écorchés qui possèdent aujourd'hui un caractère avant tout fantastique. Désigné comme père de l'anatomie moderne, Frankenstein représente l'irrémédiable coupure avec l'origine divine.



Fisher dissimule derrière une gravure de Vésale le laboratoire secret du baron. Ironiquement, sous la "construction du corps humain" se trouve la fabrique des monstres. S'ouvrant pour dévoiler le monstre, "l'homme de Vésale" dévoile "l'homme de Frankenstein".



Vésale, en rendant visible ce labyrinthe de veines et de tendons, ces visages sans identité, a révélé ce monstre intime. Le "monstre de l'enfer" dans sa peau d'animal, la confusion de ses instincts, vient également de l'intérieur de notre espèce. L'anatomiste a donc inventé une nouvelle visibilité de l'homme, éclairant violemment ce que l'on a coutume de nommer la "nuit du corps". Symbolisant cette visibilité, l'œil occupe une place principale parmi les organes convoités par Frankenstein. "Il voit, il m'a vu "dira le baron lorsque le monstre ouvre les yeux pour la première fois. Fisher va naturellement placer l'image cinématographique à la suite de l'anatomie. Feuilletant l'ouvrage et faisant s'enchaîner les gravures, Simon le transforme en flip book. Mais les figures, toutes différentes, ne peuvent réellement s'animer. Il leur manque une continuité, un principe de vie artificiel : le fractionnement du mouvement.
A son entrée à l'asile, Simon est mis à l'épreuve de cette visibilité, subit une dissection in vivo. Devant les fous tenant lieu de public, Simon est déshabillé et frappé avec le jet d'une lance d'incendie. Le hall se transforme en chambre noire et le jet devient un faisceau lumineux qui commence par aveugler Simon en le frappant au visage. Capturé par le jet, Simon, danse pour garder son équilibre, est projeté contre le mur puis s'écroule au sol. Simon adopte les poses des martyrs, rappelant les suppliciés qui fournirent leurs corps aux écorchés de Vésale, et retrouve même un instant les gestes de Karloff tourmenté par une torche dans le Frankenstein de Whale. L'arrivée du baron arrête le supplice. Une aliénée s'écrie alors : "Oh chic ! Lui aussi doit faire partie du spectacle ! ". Fisher fait entrer son personnage en scène en deux plans en faux-raccord et un zoom avant. La violence de cette apparition est en porte-à-faux avec le classicisme sec, quasi mathématique, du style de Fisher.



L'épure du corps de Simon sur fond noir, réduit à son seul mouvement, permet à Fisher de revenir sur l'origine du cinéma et en particulier les films de Marey. On pense aux célèbres images de l'homme qui marche ou encore à ces membres séparés de leur corps (par exemple un genou et un mollet), isolés pour étudier une articulation. Si l'homme de l'anatomie définissait notre espèce, témoignait de notre organisme commun, le cinéma a inventé notre automate intime.

Besoins et plaisirs
Le passage dans le monde de Frankenstein s'effectue par la désappropriation de sa chair. On notera la similitude entre le supplice de Simon et la danse du mendiant de The Curse of the Werewolf. Dans les deux cas, l'humiliation renvoie l'homme à un pantin qui finit par s'écrouler à terre. A ce point d'épuisement, lorsque le corps ne peut plus soutenir l'être, Frankenstein apparaît. Une fois encore, son pouvoir se nourri de la dégradation de la chair, de la dégénérescence des instincts - ici le sadisme des gardiens et des aliénés. Plus tard Frankenstein arrêtera une tentative de viol du directeur sur une détenue. Nulle commisération de la part du baron, il signifie par là que toutes les chairs lui appartiennent en propre, que nul n'a le droit d'y toucher.
" — Père, mous souffririons bien moins si tu nous mangeais. Tu nous as vêtu de ces pauvres chairs, enlève-les nous. "
La prière des enfants d'Ugolino dans L'Enfer devient la loi première qui régit le monde de Frankenstein. Lorsque, après son supplice, nous retrouvons Simon dans le bureau de Frankenstein, son torse emmailloté rappelle celui des monstres de la série. Frappant sur son genou pour vérifier ses réflexes, le docteur semble animer une marionnette. Puis il pose ses mains gantées de noir sur les yeux de Simon pour tester sa vision, cachant l'une et puis l'autre partie du visage. Semblant exécuter un rituel magique de possession, Frankenstein se livre sur le jeune homme à une séparation symbolique.



Brûlées à la fin de Frankenstein Must Be Destroyed, les mains du baron ne peuvent plus exercer la chirurgie. Ces "mains négatives" vont modeler l'anatomie intime des pulsions et instincts. Dans le film précédent, Frankenstein viole une jeune fille : "les cadavres me son indispensable pour mes besoins, dit-il, et les femmes pour mon plaisir". Dans la chair morte ou vivante, la pulsion trouve sa nourriture, ses énergies fondamentales : besoin et plaisir. Frankenstein exécutait le viol avec une froideur chirurgicale, visant l'esprit de la jeune fille. Le baron se livrait à une opération sur le psychisme de sa victime pour établir sa domination.

1. L Gillet, Dante, Les Grandes études littéraires, Fayard 1965, p. 113.

2. Entretien avec Terence Fisher Terence Fisher, Stéphane Bourgoin, Edilig 1984, p. 24.


Les cycles de dégradation chez Terence Fisher (1)



La plus monstrueuse des anatomies





Cinéaste-clé de la Hammer, inventeur du cinéma d'horreur anglais, l'importance de Terence Fisher dépasse la simple situation historique qui a permis à une petite compagnie britannique de tourner une série de remakes en couleur des classiques de l'Universal. L'œuvre de Fisher, essentiellement naturaliste, met en scène une humanité ravagée par ses instincts, impitoyablement ramenée au niveau de la bête : l'animal humain dont l'espèce n'a pu se débarrasser. Comme le note Gilles Deleuze dans L’image-mouvement, Fisher fait passer le film d'horreur du domaine de l'affect (l'amour romantique des monstres de l'Universal) à celui des pulsions. Le fantastique permet à Fisher de donner une représentation immédiate à ces actes "préalables a toute différenciation de l'homme et de l'animal" (1). Fisher livre toujours une recréation de la figure monstrueuse classique, qui, si elle touche souvent au mythe, ne se contente jamais du simple folklore. L'œuvre de Terence Fisher est avant tout la recherche inlassable, toujours cruelle et désenchantée, de l'origine du Mal chez l'homme.

I. L'inclination des instincts




"On est frappé par la constante que mettent certain personnages à avilir leurs semblables, a les ramener au rang d'animal" (Jean-Marie Sabatier)

L'animal humain. 1 — la chaîne du Mal

Ovide, dans les Métamorphoses, rapporte le mythe d'Erysichthon, qui, après la destruction d'un arbre sacré, est frappé par la malédiction des Ménades. Celles-ci vont quérir la Faim, qui, tel un vampire, insuffle à Erysichthon un appétit insatiable. Sa réduction à un pur instinct animal entraîne Erysichthon dans un cycle de dégradation : après la dilapidation de sa fortune, il utilise la faculté de sa fille à se métamorphoser en bête pour la vendre à des maîtres successifs. Puis, son appétit ayant dépassé ses propres limites, Erysichthon finit par se dévorer lui- même. Après la prostitution de la fille ramenée à l'animal, il ne reste à la pulsion qu'à se nourrir du corps qu'elle habite. Cette absolue négativité, que la pulsion de dévoration entoure, pourrait illustrer la "fêlure" que Deleuze voit circuler chez les Rougon-Macquart de Zola. " L'hérédité n'est pas ce qui passe par la fêlure, elle est la fêlure elle-même : la cassure ou le trou, imperceptibles. Elle ne transmet rien sauf elle-même, d'un corps sain a un autre corps sain des Rougon-Macquart " (2).
Dans l'œuvre de Terence Fisher, le monstre prend également naissance lorsque les pulsions soumettent l'homme à leur dictature. Résultat d'une série de dégradations de l'être humain, le monstre est avant tout une construction. Les prologues mettent implacablement en place les éléments qui érigeront la figure monstrueuse. L'une des plus complexes genèses de l'œuvre fisherienne est celle dont est issu Léon, le loup-garou de Curse of The Werewolf (La Nuit du loup-garou, I960). Deux instincts cohabitent, la faim d'un mendiant croisant le sadisme d'un noble décadent, le marquis Siniestro.



La chaîne de dégradations qui aboutira à Léon débute lorsque Siniestro pousse à terre le cuisinier, l'obligeant à ramper sur le sol, parmi les victuailles renversées. Le marquis apparaît comme une énergie négative, renvoyant l'homme et la civilisation au niveau zéro, parmi les déchets. Cette énergie va s'exercer pleinement sur le mendiant. La question devient alors : quelle régression va adopter cette créature qui, déjà, est enclin à nier sa condition d'homme ? Alors que le marquis humilie le mendiant devant sa cour, sa femme tente de le raisonner : "Ne le ridiculisez pas, c'est un homme." Ce à quoi le marquis répond : " Je suppose que c'en est un, voyons cela, peut-être pouvons-nous le changer en animal domestique ?", avant d'abaisser sa victime à imiter un chien pour gagner sa nourriture. Toute la cruauté et les interrogations soulevées par l'œuvre de Fisher sont contenues dans ce dialogue : à quel point de dégradation les instincts animaux peuvent-ils conduire l'homme ? La fin du film apporte une terrible solution à l'expérience du marquis :
" Léon Carrido sera abattu d'une balle d’argent en plein cœur et en un plan très cruel qui bouleverse toute la tradition des films de lycanthropes, Fisher nous montre que même dans la mort, il conserve les traits du loup-garou. Le Mal est triomphant, le Mal est toujours triomphant de l'amour. " (3)
En Léon résonne la phrase de Nietzsche, qui pourrait valoir pour l'ensemble du naturalisme : " et souvent j'ai vu les fils être le secret dévoué du père". Dans The Hound of The Baskerville (Le Chien des Baskerville, 1958), la bestialité d'Hugo Baskerville, chassant la Bohémienne avec sa meute, se transmet à sa descendante, Cécile Stapleton. La jeune fille est le véritable "chien" des Baskerville qui rabat les hommes de la famille vers son père et les regarde mourir, exultant de jouissance sadique. Mais avant tout, le pouvoir de Cécile est de révéler aux hommes du clan Baskerville leur pulsion ancestrale de chasse et de prédation.
De fait, la séparation entre les bourreaux et les victimes chez Fisher est toujours ambiguë. On décèle chez le mendiant une attirance vers la dégradation, un penchant à accueillir la domination de Siniestro. Tous deux incarnent les faces d'un unique désir destructeur, une même pulsion de mort. Lorsque, échauffé par l'humiliation, prêt à commuer un plaisir en un autre, le marquis se retire dans ses appartements avec sa femme, le mendiant lui souhaite une bonne nuit. Répété deux fois, le salut grivois provoque la fureur du noble qui jette l'homme au cachot ; Siniestro n'a pu supporter de lire sur le visage obscène du mendiant l'expression de ses propres instincts. Fisher achèvera de confondre les deux personnages : des années plus tard, le château désert est devenu la tanière d'un Siniestro rongé par la syphilis. Le mendiant quant à lui, oublié de tous, s'est transformé en homme-bête dans son cachot. La syphilis devient le symbole d'un Mal lié à la chair, se propageant par contamination. Les instincts animaux du marquis trouvent chez le mendiant leur prolongement : il achèvera ainsi la tentative de viol de Siniestro sur une servante. Celle-ci est une jeune fille muette qui depuis son enfance lui apporte sa pitance. Le prisonnier déchiqueté les quartiers de viande en la regardant avec concupiscence. La dévoration et la pulsion sexuelle s'assouviront dans le viol qui donnera naissance à Léon. Lorsque plus tard Fisher alterne le meurtre d'une prostituée par la bête avec une orgie dans une taverne, il reproduit par le montage les origines du monstre. On peut considérer la multiplicité des origines comme un signe de monstruosité. Le monstre se définit bien comme un "montage" des pulsions, un chef-d'œuvre maléfique.

L'animal-humain. 2 — les sujets d'expérience
Pourtant, la circulation des pulsions ne peut se limiter à la seule hérédité. Ou, pour le dire autrement : c'est en suivant les détours qu'empruntent les pulsions que nous reconstruisons de monstrueuses hérédités.



Dans The Revenge of Frankenstein (La Revanche de Frankenstein, 1959), le baron rend un singe carnivore en lui greffant le cerveau d'un chat sauvage. Le singe est l'ébauche d'une expérience visant à doter Karl, un bossu à moitié paralysé, d'un nouveau corps. L'expérience semble réussir mais, après une rixe, le cerveau de Karl est endommagé. Peu à peu, il retrouve ses anciennes déformations tandis qu'une irrésistible pulsion cannibale le tourmente. A nouveau, Fisher inscrit la dévoration dans le prolongement de la pulsion sexuelle : dans un parc, Karl viole et dévore une jeune fille. L'ironie, constante chez Fisher, est à l'œuvre : la victime avait échoué à susciter le désir chez son fiancé. Karl apparaît comme l'actualisation monstrueuse des pulsions de la jeune fille, détruite par la bête qu'elle voulait éveiller. Un dialogue entre Frankenstein et son assistant annonçait déjà le passage de la bestialité à la pulsion sexuelle.
" Frankenstein. - II [le singe d'expérience] a dévoré sa femme.
Hans. - Vous voulez dire qu'il a mangé un autre singe ?
Frankenstein. - A qui donc voulez-vous qu’il ait été marié ? "
Le véritable "mariage" s'établit entre le singe et Karl, liés par la pulsion qui les pousse à manger leurs "fiancées". Le singe au cerveau de chat est désigné comme une créature de montage capable d'incorporer d'autres espèces. En faisant du singe cannibale le prédécesseur de Karl dans son expérience, Frankenstein invente une généalogie monstrueuse à l'être humain. Et il transmet à ses "enfants" son propre appétit de chair, son désir insatiable de posséder tous les organismes. Dans Frankenstein and the Monster from Hell (Frankenstein et le monstre de l'enfer, 1973), le baron, ne pouvant plus opérer avec ses mains brûlées, se servira de ses dents pour retenir un tendon. Empruntant le chemin de l'oralité, le rapport à la chair devient explicite, avoue sa nature cannibale. A la fin de The Revenge, le cerveau de Frankenstein est greffé sur un autre corps façonné à son image. En passant du docteur Frank au docteur Stein, le baron n'incarne alors plus qu'une fracture de l'être humain pour atteindre une dimension symbolique. Telle la fêlure des Rougon-Macquart qui "ne transmet rien sauf elle-même d'un corps sain à un autre corps sain ", Frankenstein actualise une force de désarticulation, toujours victorieuse, voyageant entre les êtres pour les mener à leur point définitif de dégradation.
Karl qui échange son corps contrefait pour une apparence normale, inverse les données traditionnelles de la monstruosité. Celle-ci ne va pas résider dans l'apparence mais dans la descente d'un être, non à son stade initial qui restait humain, mais à un état de pur déchet, à son degré zéro. L'absolu du cinéma de Terence Fisher est l'observation clinique de la chute d'un corps, ramené au niveau du sol. Car la descente de l'homme vers l'animal s'exprime littéralement par une perte de la stature humaine. Le sol est désigné comme le territoire de l'animal et des "bas désirs". A la fin de The Hound of the Baskerville, Cécile s'engloutira dans les marais, le sol mouvant de ses pulsions bestiales. En admirant sa nouvelle enveloppe, haute et droite, Karl semblait dire "je suis un homme", mais n'échappera pas à la terrible attraction du sol : ce qui se traîne à la fin, dans le salon de la bonne société, n'est plus qu'une chose, indescriptible, accusant son créateur. A la différence du folklore de l'Universal où la meute de villageois traque le monstre, c'est lui-même qui fait irruption dans la civilisation et la renvoie à son inhumanité. Karl figure l'obscène, les pulsions de sauvagerie, les instincts irrépressibles, qui débordent du cadre de la civilisation ; il s'expose comme l'animal humain que la société tente de contenir.




1834. The Poor Law.
Même si les aventures de Frankenstein se déroulent dans une Allemagne d'opérette, sa véritable situation géographique et historique est l'Angleterre de l'Ère Victorienne. Dans The Revenge, le baron occupe un rôle de pivot maléfique entre les classes sociales. Il tient un cabinet pour les riches et donne des soins "bénévoles" à l'hôpital des pauvres. Le physique d'oiseau de proie de Peter Cushing en fait l'idéale représentation du "prédateur" tel que le définit Deleuze, évoluant entre les milieux et les épuisant. Cependant, le pouvoir de Frankenstein ne saurait exister sans les actes qui rivent le corps à la dégradation. On voit une mère bourgeoise, à la vulgarité satisfaite évoquant la Mrs. van Hopper de Rebecca, tenter de "vendre" sa fille au docteur en prétextant une auscultation. L'emprise de Frankenstein sur les chairs est déjà contenue dans ces dérivations, lorsque le bordel prolonge le cabinet du médecin, lorsque la mère se transforme en maquerelle et la fille en prostituée, lorsque le corps à soigner devient une marchandise à estimer. Dans The Flesh and the Fiends (L'Impasse aux violences, John gilling, 1959), la prostituée remonte l'échelle sociale sous forme de cadavre, monnayée par les "résurrectionnistes" à l'anatomiste.

On mesure ce qui sépare The Curse of Frankenstein (Frankenstein s'est échappé, 1957), le premier film de la série, de The Revenge : Frankenstein ne trouve plus sa matière première dans les cimetières, il se sert parmi les "déchets" de l'asile des pauvres, inépuisable vivier de cobayes humains. Fisher revient avec précision sur une période de l'Ère Victorienne, lorsqu'on 1834 fut votée la loi de Less Eligibility ou Poor Law. Pour prendre en charge la nouvelle classe pauvre créée par l'industrialisation, une aide fut accordée aux indigents, impliquant la création d'asiles. Pour ne pas favoriser l'inactivité, cette aide ne devait en aucun cas être supérieure au salaire du plus pauvre des ouvriers. Le prolétariat anglais étant parmi les plus misérables d'Europe, on mesure l'hypocrisie de la Poor Law. Dans La Société victorienne, Monica Chariot et Roland Marx raportent le cas du directeur de l'asile d'Andover " convaincu d'avoir littéralement réduit à la famine et à la bestialité ses pensionnaires, conduits à se battre pour des lambeaux de chair et d’os qu’on envoyait aux ateliers pour être concassés et transformés en engrais. " (4)
Ainsi la civilisation industrielle exerce sur ses marginaux son mode propre de destruction, les transformant en déchets aptes à être recyclés. Plus loin les auteurs citent un article de Dickens pour The Uncommercial Traveller (1860) après une visite dans un asile : " Des grappes de bébés tenus sur les bras, des grappes lie mères et d'autres femmes malades dans les lits, des grappes d'aliénés, des jungles d'hommes dans les chambres pavées du bas, attendant le repas, de longues et longues rangées de vieillards dans les salles d’infirmerie du haut, épuisant leur vie harassante. "
(5)


La destruction de l'intégrité passe par le renvoi de l'homme à une multitude obscure, à une masse indéfinie où les maux se contaminent. Dans ce territoire de la souffrance, où nul n'est mort ni vivant, Frankenstein va déployer son activité, celle de " la pulsion (...) qui arrache déchire, désarticule " (6). Le symbole de ces êtres ramenés à leur plus faible organicité est un "monstre" assemblé par Frankenstein : un œil raccordé à un bras, chacun dans un aquarium, lui sert à étudier les réflexes. Le vrai pouvoir de Frankenstein est invisible, la chirurgie n'en illustre que le versant graphique, folklorique : séparer l'être humain pour en dégager l'écorché des appétits et des pulsions, le ramener à ses instincts primaires. En 1973, dans Frankenstein and the Monster from Hell, le baron va directement trouver la matière de ses expériences dans le lieu où les pulsions tentent d'être contenues, sont traitées en déchets. Fisher place Frankenstein au cœur de ce que Foucault nomme la "cité négative" : l'asile d'aliénés.

1 G. Deleuze, L'image-mouvement (1983), Ed. de minuit, 1991, p. 174.
2. G. Deleuze, Logique du sens (1969), Ed. de Minuit, 1997, p. 337.
3. J.-M. Sabatier, Les Classiques du cinéma fantastique, Jean-Marie Sabatier, Ed. Balland, 1973, p. 147.
4. Armand Colin, 1979, p. 152. 5. M., p. 153.
6. G. Deleuze, L'Image-mouvement, op. cit., p.180







Publié dans Simulacres n°4 (février-avril 2001)