mercredi 10 juin 2009

Les cycles de dégradation chez Terence Fisher (2)

II. Le monde de Frankenstein


Cette idole, cette abominable poupée que j’ai fabriquée à la place de l’image vivante de Dieu dont ma chair priait le sceau empreint.
Paul Claudel, Le Soulier de satin



Les ruines du gothique
La première dégradation perceptible dans The Monster from Hell est celle que Fisher impose au gothique anglais. En dix minutes, Fisher remet en scène le scénario archétypal de la série. Un résurrectionniste déterre un cadavre pour le vendre à un médecin. Celui-ci, au lieu de la figure attendue de Peter Cushing, se révèle un jeune homme, nommé Simon Helder. Juge et arrêté, Simon est envoyé pour cinq ans dans un asile, le même où, apprend-on, Frankenstein est allé finir ses jours.
Privés de la figure qui les motivait, qui faisait circuler le désir et les pulsions, les situations et lieux familiers du cycle semblent exsangues, tournent à la parodie. Les rouges brûlants et les verts morbides sont révolus, remplacés par des tons étouffés. Le policier devient un personnage burlesque qui trébuche dans une tombe et renverse un bocal d'yeux qui roulent comme des billes. La taverne lieu-clé de l'univers fisherien, est ici déserte et proche de la fermeture, symptôme d’un monde agonisant. Œuvre testamentaire, The Monster from Hell signe l'adieu de Fisher au cinéma, celui de Peter Cushing au rôle qui l'a rendu célèbre et, d'une façon générale, achève l'histoire de la Hammer. Alors que le film d'horreur est entré dans une nouvelle modernité avec Night of the Living Dead et The Exorcist, Fisher, une dernière fois, redonne vie à sa créature.
The Monster from Hell prend comme claire référence la Divine comédie voyant Dante rejoindre aux enfers Virgile, son prédécesseur et maître : " C'est en fait par la vertu de son disciple Dante au il revient à la vie, sortant du long silence qui l'avait affaibli" (1). Comme Virgile, Frankenstein n'est plus qu'une ombre, une figure presque immatérielle. Accentuant le lien avec Dante - scribe de sa propre aventure - le nom de Simon Helder redouble celui de John Elder, pseudonyme du producteur Anthony Hinds, auteur du script de The Monster from Hell et de nombreux films Hammer. Une dernière fois, Frankenstein va tenter de percer le mystère des origines.

L'homme anatomique




Avec une ironie toute bunuelienne, Fisher commence par régler la question de l’origine divine : Dieu est retenu aux enfers, vieillard sénile, les bras en croix contre le mur de sa cellule.
" - Comment se porte Dieu aujourd'hui ? " demande Frankenstein. —
" - Dieu est toujours en parfaite santé, répond l'aliéné, mais le bras de Herr Müller le fait souffrir. "



Frankenstein va lui aussi en finir avec le jugement de Dieu, ce père indigne qui a légué à l'homme la chair, c'est-à-dire la souffrance. "Frankenstein, s’interroge Fisher, est-il un grand idéaliste qui a vendu son âme au Diable ? Il a vu trop de difformités dans l'humanité : son but est d’y, remédier. Par la suite, il en est arrive au point où il pense : je peux créer l'homme bien mieux que Dieu ne le fit. Est-ce que Frankenstein est un grand athée qui ne croît pas en Dieu ou est-il un homme profondément religieux ?" (8)
Avant qu'un détour complexe ne remette en scène la figure de la Vierge, Fisher aborde la conception rationnelle de l'homme. Simon feuillette un livre attribué à Frankenstein mais reproduisant les gravures de l'ouvrage d'André Vésale, De humani corporis fabrica (1543). Inventeur de l'anatomie moderne, Vésale a imposé une révolution à tous les niveaux. Dans la crainte de toucher à un corps créé par Dieu, les médecins s'en tenaient aux thèses de Galien qui avaient valeur de dogme. Ayant vécu sous Marc Aurèle de 129 à 199, Galien avait élaboré ses théories à partir de la dissection animale. D'autre part, les tâches de la séance d'anatomie étaient réparties entre le savant qui du haut de sa chaire lisait un ouvrage de Galien et un "barbier" qui effectuait les opérations en désignant tant bien que mal les organes. Vésale a fait descendre l'anatomiste de sa conception virtuelle pour le confronter à son sujet même, le corps humain dont la connaissance ne s'acquiert que par la dissection. On a nommé "homme de Vésale", cette nouvelle créature se revendiquant comme sa propre origine, recelant en elle les éléments de son étude. L'appellation se confond avec les magnifiques gravures d'écorchés qui possèdent aujourd'hui un caractère avant tout fantastique. Désigné comme père de l'anatomie moderne, Frankenstein représente l'irrémédiable coupure avec l'origine divine.



Fisher dissimule derrière une gravure de Vésale le laboratoire secret du baron. Ironiquement, sous la "construction du corps humain" se trouve la fabrique des monstres. S'ouvrant pour dévoiler le monstre, "l'homme de Vésale" dévoile "l'homme de Frankenstein".



Vésale, en rendant visible ce labyrinthe de veines et de tendons, ces visages sans identité, a révélé ce monstre intime. Le "monstre de l'enfer" dans sa peau d'animal, la confusion de ses instincts, vient également de l'intérieur de notre espèce. L'anatomiste a donc inventé une nouvelle visibilité de l'homme, éclairant violemment ce que l'on a coutume de nommer la "nuit du corps". Symbolisant cette visibilité, l'œil occupe une place principale parmi les organes convoités par Frankenstein. "Il voit, il m'a vu "dira le baron lorsque le monstre ouvre les yeux pour la première fois. Fisher va naturellement placer l'image cinématographique à la suite de l'anatomie. Feuilletant l'ouvrage et faisant s'enchaîner les gravures, Simon le transforme en flip book. Mais les figures, toutes différentes, ne peuvent réellement s'animer. Il leur manque une continuité, un principe de vie artificiel : le fractionnement du mouvement.
A son entrée à l'asile, Simon est mis à l'épreuve de cette visibilité, subit une dissection in vivo. Devant les fous tenant lieu de public, Simon est déshabillé et frappé avec le jet d'une lance d'incendie. Le hall se transforme en chambre noire et le jet devient un faisceau lumineux qui commence par aveugler Simon en le frappant au visage. Capturé par le jet, Simon, danse pour garder son équilibre, est projeté contre le mur puis s'écroule au sol. Simon adopte les poses des martyrs, rappelant les suppliciés qui fournirent leurs corps aux écorchés de Vésale, et retrouve même un instant les gestes de Karloff tourmenté par une torche dans le Frankenstein de Whale. L'arrivée du baron arrête le supplice. Une aliénée s'écrie alors : "Oh chic ! Lui aussi doit faire partie du spectacle ! ". Fisher fait entrer son personnage en scène en deux plans en faux-raccord et un zoom avant. La violence de cette apparition est en porte-à-faux avec le classicisme sec, quasi mathématique, du style de Fisher.



L'épure du corps de Simon sur fond noir, réduit à son seul mouvement, permet à Fisher de revenir sur l'origine du cinéma et en particulier les films de Marey. On pense aux célèbres images de l'homme qui marche ou encore à ces membres séparés de leur corps (par exemple un genou et un mollet), isolés pour étudier une articulation. Si l'homme de l'anatomie définissait notre espèce, témoignait de notre organisme commun, le cinéma a inventé notre automate intime.

Besoins et plaisirs
Le passage dans le monde de Frankenstein s'effectue par la désappropriation de sa chair. On notera la similitude entre le supplice de Simon et la danse du mendiant de The Curse of the Werewolf. Dans les deux cas, l'humiliation renvoie l'homme à un pantin qui finit par s'écrouler à terre. A ce point d'épuisement, lorsque le corps ne peut plus soutenir l'être, Frankenstein apparaît. Une fois encore, son pouvoir se nourri de la dégradation de la chair, de la dégénérescence des instincts - ici le sadisme des gardiens et des aliénés. Plus tard Frankenstein arrêtera une tentative de viol du directeur sur une détenue. Nulle commisération de la part du baron, il signifie par là que toutes les chairs lui appartiennent en propre, que nul n'a le droit d'y toucher.
" — Père, mous souffririons bien moins si tu nous mangeais. Tu nous as vêtu de ces pauvres chairs, enlève-les nous. "
La prière des enfants d'Ugolino dans L'Enfer devient la loi première qui régit le monde de Frankenstein. Lorsque, après son supplice, nous retrouvons Simon dans le bureau de Frankenstein, son torse emmailloté rappelle celui des monstres de la série. Frappant sur son genou pour vérifier ses réflexes, le docteur semble animer une marionnette. Puis il pose ses mains gantées de noir sur les yeux de Simon pour tester sa vision, cachant l'une et puis l'autre partie du visage. Semblant exécuter un rituel magique de possession, Frankenstein se livre sur le jeune homme à une séparation symbolique.



Brûlées à la fin de Frankenstein Must Be Destroyed, les mains du baron ne peuvent plus exercer la chirurgie. Ces "mains négatives" vont modeler l'anatomie intime des pulsions et instincts. Dans le film précédent, Frankenstein viole une jeune fille : "les cadavres me son indispensable pour mes besoins, dit-il, et les femmes pour mon plaisir". Dans la chair morte ou vivante, la pulsion trouve sa nourriture, ses énergies fondamentales : besoin et plaisir. Frankenstein exécutait le viol avec une froideur chirurgicale, visant l'esprit de la jeune fille. Le baron se livrait à une opération sur le psychisme de sa victime pour établir sa domination.

1. L Gillet, Dante, Les Grandes études littéraires, Fayard 1965, p. 113.

2. Entretien avec Terence Fisher Terence Fisher, Stéphane Bourgoin, Edilig 1984, p. 24.


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