mercredi 10 juin 2009

Les cycles de dégradation chez Terence Fisher (1)



La plus monstrueuse des anatomies





Cinéaste-clé de la Hammer, inventeur du cinéma d'horreur anglais, l'importance de Terence Fisher dépasse la simple situation historique qui a permis à une petite compagnie britannique de tourner une série de remakes en couleur des classiques de l'Universal. L'œuvre de Fisher, essentiellement naturaliste, met en scène une humanité ravagée par ses instincts, impitoyablement ramenée au niveau de la bête : l'animal humain dont l'espèce n'a pu se débarrasser. Comme le note Gilles Deleuze dans L’image-mouvement, Fisher fait passer le film d'horreur du domaine de l'affect (l'amour romantique des monstres de l'Universal) à celui des pulsions. Le fantastique permet à Fisher de donner une représentation immédiate à ces actes "préalables a toute différenciation de l'homme et de l'animal" (1). Fisher livre toujours une recréation de la figure monstrueuse classique, qui, si elle touche souvent au mythe, ne se contente jamais du simple folklore. L'œuvre de Terence Fisher est avant tout la recherche inlassable, toujours cruelle et désenchantée, de l'origine du Mal chez l'homme.

I. L'inclination des instincts




"On est frappé par la constante que mettent certain personnages à avilir leurs semblables, a les ramener au rang d'animal" (Jean-Marie Sabatier)

L'animal humain. 1 — la chaîne du Mal

Ovide, dans les Métamorphoses, rapporte le mythe d'Erysichthon, qui, après la destruction d'un arbre sacré, est frappé par la malédiction des Ménades. Celles-ci vont quérir la Faim, qui, tel un vampire, insuffle à Erysichthon un appétit insatiable. Sa réduction à un pur instinct animal entraîne Erysichthon dans un cycle de dégradation : après la dilapidation de sa fortune, il utilise la faculté de sa fille à se métamorphoser en bête pour la vendre à des maîtres successifs. Puis, son appétit ayant dépassé ses propres limites, Erysichthon finit par se dévorer lui- même. Après la prostitution de la fille ramenée à l'animal, il ne reste à la pulsion qu'à se nourrir du corps qu'elle habite. Cette absolue négativité, que la pulsion de dévoration entoure, pourrait illustrer la "fêlure" que Deleuze voit circuler chez les Rougon-Macquart de Zola. " L'hérédité n'est pas ce qui passe par la fêlure, elle est la fêlure elle-même : la cassure ou le trou, imperceptibles. Elle ne transmet rien sauf elle-même, d'un corps sain a un autre corps sain des Rougon-Macquart " (2).
Dans l'œuvre de Terence Fisher, le monstre prend également naissance lorsque les pulsions soumettent l'homme à leur dictature. Résultat d'une série de dégradations de l'être humain, le monstre est avant tout une construction. Les prologues mettent implacablement en place les éléments qui érigeront la figure monstrueuse. L'une des plus complexes genèses de l'œuvre fisherienne est celle dont est issu Léon, le loup-garou de Curse of The Werewolf (La Nuit du loup-garou, I960). Deux instincts cohabitent, la faim d'un mendiant croisant le sadisme d'un noble décadent, le marquis Siniestro.



La chaîne de dégradations qui aboutira à Léon débute lorsque Siniestro pousse à terre le cuisinier, l'obligeant à ramper sur le sol, parmi les victuailles renversées. Le marquis apparaît comme une énergie négative, renvoyant l'homme et la civilisation au niveau zéro, parmi les déchets. Cette énergie va s'exercer pleinement sur le mendiant. La question devient alors : quelle régression va adopter cette créature qui, déjà, est enclin à nier sa condition d'homme ? Alors que le marquis humilie le mendiant devant sa cour, sa femme tente de le raisonner : "Ne le ridiculisez pas, c'est un homme." Ce à quoi le marquis répond : " Je suppose que c'en est un, voyons cela, peut-être pouvons-nous le changer en animal domestique ?", avant d'abaisser sa victime à imiter un chien pour gagner sa nourriture. Toute la cruauté et les interrogations soulevées par l'œuvre de Fisher sont contenues dans ce dialogue : à quel point de dégradation les instincts animaux peuvent-ils conduire l'homme ? La fin du film apporte une terrible solution à l'expérience du marquis :
" Léon Carrido sera abattu d'une balle d’argent en plein cœur et en un plan très cruel qui bouleverse toute la tradition des films de lycanthropes, Fisher nous montre que même dans la mort, il conserve les traits du loup-garou. Le Mal est triomphant, le Mal est toujours triomphant de l'amour. " (3)
En Léon résonne la phrase de Nietzsche, qui pourrait valoir pour l'ensemble du naturalisme : " et souvent j'ai vu les fils être le secret dévoué du père". Dans The Hound of The Baskerville (Le Chien des Baskerville, 1958), la bestialité d'Hugo Baskerville, chassant la Bohémienne avec sa meute, se transmet à sa descendante, Cécile Stapleton. La jeune fille est le véritable "chien" des Baskerville qui rabat les hommes de la famille vers son père et les regarde mourir, exultant de jouissance sadique. Mais avant tout, le pouvoir de Cécile est de révéler aux hommes du clan Baskerville leur pulsion ancestrale de chasse et de prédation.
De fait, la séparation entre les bourreaux et les victimes chez Fisher est toujours ambiguë. On décèle chez le mendiant une attirance vers la dégradation, un penchant à accueillir la domination de Siniestro. Tous deux incarnent les faces d'un unique désir destructeur, une même pulsion de mort. Lorsque, échauffé par l'humiliation, prêt à commuer un plaisir en un autre, le marquis se retire dans ses appartements avec sa femme, le mendiant lui souhaite une bonne nuit. Répété deux fois, le salut grivois provoque la fureur du noble qui jette l'homme au cachot ; Siniestro n'a pu supporter de lire sur le visage obscène du mendiant l'expression de ses propres instincts. Fisher achèvera de confondre les deux personnages : des années plus tard, le château désert est devenu la tanière d'un Siniestro rongé par la syphilis. Le mendiant quant à lui, oublié de tous, s'est transformé en homme-bête dans son cachot. La syphilis devient le symbole d'un Mal lié à la chair, se propageant par contamination. Les instincts animaux du marquis trouvent chez le mendiant leur prolongement : il achèvera ainsi la tentative de viol de Siniestro sur une servante. Celle-ci est une jeune fille muette qui depuis son enfance lui apporte sa pitance. Le prisonnier déchiqueté les quartiers de viande en la regardant avec concupiscence. La dévoration et la pulsion sexuelle s'assouviront dans le viol qui donnera naissance à Léon. Lorsque plus tard Fisher alterne le meurtre d'une prostituée par la bête avec une orgie dans une taverne, il reproduit par le montage les origines du monstre. On peut considérer la multiplicité des origines comme un signe de monstruosité. Le monstre se définit bien comme un "montage" des pulsions, un chef-d'œuvre maléfique.

L'animal-humain. 2 — les sujets d'expérience
Pourtant, la circulation des pulsions ne peut se limiter à la seule hérédité. Ou, pour le dire autrement : c'est en suivant les détours qu'empruntent les pulsions que nous reconstruisons de monstrueuses hérédités.



Dans The Revenge of Frankenstein (La Revanche de Frankenstein, 1959), le baron rend un singe carnivore en lui greffant le cerveau d'un chat sauvage. Le singe est l'ébauche d'une expérience visant à doter Karl, un bossu à moitié paralysé, d'un nouveau corps. L'expérience semble réussir mais, après une rixe, le cerveau de Karl est endommagé. Peu à peu, il retrouve ses anciennes déformations tandis qu'une irrésistible pulsion cannibale le tourmente. A nouveau, Fisher inscrit la dévoration dans le prolongement de la pulsion sexuelle : dans un parc, Karl viole et dévore une jeune fille. L'ironie, constante chez Fisher, est à l'œuvre : la victime avait échoué à susciter le désir chez son fiancé. Karl apparaît comme l'actualisation monstrueuse des pulsions de la jeune fille, détruite par la bête qu'elle voulait éveiller. Un dialogue entre Frankenstein et son assistant annonçait déjà le passage de la bestialité à la pulsion sexuelle.
" Frankenstein. - II [le singe d'expérience] a dévoré sa femme.
Hans. - Vous voulez dire qu'il a mangé un autre singe ?
Frankenstein. - A qui donc voulez-vous qu’il ait été marié ? "
Le véritable "mariage" s'établit entre le singe et Karl, liés par la pulsion qui les pousse à manger leurs "fiancées". Le singe au cerveau de chat est désigné comme une créature de montage capable d'incorporer d'autres espèces. En faisant du singe cannibale le prédécesseur de Karl dans son expérience, Frankenstein invente une généalogie monstrueuse à l'être humain. Et il transmet à ses "enfants" son propre appétit de chair, son désir insatiable de posséder tous les organismes. Dans Frankenstein and the Monster from Hell (Frankenstein et le monstre de l'enfer, 1973), le baron, ne pouvant plus opérer avec ses mains brûlées, se servira de ses dents pour retenir un tendon. Empruntant le chemin de l'oralité, le rapport à la chair devient explicite, avoue sa nature cannibale. A la fin de The Revenge, le cerveau de Frankenstein est greffé sur un autre corps façonné à son image. En passant du docteur Frank au docteur Stein, le baron n'incarne alors plus qu'une fracture de l'être humain pour atteindre une dimension symbolique. Telle la fêlure des Rougon-Macquart qui "ne transmet rien sauf elle-même d'un corps sain à un autre corps sain ", Frankenstein actualise une force de désarticulation, toujours victorieuse, voyageant entre les êtres pour les mener à leur point définitif de dégradation.
Karl qui échange son corps contrefait pour une apparence normale, inverse les données traditionnelles de la monstruosité. Celle-ci ne va pas résider dans l'apparence mais dans la descente d'un être, non à son stade initial qui restait humain, mais à un état de pur déchet, à son degré zéro. L'absolu du cinéma de Terence Fisher est l'observation clinique de la chute d'un corps, ramené au niveau du sol. Car la descente de l'homme vers l'animal s'exprime littéralement par une perte de la stature humaine. Le sol est désigné comme le territoire de l'animal et des "bas désirs". A la fin de The Hound of the Baskerville, Cécile s'engloutira dans les marais, le sol mouvant de ses pulsions bestiales. En admirant sa nouvelle enveloppe, haute et droite, Karl semblait dire "je suis un homme", mais n'échappera pas à la terrible attraction du sol : ce qui se traîne à la fin, dans le salon de la bonne société, n'est plus qu'une chose, indescriptible, accusant son créateur. A la différence du folklore de l'Universal où la meute de villageois traque le monstre, c'est lui-même qui fait irruption dans la civilisation et la renvoie à son inhumanité. Karl figure l'obscène, les pulsions de sauvagerie, les instincts irrépressibles, qui débordent du cadre de la civilisation ; il s'expose comme l'animal humain que la société tente de contenir.




1834. The Poor Law.
Même si les aventures de Frankenstein se déroulent dans une Allemagne d'opérette, sa véritable situation géographique et historique est l'Angleterre de l'Ère Victorienne. Dans The Revenge, le baron occupe un rôle de pivot maléfique entre les classes sociales. Il tient un cabinet pour les riches et donne des soins "bénévoles" à l'hôpital des pauvres. Le physique d'oiseau de proie de Peter Cushing en fait l'idéale représentation du "prédateur" tel que le définit Deleuze, évoluant entre les milieux et les épuisant. Cependant, le pouvoir de Frankenstein ne saurait exister sans les actes qui rivent le corps à la dégradation. On voit une mère bourgeoise, à la vulgarité satisfaite évoquant la Mrs. van Hopper de Rebecca, tenter de "vendre" sa fille au docteur en prétextant une auscultation. L'emprise de Frankenstein sur les chairs est déjà contenue dans ces dérivations, lorsque le bordel prolonge le cabinet du médecin, lorsque la mère se transforme en maquerelle et la fille en prostituée, lorsque le corps à soigner devient une marchandise à estimer. Dans The Flesh and the Fiends (L'Impasse aux violences, John gilling, 1959), la prostituée remonte l'échelle sociale sous forme de cadavre, monnayée par les "résurrectionnistes" à l'anatomiste.

On mesure ce qui sépare The Curse of Frankenstein (Frankenstein s'est échappé, 1957), le premier film de la série, de The Revenge : Frankenstein ne trouve plus sa matière première dans les cimetières, il se sert parmi les "déchets" de l'asile des pauvres, inépuisable vivier de cobayes humains. Fisher revient avec précision sur une période de l'Ère Victorienne, lorsqu'on 1834 fut votée la loi de Less Eligibility ou Poor Law. Pour prendre en charge la nouvelle classe pauvre créée par l'industrialisation, une aide fut accordée aux indigents, impliquant la création d'asiles. Pour ne pas favoriser l'inactivité, cette aide ne devait en aucun cas être supérieure au salaire du plus pauvre des ouvriers. Le prolétariat anglais étant parmi les plus misérables d'Europe, on mesure l'hypocrisie de la Poor Law. Dans La Société victorienne, Monica Chariot et Roland Marx raportent le cas du directeur de l'asile d'Andover " convaincu d'avoir littéralement réduit à la famine et à la bestialité ses pensionnaires, conduits à se battre pour des lambeaux de chair et d’os qu’on envoyait aux ateliers pour être concassés et transformés en engrais. " (4)
Ainsi la civilisation industrielle exerce sur ses marginaux son mode propre de destruction, les transformant en déchets aptes à être recyclés. Plus loin les auteurs citent un article de Dickens pour The Uncommercial Traveller (1860) après une visite dans un asile : " Des grappes de bébés tenus sur les bras, des grappes lie mères et d'autres femmes malades dans les lits, des grappes d'aliénés, des jungles d'hommes dans les chambres pavées du bas, attendant le repas, de longues et longues rangées de vieillards dans les salles d’infirmerie du haut, épuisant leur vie harassante. "
(5)


La destruction de l'intégrité passe par le renvoi de l'homme à une multitude obscure, à une masse indéfinie où les maux se contaminent. Dans ce territoire de la souffrance, où nul n'est mort ni vivant, Frankenstein va déployer son activité, celle de " la pulsion (...) qui arrache déchire, désarticule " (6). Le symbole de ces êtres ramenés à leur plus faible organicité est un "monstre" assemblé par Frankenstein : un œil raccordé à un bras, chacun dans un aquarium, lui sert à étudier les réflexes. Le vrai pouvoir de Frankenstein est invisible, la chirurgie n'en illustre que le versant graphique, folklorique : séparer l'être humain pour en dégager l'écorché des appétits et des pulsions, le ramener à ses instincts primaires. En 1973, dans Frankenstein and the Monster from Hell, le baron va directement trouver la matière de ses expériences dans le lieu où les pulsions tentent d'être contenues, sont traitées en déchets. Fisher place Frankenstein au cœur de ce que Foucault nomme la "cité négative" : l'asile d'aliénés.

1 G. Deleuze, L'image-mouvement (1983), Ed. de minuit, 1991, p. 174.
2. G. Deleuze, Logique du sens (1969), Ed. de Minuit, 1997, p. 337.
3. J.-M. Sabatier, Les Classiques du cinéma fantastique, Jean-Marie Sabatier, Ed. Balland, 1973, p. 147.
4. Armand Colin, 1979, p. 152. 5. M., p. 153.
6. G. Deleuze, L'Image-mouvement, op. cit., p.180







Publié dans Simulacres n°4 (février-avril 2001)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.