mercredi 10 juin 2009

Les cycles de dégradation chez Terence Fisher (3)



III. L'existence mythique





Écrire le corps, ni les muscles, ni les os, ni les nerfs, mais le reste ; un ça, balourd, fibreux, pelucheux, effiloché, la houppelande d'un clown.
Roland Barthes

La grande silencieuse
Surnommée l'Ange par les pensionnaires, Sarah est une jeune fille muette qui l'assiste dans ses soins aux malades et ses travaux de chirurgie. Sarah recueille les traits de la donna angelicata, " - femme angélisée - c'est-à-dire désexualisée par un processus d'idéalisation " (1), mais l'énigme du personnage réside dans sa participation aux opérations du baron.





Le négatif de Sarah est la sexualité, constante du personnage féminin chez Terence Fisher qui " aurait plutôt tendance a. être habillé jusqu’ au cou et à porter deux ceintures de chasteté au lieu d’une (2)". Le rapport phobique de Sarah à la chair — un baiser de Simon sur son front semble la brûler — véhicule un agent de destruction aussi puissant que les instincts animaux qui parcourent l'asile.
La chair de Sarah, forclose mais semblant à vif, la rapproche de l'état inassignable des écorchés de Vésale. Ceux-ci sont tout à la fois des statues à la chair offerte, mais semblent dégagés de leur corps. Le viol dont elle a été la victime est à l'origine du rapport étranger que Sarah entretient avec son propre corps. Sarah, par sa nature presque ontologique de vierge, représente un tabou, dont le contact a le pouvoir de déchirer les hommes. Innocente mais contaminée par le Mal, elle ne peut que transmettre la destruction, une négativité pure. Herr Tarmud, qui donnera ses mains au monstre, offre à la jeune fille une figurine, un oiseau dont les ailes levées rappellent évidemment celles d'un ange. Or la sculpture ne représente pas, comme on s'y attendrait, une colombe mais son inverse, un aigle. A l'Ange est désigné comme totem l'animal qui déchiqueté, le prédateur aux griffes acérées. Sarah exprime le pouvoir épidémique de la castration. " La castration est contagieuse, elle touche tout ce qu’elle approche. " (3)




Sarah est prisonnière d'un cycle perpétuel de déchirure et de suture, puisque c'est également elle qui coud les mains du monstre. L'asile, ce lieu clos tout en cellules et couloirs, représente la claustration mentale de la jeune fille. L'asile est le lieu du dedans absolu, l'espoir que l'on perd en franchissant les portes de cet enfer est celui d'un ailleurs, d'un au-delà. Puisque même la mort est abolie, nul ne peut sortir du cercle, condamné à être déchiré, réassemblé, à renaître perpétuellement. " II faut partir d’ici " seront les seules paroles prononcées par Sarah. L'unique image de paix du film montrera Sarah endormie près de l'âtre, le monstre à ses côtés, dans un monde semblant enfin libéré de sa tension. Symbolisant les circuits cannibaliques de l'asile, Sarah est l'idole du monde de Frankenstein. Elle impose aux choses une fermeture phobique, rappelant les pentacles que dessinent les personnages de The Devil Rides Out (Les Vierges de Satan, 1967) pour se protéger des forces du Mal. A travers elle se raccordent les personnages qui construiront le monstre. La mélodie composée par le professeur Durendel (intitulée A mon cher Ange) s'insinue dans la cellule d'Herr Tarmud qui offre à Sarah la sculpture. L'Ange est le lien spirituel qui unit les deux hommes.



C'est parce que Sarah a vu son origine se retourner contre elle pour la détruire, posséder sa chair, qu'elle est retenue prisonnière de ce mouvement perpétuel lui faisant déchirer les chairs pour les recoudre. L'auteur du viol n'est autre que son père, le directeur. A partir de la connaissance de ce viol, Frankenstein a pris le pouvoir dans l'asile : "C'est pour cela que le professeur l'a attaqué, il avait découvert ce qu’il avait fait. C'est pourquoi je puis agir à ma guise ici, parce que moi aussi je le sais. Vous voilà dans le secret des dieux. " Toute la structure maléfique de l'asile s'étant construite sur sa propre expérience de dégradation, Sarah peut être vue comme l'unique "monstre de l'enfer". Le "secret des dieux" ? Le mal et la destruction de l'innocence sont à l'origine du monde.
Dans le cycle infernal, les souffrances sont amenées à se reproduire, gagnant à chaque retour une nouvelle monstruosité. Dans Frankenstein Created Women (Frankenstein créa la femme, 1966), Hans, enfant, est témoin de l'exécution de son père et ne peut s'empêcher de revenir sur la lande où se dresse la guillotine. Hans semble dessiner une série de cercles concentriques qui l'amèneront à se confondre avec le destin de son père : être lui aussi guillotiné. Dans The Monster from Hell, Frankenstein tentera de reproduire le martyre de Sarah en l'accouplant avec le monstre agonisant. Les drogues que Frankenstein entend donner au monstre sont l'équivalent de l'alcool qui déchaîne les pulsions du directeur. Dans la Bible, Sarah est le nom de l'épouse d'Abraham, " première d'une série de femmes stériles à qui Yahvé accorde la naissance de fils marqués du sceau divin » (4), ce qui en fait la mère du peuple d'Israël ainsi qu'une préfiguration de la Vierge Marie. Dans le registre des parodies monstrueuses de la religion qu'affectionne Fisher, Sarah est désignée pour donner naissance à une nouvelle humanité dont Frankenstein serait le créateur. Sarah représente, pour le baron, le fétiche absolu de la création : l'appareil génital féminin. Frankenstein fait accomplir à son désir de chair un tour complet. Dans ses multiples dérivations, la pulsion en arrive à se confondre avec la reproduction naturelle. Nous avons alors pénétré dans le dernier cercle. Même si le projet de Frankenstein se solde par un nouvel échec, son énonciation suffit à le rendre effectif. Le monde de Frankenstein se superpose au notre, contour contre contour. Plus rien ne permet de distinguer ce qui nous appartient et ce qui appartient à Frankenstein.

Le père de la horde
Pour ordonner cette ébauche de monde, Frankenstein va lui fournir une loi : la prohibition de l'inceste. Cette loi régit le montage et la mise en scène de Fisher : aucun plan, aucune scène ne réunira le directeur et Sarah, celle-ci partageant pourtant l'espace de tous les personnages. Dans le même mouvement voyant Frankenstein assembler un monstre, Sarah construit un père. A l'intérieur du monstre s'affrontent les deux modes de la chair que définit Julia Kristeva : " d'une part proche de la chair (basar) hébraïque, elle indique un "corps" pulsion avide, affronté à la sévérité de la loi ; de loutre un "corps" assoupli, corps pneumatique puisque spirituel, entièrement renversé dans la parole (divine) pour devenir beauté et amour. "' (5) Versés dans la sculpture, la musique et les mathématiques, Herr Tarmud et le professeur Durendel, peuvent être considérés comme des exemples de "corps pneumatiques" en opposition au directeur, l'homme des "bas désirs" de la "pulsion avide". Le père colossal, bon et aimant que l'Ange a façonné, ira châtier le directeur en lui crevant les yeux, punition classique des auteurs d'inceste. Le cycle des pères peut s'achever puisque Herr Schneider, l'homme qui a donné son corps au monstre, est mort lui aussi en s'éborgnant sur une grille. La blessure, comme une suture inversée, achève de confondre toutes les images du père déclinées par l'Ange.



La mise en pièces du monstre par les aliénés est l'illustration littérale du mythe freudien de la horde primitive dans Totems et tabous. "Qu'ils aient mangé le cadavre de leur père — il n’y a à cela rien d’étonnant étant donné qu’il s’agit de primitifs cannibales. L’aïeul violent était certainement le modèle envié et redouté de chacun des membres de cette association fraternelle. Or, par l’acte de l’absorption ils réalisaient avec leur identification lui, s'appropriaient chacun une partie de sa force. Le repas totémique qui est peut-être la première fête de l’humanité, serait la reproduction et comme la fête commémorative de cet acte mémorable et criminel qui a servi ae point de départ a tant de choses : organisations sociales, restrictions morales, religions. " Par l'anéantissement du monstre, Frankenstein accomplit son projet : donner naissance à l'humanité, assembler selon une loi ses fragments épars.

Dans l'adaptation du texte, Fisher filme autant la naissance de l'humanité que celle de la psychanalyse elle-même. Virgile était à la lisière des civilisations païennes et chrétiennes (" Virgile reste païen, figure mélancolique arrêtée sur le bord d’un monde qu'il annonce sans le connaître " (6)). De la même façon, même si Frankenstein parvient à greffer des cerveaux, s'il réussit à capturer l'âme (dans Frankenstein Created Woman), son échec réside dans son impuissance à envisager la psyché humaine. Fisher explique ainsi les échecs répétés de Frankenstein : 'Il croit créer un être en créant de la chair, il est forcément voué à l’échec. '' (7).
Frankenstein, qui avoue ne pas savoir comment soigner les fous, se tient au bord de ce nouveau monde que va amener la psychanalyse. En Frankenstein et Simon se superpose un autre couple, dans la continuité mythique de Virgile et Dante : Charcot et Freud. L'asile symbolise cette préhistoire de la psychanalyse, ces années d'étude de Freud auprès de Charcot à la Salpetrière, souvent appelée l'Enfer.

La Vita Nuova

Lors du supplice de Simon, Frankenstein entre en scène selon le mode qu'Alain Chareyre- Méjan nomme le toujours déjà là. 11 ne surgit pas dans le champ, il l'occupe de toute éternité. Le seul mouvement du plan est un zoom qui accentue sa présence. Cette sur-présence apparaît comme le signe du vide qui définit Frankenstein. Le baron n'existe jamais avant que l'humanité n'expose sa négation. Lorsqu'il fait visiter la cellule du monstre, Herr Schneider, celle-ci est vide. Chez Deleuze, la place vide renvoie à un " occupant sans place, toujours surnuméraire et toujours déplacé. " (8)



Tel serait le monstre, cette multiplicité, cet homme toujours étranger à l'humanité. Le monstre traversera le film, masse de souffrance entre deux néants, de son extraction du vide à son dépeçage par la meute.
L'asile, qui n'existe que par son enceinte le séparant du monde tout en l'y incluant, est le lieu des cycles négatifs. Fisher achève le cycle en évacuant Frankenstein du monde, en le renvoyant à sa propre existence mythique. Après la destruction de la créature, Frankenstein retourne dans son laboratoire et songe déjà à reprendre ses expériences. Un lent travelling nous fait alors sortir de l'asile, laissant les personnages à leur cycle infini. Deleuze soulignait une réflexion de Sabatier sur les "faux happy ends" de l'œuvre de Fisher, dans lesquels les personnages "honnêtes oublient toute les terreurs par lesquelles ils sont passés" (9). Cette fonction d'oubli concerne également les monstres, les personnages malfaisants, toujours renaissants. La fin de The Monster from Hell place Frankenstein au cœur de l'oubli, dans le vide, la totale disparition au monde. Frankenstein rejoint son propre mythe, qui existe sans plus avoir besoin de se jouer devant nous (les fous, avides de sang et de violence ont été renvoyés dans leurs cellules). "Nous avons tout notre temps "dit-il. L'Ange a parlé, mais la mort de la créature l'a fait retomber dans son mutisme. Dans son sourire final, Sarah redevient ce corps mystérieux, inaccessible.
En isolant ses figures, Fisher rejouait une dernière fois le mythe fondateur de l'horreur gothique. Pourtant, le cinéaste clôt le cycle en incluant d'autres images, celles-là même dont il semblait se protéger. On ne peut s'empêcher de voir dans la destruction du monstre l'écho d'autres repas barbares : ceux qui dans Night of the Living Dead (10) achevaient l'espèce humaine. En se posant en fondateur d'une horreur tout à la fois viscérale, cérébrale et politique, le cinéma de Terence Fisher parvient lui aussi au terme de son cycle.





1. Jacqueline Risset, Dante écrivain ou l'Intelleto d’amore, fiction & Cie, Seuil 1982, p. 197.
2. J.-M. Sabatier, Les Classique du cinéma fantastique. Op. cit., p. 147.
3. R. Barthes, S/Z (1970), Point, 1976, p. 204.
4. André Marie Gérard, Dictionnaire de la Bible, coll. Bouquins, 1990, p. 1249.
5. J. Kristeva, Pouvoir de l’horreur, Ed. du Seuil, coll. Essais, p. 146.
6. Dante, op.cit., p. 113.
7. Entretien avec Terence Fisher, op.cit., p.24.
8. G. Deleuze, Logique du sens, op.cit., p.56
9. G. Deleuze, L'image-mouvement. Op.cit., p.179.
10. Dans l’ultime volet de la trilogie des morts-vivants (Day of the Dead, 1987), Romero semble lui-aussi assumer une filiation avec le maître britannique : outre la localisation du film dans un lieu clos, le surnom du chirurgien est Frankenstein, son assistant se nomme Fisher, et l’héroïne est prénommée Sarah. Le nom la désigne également comme la mère d’une nouvelle humanité, d’un peuple élu en quête d’une terre promise.



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