lundi 6 juillet 2009

Meet Me in St. Louis (Vincente Minnelli, 1944)

Rêves et cauchemars dans le Missouri





Le Chant du Missouri (Meet Me in St. Louis, 1944) de Vincente Minnelli est en apparence une ode à l'americana, la rêverie d'une famille du sud à laquelle le « there's no place like home » de Dorothy Gale tiendrait lieu de morale absolue. James Agee a défini Le Chant du Missouri comme « une histoire d’amour entre une famille heureuse et un style de vie ». Pourtant, ce qui agite cet univers se révèle aussi une angoisse que ni le Technicolor extatique ni la vitalité de Judy Garland ne peuvent endiguer. En s’inscrivant dans une période relativement préservée, le début du XXe siècle, équivalent américain de la Belle Epoque, Le Chant du Missouri tentait de faire oublier aux familles américaines les inquiétudes de la guerre et projeter au devant d’elles un modèle auquel se référer dans la tourmente. La famille, nommée Smith pour mieux signifier encore son statut générique, a pour seule raison d’être de défendre sa place et son unité face au progrès et au changement. Pour survivre au monde extérieur, toujours perçu comme une menace, l'Amérique n'a qu'une solution: édifier d'abord la maison sur le territoire, puis reconstruire le territoire autour de la maison. Ce qui soude alors la communauté et le territoire est un état de siège permanent, comme si la terreur d’occuper un continent étranger et hostile n’avait jamais été totalement évacuée. La préservation à tout prix de l'entité familiale et le replis dans une maison transformée en place forte entraînent une mécanique incestueuse, cannibale, qui sera le coeur du film d'horreur critique des années 70.



Fermons les portes et restons à la maison
Le Chant du Missouri commence en fin d'après midi alors que la mère prépare le dîner et que les membres de la familles regagnent la maison. Le dîner, comme fête familiale quotidienne annonce tous les rituels et cérémonies qui structureront le film.
Il s'agit, dès l'ouverture, de lier deux entités: la famille et la maison. Dans la maison Smith, toutes les générations cohabitent. Minelli énonce la dynamique du film, la conversion du passé en présent, du loitain au proche, en inversant les caractères du grand-père et des fillette. Tootie, la cadette, parle gravement de la mort avec un paysan tandis que le vieil homme s'amuse comme un enfant en se coiffant d'un chapeau de zouave.
La chanson titre "Meet Me in St. Louis", hymne à la future exposition universelle, circule globalement dans toute la ville et précisément à l'intérieur de la maison. La mélodie chantée à tue-tête par une fillette, est reprise au vol par le grand-père et jouée au piano par les deux filles aînées. Epousant le parcours de la chanson, la caméra de Minnelli circule dans le salon, l'escalier et les chambres. Cette vieille maison du sud, bourgeoise et boisée, fait office de grand squelette charpentant la famille. Autre symbole de l'unité des Smith : la sauce rouge qu'ils viennent goûter à tour de rôle et qui devient la métaphore des liens du sang.
Pourtant, sur la famille, plane le danger de sa disparition : un exil new-yorkais décidé par le père. Ce projet permet aux puissances oniriques du cinéma de Minnelli de se déployer, seules capables de contrer le destin et la mort. Surtout, il apporte une touche indispensable à cet univers de sucre d'orges, de criolines et de chansons joyeuses : la nostalgie. Lorsque le père renonce au déracinement, la famille aura ainsi pu vivre la perte du Paradis tout en le possédant encore, goûter au plaisir du retour sans jamais être partie. Cet exil avorté (comme un complot que les Smith se seraient joués inconsciemment à eux-mêmes) semble n'avoir eu pour but que de poser sur chaque chose la patine du souvenir, la volupté du "nevermore". En annonçant devant l'arbre de Noël l'annulation du départ, le père offre à sa famille ce qu'ils possèdent déjà : leur mode de vie, inchangé mais désormais sacralisé. Les photos qui s'animent au gré des saisons représentent l'embaumemant heureux de la famille dans un passé toujours renouvelé. St. Louis peut être rapproché de Brigadoon, l'autre ville minnellienne prisonniere d'un éternel retour enchanté.
La famille n'a nul besoin de chercher à l'extérieur les moyens de sa survie. Comme le chante Judy Garland: "ne me racontez pas que les lumières brillent ailleurs qu'à St. Louis". Esther, en tous cas ne voit pas plus loin que ce qui est devant ses yeux: son promis ne peut être que son voisin, le "boy next door" qui, évidemment, est aimable. La famille américaine apparaît ainsi comme une force naturelle, prise dans un mouvement perpétuel de régénérescence. En un cycle parfait, elle transforme l’ancien en nouveau: le grand-père passe en dansant derrière l'arbre de Noël et se métamorphose en jeune fiancé. L'inceste devient la solution, à peine métaphorisée, de la perpétuation du rêve. Le rêve autarcique de l'Amérique peut alors grandir et, grâce à l'exposition universelle de Louisiane, contenir le mode entier. C’est le sens du « miracle » qui achève le film. Le système d'inversion atteint sa forme la plus extatique: ce n’est plus St. Louis qui fait partie du monde mais le monde qui fait partie de St. Louis. Dans cet univers clos, les pulsions n'ont d'échapatoire que dans l'hystérie.


La cité des ombres


L’angoisse affleure en permance dans le jeu de Judy Garland qui, au sommet de sa perfection, paraît une poupée mécanique, une soeur américaine de l'Olympia des Contes d'Hoffmann. A la différence des chorégraphies de Gene Kelly, jamais les corps ne sont libérés par la danse, jamais ils ne s'approprient le décor. Les Smith sont les gardiens d'un monde qui n'accepte pas le changement. Les danses, plus ou moins folkloriques, se déroulent dans le cadre ritualisé des fêtes. Lors de la grande réception chez les Smith, la contredanse "Skip to my Lou", prend les allures spectrales d'une cérémonie mainte fois répétée. Les choeurs de la chanson se perdent en accents lointains et fantômatiques.
Alors que les adultes sont entièrement occupés à être les acteurs de leur mode vie, le refoulé est assumé par les plus jeunes. Minnelli accorde une place primordiale à Tootie, âgée de sept ans, qui développe tout au long du film une fantasmatique morbide liée à la mort et à la violence. Comme si elle révélait les névroses d'Esther, Tootie ira jusqu'à inventer une agression sauvage de la part du fiancé, le "boy next door". On peut la voir comme la probable origine de Mercredi, la cadette de la famille Addams*.
L'angoisse grandissante de Tootie (dont la santé fragile s'oppose à la vitalité de Judy Garland) s'exprime au cours de deux fêtes. Dans la première, les pulsions de mort sont encadrées puisqu'il s'agit d'Halloween.
Dans St. Louis devenu une ville fantôme, les enfants sont déguisés en adultes aux vêtements usés et rapiécés. Le principe de conversion de l'ancien en nouveau apparaît corrompu, générant des enfants-vieillards flétris. En brûlant le mobilier et en "tuant" leurs voisins à coup de farine, les enfants incarnent le négatif de cette société fondée sur l’attachement à la maison, aux meubles et aux bonnes relations de voisinnage.
La seconde fête est le réveillon, transformé en veillée funèbre puisque les Smith pensent passer leur dernier Noêl. La réunion familiale par excellence trouve son négatif lorsque Tootie, en pleine crise de nerfs, détruit les bonshommes de neige représentant ses parents et ses soeurs.

Mort de la famille



L'auto-destruction n'est pas seulement la conséquence du proche départ des Smith, mais le double inversé des puissances du renouvellement. Cette fièvre qui couve tout au long du film sauve Le Chant du Missouri de n'être qu'une apologie exaltée de la famille américaine. Tout au long des décennies suivantes, ce rêve autarcique de perpétuelle reconduction tournera au cauchemar, aboutissant au réveil des cadavres de La Nuit des morts vivants (1969). Chez Romero, la petite dernière, fiévreuse comme l'était Tootie, ne détruit plus symboliquement la famille mais la dévore. Quant au pouvoir patriarcal qui dominait la maison Smith, le héros Noir y met un terme en abattant le père de famille.
La maison de La Nuit des morts-vivants deviendra la caravane assiégée de La colline a des yeux de Wes Craven (1977). Le clan dégénéré est le double de la famille américaine conservatrice qui s'égare dans le désert. Leurs peaux de bêtes, leurs colliers de dents et de griffes en font les descendants directs des trappeurs et "coureurs des bois" qui ont colonisé le pays. Incestueuse (son mode naturel de reproduction), cannibale, cette famille primitive porte en elle non la régénescence du rêve américain mais bien sa dégénerescence au cours des siècles.
La plupart des films de John Carpenter observent la circulation du Mal à l'intérieur d'un microcosme, qu'il s'agisse d'une base polaire (The Thing, 1982), d'une église (Prince des Ténèbres, 1985) et bien sûr des petites villes provinciales comme celles d'Halloween (1978), Fog (1980) et Le Village des damnés (1995). Dans Halloween, Laurie, l'héroïne vierge fantasme elle-aussi sur le "boy next door", mélange d'inquiétude et d'attraction. Ce fiancé sans visage, amant imaginaire, s'incarne dans le tueur. Michael Myers apparaît à Laurie lorsqu’elle fredonne une ballade sentimentale; il l'observe derrière des draps tendus dans le jardin (« il y a un homme dans mes draps » dit elle à son amie). La faculté de Michael à se manifester à l’intention exclusive de Laurie est raillée par ses amies: « A force de ne pas avoir de flirt tu en es à voir des bonshommes derrière les haies. »
Le masque du tueur (parent de celui d'Edith Scob dans Les Yeux sans visage) est terrifiant par sa neutralité, son absence totale d'individualité. Michael est la mort qui rode à l'intérieur de la communauté mais surtout son golem et son gardien. Ses visions subjectives deviennent l'expression d'une surveillance de tous les instants. Ses déambulations sont des rondes qui semblent obéir à un quadrillage précis de la cité. Michael semble désigné par les forces réactionnaires de la ville pour "suveiller et punir" les adolescents trop enclins à la drogue et au sexe. L'épilogue établit clairement la complicité entre la ville et le tueur: après la disparition surnaturelle du cadavre de Michael, Carpenter enchaîne une série de plans fixes sur les bâtisses assoupies d'Haddonfield. La communauté a rappelé sa créature et lui offre ses maisons en refuge.

La communauté sans visage



Dans Fog, Antonio Bay est également liée à un double fantômatique. Les spectres qui la hantent sont un équipage de pirates lépreux attiré vers les récifs par des naufrageurs. De fait, les fantômes, dont le trésor a permis l'édification de la ville, sont les véritables père fondateurs d'Antonio Bay. Lors de la commémoration du centenaire, la statue qui doit être inaugurée est d'abord dissimulée sous un drap, reprenenant l'iconographie naïve du fantôme. Une fois découverte la statue gagne un arrière-plan flou, aussi brouillée que les visages lépreux des spectres. Les habitants tournent alors autour d’elle comme des somnambules, des âmes en peine. Carpenter désigne une communauté négative, au sens photographique, puisque les fantômes apparaîssent en silhouettes noires derrière le brouillard phosphorescent.
Les enfants extraterrestres du Village des damnés, aux cheveux argentés et aux vêtements noirs, semblent eux-aussi avoir absorbé les couleurs de la communauté. Leur identité absolue (jusqu'à partager télépatiquement une même pensée) pousse à l'extrème le mode de vie communautaire. De façon incontrôlable, chaque événement, d'ordinaire privé, est vécu de façon collective: les deuils, les grossesses, les accouchements.
Face à la collectivité et ses rites, Carpenter oppose toujours la résistance de l'individu. David, le petit garçon privé de compagne (celle-ci était la seule extraterrestre morte à la naissance), représente une anomalie dans la frise des enfants. Il trouve un père dans le docteur Alan Chafee, cet autre veuf, et une mère avec Jill, veuve également. Il recompose une cellule familiale dont les membres se rejoignent par le deuil et le manque. A une commnauté indifférenciée, dont chaque membre est remplaçable parce qu’équivalent à l’autre, Carpenter oppose le sentiment individuel de la perte, ce qui disparaît pour toujours et ne peut être reproduit.

Dans Le Chant du Missouri, le foyer où plongent les racines du pays était l’équivalent de l’arbre de vie, cet autre mythe américain de la fécondité et du renouvellement. Il n’est pas étonnant que le film d’horreur ait pris le contrepied de cette mythologie. La maison a beau être assaillie par des oiseaux, des morts vivants ou des spectres, le Mal grandit invariablement au sein de la famille. On se souvient du geste dérisoire de la mère de Nancy dans Les Griffes de la nuit (Wess Craven, 1984), de poser barreaux aux fenêtres de la maison alors que précisément le tueur naissait de l’insconscient des habitants d’Elm Street. En croyant empécher l’ennemi d’entrer, la mère enfermait sa fille dans le cauchemar et la livrait au monstre. Freddy Krueger déportait l’état de siège sur les terres de l’inconscient, là où se construisent les mythes et archétypes. Ces communautés claustrophiles, clouant des planches contre les fenêtres et barricadant leurs portes, tentent avant tout de garder prisonniers leurs monstres intérieurs.

Stéphane du Mesnildot

*La passion des personnages de Chas Addams pour leur mode de vie et leur maison a sans doute pour origine la famille Smith.





Paru dans Vertigo n°32, "Etats de siège", 2007.



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