dimanche 12 avril 2009

Lucio Fulci : Les morts contre les vivants

Il y a des entités, des choses incorporelles, ayant une double vie, laquelle a pour type cette dualité qui ressort de la matière et de la lumière, manifestée par l’ombre et la solidité.
Edgar Allan Poe

Je crois qu’on peut se mettre d’accord sur l’idée d’une maladie qui serait une sorte d’entité psychique et ne serait pas apportée par un virus.
Antonin Artaud




Représentant l'apogée du gore, Lucio Fulci est bien plus qu'un plagiaire de Romero et Argento, ou une star des vidéoclubs pour les adolescents des années 80. Si l'attrait du cinéaste pour la violence était perceptible dans ses westerns (I quattro dell apocalisse) et ses giallos (Una lucertola con la pelle di donna), quatre films mettant en scène des morts-vivants cristalliseront un univers morbide sans équivalent. Après un premier opus (Zombie 2 – L’Enfer des zombies - 1979) se présentant comme une suite du Dawn ofthe Dead de Romero (bien que, ni visuellement ni politiquement, les deux films aient grand chose à voir), Fulci donnera toute sa mesure dans les films suivants ; trois œuvres entièrement vouées à la violence, la peur, la mort et la corruption. La paura (Frayeurs - 1980), L’aldilà (L’Au-delà - 1981), Quella villa accanto al cimitero (La Maison près du cimetière - 1981), se réfèrent à Lovecraft, Poe et Henry James, mais aussi à Bava (Operazione paura) et à Kubrick (The Shining), et relèvent d'une conception expérimentale du Fantastique.
Fulci conserve de Romero l'idée du zombie comme achèvement du monde, accélérateur de la décomposition. Les villes ravagées de La paura et de L’aldilà trouvent leur origine dans la Thèbes d'œdipe roi, livrée à la peste et à la terreur par l'inceste et le parricide, Oedipe, coupable tout à la fois d'avoir annulé son origine et de s'être uni à elle, et le zombie, qui renaît à partir de sa propre mort, sont des figures d'apocalypse qui révèlent la composition du réel. Dans cet univers clos, les choses se reconduisent en elles-mêmes, allant de dégradation en dégradation. Les pertes et les déchets circulent entre les vivants et les morts jusqu'à en estomper les différences. Les cieux, les murs, la peau, les yeux, les cheveux, partout la liquéfaction est à l'œuvre. L’être humain est sur le point de se dissoudre dans une grande entité : la « mort vivante ». Plus de reproduction mais une prolifération : d'hommes en zombies, de zombies en pourriture, des vers se multipliant, envahissant les corps, la terre, jusqu'à saturer l'air lui-même. Mais, plus loin encore, la décomposition est à l'œuvre dans la matière cinématographique elle-même.
La première scène de La paura, le suicide du prêtre ouvrant les portes de l'Enfer, est vue à travers l'iris d'un médium. Se confondent alors une vision spirite, cinématographique et organique. Chez Fulci, ces trois données sont intrinsèquement liées. Dans L’Au-delà, l'optique se fait le propagateur de la corruption et dans La Paura, l'affect - la peur - devient une entité destructrice qui dévore les organismes et engloutit le support filmique lui-même.

Matières de l'Au-delà



Dans L’Aldilà le propagateur de la « mort vivante » est un peintre sataniste crucifié et emmuré dans le sous-sol d'un hôtel de la Nouvelle-Orléans. Des années plus tard, il n'est plus qu'une créature obscure végétant dans la cave inondée, sans autre vie que celle, élémentaire, de la corruption.
Cette conversion des matières, qui renvoie les choses à des masses abstraites et désagrégées, permet à Fulci de donner sens à un de ses effets favoris : les changements de mise au point à l'intérieur d'un plan, faisant basculer des portions d'image dans le flou. Ces flous, matière optique décomposée, sont comme l'infiltration de la « mort vivante » dans notre monde. Lors des scènes réunissant Liza, la propriétaire de l'hôtel, et Emily, la médium aveugle, Fulci alterne le flou et le net entre les figures. La cataracte de l'aveugle contamine l'image et transforme les personnages en ectoplasmes. Dans le spiritisme, l'esprit se matérialise à travers la chair du médium. « Quand il revêt m corps matériel, il lui faut emprunter ce dernier a. celui du médium dont il dématérialise une partie à cet effet » (1).
Emily va se faire le lien optique avec l'au-delà, lui donner une matérialité. Les masses liquides engendrées par le flou seraient la substance de la mort, latente dans notre monde. Aux Enfers, les deux héros ne trouveront, dans un paysage désolé, que quelques corps pétrifiés au-dessus desquels flotte une brume fluorescente - la mort en suspension, comme évaporée des cadavres. Le cinéma de Lucio Fulci évolue entre des représentations explicites - le gore - et le travail expérimental d'une matière cinématographique propre à l'horreur. En ce sens, les zones de flou chez Fulci ont le même statut que le hors-champ chez Jacques Tourneur : une matrice de conversion du réel au surnaturel.
Dans Orphée, le miroir liquide, porte des Enfers, permettait à Cocteau de travailler le ralenti (comme une densité aquatique de l'image) et les mouvements inversés. Fulci effectue le même travail sur la peinture « infernale » de Schweik, dont il extrait ses outils figuratifs. Pour réaliser la peinture maudite, Schweik a tiré ses matières de l'au-delà. Surface grise, elle s'apparente aux dessins de William Blake, littéralement une œuvre de visionnaire. Pour accéder à la vision des Enfers, les yeux des médiums doivent perdre leurs couleurs, se recouvrir de cette pâte grise et écaillée. Dans la morgue d'un hôpital, une fillette est témoin de la mort de sa mère : un flacon d'acide se renverse sur le visage de la femme et le décompose en liquides jaunes, verts et rouges. Cette expulsion chromatique fait disparaître les couleurs des yeux de l'enfant, plaquant sur son iris la matière de l'au-delà.
L’autre principe que Fulci tire du tableau est celui de surface. Rappelant les aberrations de Lovecraft (l'épouvante géométrique de La Maison de la sorcière), l'Enfer est un piège pictural qui se referme sur les deux héros. Prisonniers de la bidimensionnalité de la peinture, où qu'ils posent les yeux, un seul contrechamp s'offre à eux : le paysage peint par Schweik. La peinture n'était pas une représentation de l'Enfer, elle était l'Enfer lui-même. Lorsqu'ils tentent d'avancer dans le décor, leur regard s'opacifie ; la surface grise du tableau, peinture magique, jamais sèche, « morte-vivante » (nous l'avons vue saigner et transmettre des stigmates), s'est collée sur leurs yeux. Nous sommes à l'extrémité du monde, de tous les mondes, réels ou surnaturels. Il n'y a pas d'au-delà à l'Au-delà.

En eaux profondes



L’héroïne de La paura, Mary, à la suite d'une crise d'épilepsie est « mise vivante en la tombe ». Mary est la première à connaître l'effroi absolu : faire vivante l'expérience de la mort. Ainsi, nous pourrions voir La paura comme la lutte d'une morte-vivante contre la corruption qui la gagne.
Si le thème de l'enterrement prématuré renvoie directement à Edgar Allan Poe et au cycle des fiancées d'outre-tombe, l'univers de Lucio Fulci se rapproche davantage des Aventures d'Arthur Gordon Pym de Nantucket. Anticipant Burroughs et Artaud, Poe montre l'organisme comme la maladie primordiale de l'homme, le livrant au manque et au pourrissement. Passager clandestin dans la cale d'un bateau, Arthur Gordon Pym se réveille en proie à la fièvre, ayant perdu toute notion du temps («j'avais du dormir pendant une période de temps tout a. fait insolite »). Un morceau de viande gagné par la putréfaction devient la seule mesure temporelle : il indique que nous sommes entrés dans le royaume de la mort vivante. Arthur Gordon Pym est littéralement cerné par un monde devenu invivable : une tombe marine où s'infiltre le sel et la corrosion, sans autres vivres que des viandes en putréfaction et des alcools abrasifs. Dans l'obscurité chaude et molle de la cale, il avance en tâtonnant ; vivant au pays des morts, va-t-il se laisser glisser, se livrer à la multitude, au « ver conquérant », pour échapper à la solitude ? Chez Lucio Fulci, le monde devient l'objet d'une lutte entre deux forces : le vivant, le solide, et un passé en action dont les agents sont la déréliction, le pourrissement, l'effritement. La peur est alors autant un affect qu'un instrument de l'entropie et dirige les figures dans leur plus grande perte d'énergie.
Chez Fulci, le gros plan est toujours une plongée dans la matière du visage. Les personnages s'accordent à un univers en perpétuelle dissolution : yeux fiévreux, peau luisante de sueur, maculée de terre et de sang. En proie à la terreur, le visage devient un paysage où le cinéaste traque les signes de la ruine. Fulci va pousser à leur extrême les manifestations physiques de la peur, de l'agitation de la figure à sa destruction. La peur devient un bouleversement organique qui fait littéralement surgir les corps d'eux-mêmes. Dans Quella villa accanto ail cimitero, le Dr. Freudstein a pour organisme un grouillement de vers et de pourriture et doit nourrir ses cellules mortes avec de la chair humaine. Son pouvoir réel se situe pourtant ailleurs, dans son existence aberrante ; le mort-vivant est un passé en devenir qui désagrège le tissu du réel. Le petit garçon survivant est piégé à jamais dans le passé, un XIXe siècle suranné, parmi les fantômes de la famille Freudstein. La nature du mort-vivant est toujours double, entre le corps tangible et une dimension bien plus abstraite.

Ennemis intimes



Si la décomposition des chairs et les scènes de repas cannibales maintiennent les zombies dans la tradition naturaliste de Romero, Fulci les désigne également comme fantomatiques et immatériels. Ils apparaissent sur le mode du clignotement, selon le principe de l'escamotage inventé par Méliès (2). Les morts vont vite, se déplacent avec l'instantanéité du photogramme. Le mort-vivant représente une « saute » du temps et du monde. Telle la durée « tout à fait insolite » du sommeil d'Arthur Gordon Pym, ou encore le réveil de Hunter Thompson dans une chambre retournée à l'état sauvage dans Las Vegas Parano (Terry Gilliam), le mort-vivant est un raccord catastrophique qui nous fait voir l'intérieur du temps. La ruine et la pourriture apparaissent alors comme un haut-le-cœur du monde.
Ce dévoilement est à l'œuvre dans la scène la plus célèbre du cinéaste, lorsque le prêtre apparaît à un couple d'amoureux (3). La jeune fille, tétanisée par le regard du mort-vivant, commence par pleurer des larmes de sang, puis se vomit elle-même : intestin, foie, entrailles. Le prêtre agit comme un aimant qui attire à lui l'organisme de sa victime. Cette violence s'effectue par les zones classiques de mise en péril de la figure : les yeux et la bouche, cavités molles et humides, menant à l'intérieur du corps. En inversant la violence de l'intérieur vers l'extérieur, Fulci montre le corps comme notre ennemi intime. On peut voir l'origine de cet effet dans l'éclatante guérison du lépreux de L'Évangile selon Saint-Mathieu de Pasolini. Mais ici le miracle est inversé : chez Fulci, les hommes d'église ont conclu des pactes avec le diable et leur apparition propage la chair malade.

Et tu vivras dans la terreur...



Le mort-vivant n'amène pas dans le monde une religion, mais une « déliaison ». Chaque chose, chaque apparition, chaque acte est dominé par la Peur, rendant impossible tout enchaînement, toute alliance, toute création nouvelle. La peur est cette « maladie », « entité psychique » se générant elle-même : peur de la peur de la peur... Le film se conclut par l'image classique du couple remontant à la surface, après avoir combattu les monstres dans les entrailles de la terre. Un enfant, à qui ils ont porté secours, court vers eux. Peu à peu, alors
que l'enfant se rapproche du couple, leur joie laisse place à la terreur. Entre le couple immobile et l'enfant courant au ralenti, les plans, avec une mollesse suffocante, semblent s'écraser les uns contre les autres, sans jamais atteindre l'image qui réunirait les trois personnages. La fin classique du cinéma d'horreur voyant un couple se former dans une aube salvatrice, la présence d'un enfant comme reconduction de l'humanité, vole en éclats. À la lisière du plan qui devrait rendre effective la formation du trio, l'image de l'enfant se fige et le film s'achève sur un effet des plus surprenants : des veines dessinées fendillent la pellicule et la font disparaître dans le noir. Une seule et même force de destruction est à l'œuvre, que ce soit dans les scènes gore (la jeune fille vomissant ses entrailles) ou dans ce dernier plan où le film abolit son propre support : plus rien ne peut se lier, ni les ligures entre elles, ni ce qui les compose. Les morts mangent les vivants : le film de zombie, porte, dans son principe même, son anéantissement.
Ainsi, l'horreur, dont la trajectoire décline différentes possibilités d'enfantement du vide, s'exprimerait avant tout par la figure d'une trouée. Comme Arthur Gordon Pym, comme les camés de Burroughs, ou les corps disséqués de Poppy Z. Brite, les figures du film d'horreur connaissent « la privation atroce du sevrage » et l'assoiffement des cellules, de terrifiants devenirs-cadavres, la terrible attraction des déchets et des proliférations insoutenables. Le monde qui va suivre n'est plus alors celui de la pulsion, mais un jardin de chair apaisée. Plus d'action ni de mouvement, mais, dans une immobilité végétale, des éclosions, des saignements, des écoulements. La chair est libérée de son attelle osseuse, de sa résistance à la nature. Mais, de cette apocalypse silencieuse, nous ne verrons rien, car ce monde n'appartient plus aux êtres humains.


Stéphane du Mesnildot


1. Docteur Paul Gibier, Les Matérialisations de fantômes (La pénétration de la lumière et autres phénomènes psychiques), éditions Henri Durville, Paris 1900.
2. La légende veut qu'après une panne de caméra, Méliès ait vu un fiacre se changer en corbillard.
3. Le garçon n'est autre que Michèle Soavi, futur réalisateur de Dellamorte Delamore.


Paru dans Simulacres n°5, Septembre 2001


2 commentaires:

  1. Bravo pour ce texte, vive Fulci, un grand réalisateur souvent sous-estimé.
    Vous avez fait un très beau travail.

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