samedi 11 avril 2009

Carrie, Brian De Palma, 1976

Volupté noire ! Des sept péchés capitaux,
Bourreau plein de remords, je ferai sept
couteaux,
Bien affilés, et comme un jongleur insensible,
Prenant le plus profond de ton amour pour
cible,
Je les planterai tous dans ton Cœur pantelant,
Dans ton Cœur sanglotant, dans ton Cœur
ruisselant !
Charles Baudelaire. "A une madone "







La lycéenne américaine à l'âge de sa reproduction mécanique


Pour Brian De Palma, il faut toujours accéder à une intériorité de l'image, mettre au jour son anatomie. L'image chez De Palma serait totalement ouverte, visible, la caméra liant en une continuité absolue présent et passé, intérieur et extérieur, la réalité du monde et sa représentation mentale.
Comme la définit Nicole Brenez, Carrie est le « monstre intérieur » (1) du féminin, l'envers sanglant de la frise étincelante des jeunes filles dessinée par le travelling du générique. Dans Shining, Stephen King ouvre un panorama temporel allant jusqu'à la période de la Prohibition (2). Mais l'Overlook, comme lieu de permissivité au cœur de la Prohibition devient pour Jack Torrance le territoire fantasmé où il peut libérer ses pulsions alcooliques, transgresser l'interdit. L'hôtel, cœur négatif du monde, dévoile le meurtre dans le mariage, l'infanticide dans l'amour paternel. Dans Carrie également, la crise intime, les premières règles, entraînent un mouvement régressif vers un monde originel, violent et primitif.
Au cœur de la modernité (ces microcosmes qui constitueront le décor usuel du cinéma fantastique des années 70/80) se dresse la Maison White : une bâtisse gothique réminiscente des anciennes demeures de la Nouvelle Angleterre. Les bougies, les icônes, l'antique matériel à couture, les vêtements noirs de prêcheuse de Mme White font revenir les fantômes de Salem, de l'intolérance et de l'obscurantisme. De Palma avance plus loin dans le décor et découvre dans un placard une idole atroce : une statue de Saint-Sébastien aux cheveux roux et aux yeux phosphorescents retournés par l'extase. Au fond du musée réside ce fétiche, aussi innommable et maléfique que le portrait de Carlotta la sorcière. Lorsque les yeux écarquillés les mains jointes, tremblante, Carrie s'agenouille devant la figurine, elle rend hommage à la Terreur elle-même. Dans le placard des cauchemars d'enfance, la peur resserre toutes les parties du grand corps américain. 
De Palma fait l'archéologie de l'Amérique contemporaine, celle des quartiers résidentiels, des High Schools, de la destruction de la jeunesse et des soap-operas aliénants, pour s'interroger sur l'origine de ce néant. De quel secret monstrueux ce vide est-il le paravent ? La pensée primitive qui fonde le monde de Carrie implique le renvoi des figures à l'archaïsme : de l'être humain est dégagé un animal, un vampire, un automate, et les actes se font rituels, sacrifices. De la découverte d'un secret, celui de ses règles jalousement gardé par sa mère, Carrie, comme les médiums de The Fury, va dessiner l'écorché du corps social américain.


Métamorphoses du vampire



Regardant le sang sur ses doigts, la jeune fille se flétrit soudain. Son corps semble redéfini par la fluidité des fondus enchaînés, modelé par le relâchement de l'orgasme. Carrie devient cet embryon livide aux cheveux d'algues. Que dévoilerait une autopsie ?
Peut-être des organes blancs d'animal marin, de méduse comme la nomme Sue dans le roman ("Tu saignes, grosses méduse !"). La masturbation a expulsé un double semblable aux siamois inachevés des toiles d'Egon Schiele ou à la succube végétale accrochant ses racines à l'adolescente de Body Snatchers d'Abel Ferrara.
Les premières règles ont brisé la continuité de la figure et de son univers (King nomme cette rupture "la fission"), scindant l'anatomie de la jeune fille : d'un côté la chair, les organes, de l'autre, le sang et les os. Carrie, recroquevillée sous les tampons et serviettes, pourrait faire glisser ce corps devenu déchet et disparaître tout entière par la bonde des douches. Sur le podium du bal, deux armatures assureront la relève du corps et sa tension : le sang et le cri. La stature est alors rigide : Carrie se dresse, les bras tendus le long du corps et les mains crochus. De Palma superpose à la jeune fille la figure du premier vampire du cinéma. Remontant l'imaginaire archaïque du sang, De Palma, reproduit dans le corps de Carrie les figurations opposées de Nosferatu : la mollesse, l'invertébré et le calcaire, l'osseux. A l'origine de la méduse, jumelle de Carrie, l'animal observé au microscope dans Nosferatu : «Et ici un polype avec ses tentacules. Translucide, quasiment sans substance, presque un fantôme ». Dans son Nosferatu, Herzog s'en souviendra en transformant Kinski en fœtus au crâne mou, glissant dans la nuit comme dans les profondeurs marines. Le chemisier de soie, les longs cheveux blonds de la jeune fille qui se peigne au début du travelling sur le vestiaire évoquent moins une lycéenne américaine que les victimes en déshabillés de la Hammer. Consciemment ou non. De Palma reproduit le système figuratif à l’œuvre dans la trilogie Hammer inspirée de Carmilla de Le Fanu. 
Le vampirisme se propage à travers l'homosexualité (The Vampire Lovers), la communauté (le pensionnat de Lust for a Vampire), la gémellité (Twins Evil). Le vampire est le parasite de structures féminines exclusives qu'il ne parcourt que pour les verrouiller. Carmilla n'a guère plus d'identité individuelle que Carrie, elle est avant tout un lieu de passage, la reconduction infinie de la féminité. L'une des plus belles compositions de The Vampire Lovers montre Carmilla et sa compagne, de dos, parfaitement symétriques, reproduisant le tableau de Magritte où un homme face à un miroir voit son envers se refléter. Le vampire est le reflet intérieur, l'intime étranger, la part de nous-mêmes qui toujours nous échappe. Dans Lust for a Vampire, quelques gouttes de sang, dont il n'a jamais été aussi primordial qu'il soit de vierge, délimitant un territoire fermé à l'homme, permettent la création complète de Carmilla. La vampire incarne le phantasme d'une femme totalement étrangère à l'homme, tant dans la naissance que dans la reproduction. Ainsi, le désir, la première morsure, est insufflé à cette statue de marbre aux yeux vides, par sa future victime posant un baiser sur son cou. Carmilla, Marcilla, Mircalla, les anagrammes de la femme vampire désignent une femme originelle se reproduisant à travers son propre reflet. C'est avant tout un semblable principe de contamination qui donne à Carrie sa dimension vampirique : se masturbant au fond de l'image, elle capture les jeunes filles dans son rêve, accorde leurs mouvements et diffuse la vapeur laiteuse qui fait iriser les serviettes blanches. Dans le cinéma de Brian De Palma, la masturbation est sans doute la plus logique des activités sexuelles. Les adolescents vaniteux et bricoleurs - Jack Terry (Blow Out), Peter Miller (Dressed to Kill), Ethan Hunt (Mission : Impossible) - sont tous habités d'une joie masturbatoire sauvage, préférant tuer leurs objets d'amour et à jamais faire passer leur image dans leurs circuits auto-érotiques. L'image chez de Palma dévoile des doubles- fonds, s'ouvre en flash-back, rêveries érotiques, se découpe et s'analyse à l'infini, mais, profondément claustrophile, ne va jamais chercher hors de son cadre ses objets de plaisir. Dans Carrie, le plaisir féminin est autonome ; pour Sue et Chris, les garçons représentent tout au plus un relais, un instrument. Toutes deux entretiennent avec le plaisir un rapport très sadien (Sue et Chris comme des Justine et Juliette américaines ?). Chris jouit clairement dans le Mal tandis que pour Sue, d'une façon plus ambiguë, le plaisir du Bien passe par la mortification (si Chris est l'ange du Mal, Sue serait un "bourreau" du Bien). La mort de Tommy annule la possibilité d'un couple hétérosexuel heureux (la danse de Carrie et Tommy est sans doute la scène la plus tendre jamais filmée par De Palma). Carrie doit conserver sa position de bannie, à la virginité comme une coupure phobique avec le monde masculin, pour permettre la soudure hermétique de la communauté féminine.


L'intouchable




Par bien des aspects, Carrie assume le rôle de la victime "sacrée" : celle dont l'exclusion permet la cohésion de la société. Son mode de représentation sera alors l'estompage, le ton sur ton. La figuration de la menace chez Brian De Palma, provient toujours du refoulé, de ce qui affleure à peine la surface de l'image. Carrie, blanc sur blanc, comme au bal elle sera rouge sur rouge, ferait office de bonde, une spirale de vide au fond des plans. Au fond de la classe de littérature, elle lance un charme à Tommy. 
« It's beautifull ! » Murmure t’elle à propos du poème que vient de ridiculiser un professeur. De Palma, usant d'une longue profondeur de champ, raccorde les deux visages : celui de Tommy en gros plan et Carrie derrière lui, la tête baissée et les yeux fermés. Les sourires carnassiers du garçon, le pétillement des yeux s'évanouissent, comme aspirés par la réserve du visage de Carrie. Tommy flotte un instant dans le vague, dans les eaux brouillées que fait naître la pâle figure à l'arrière plan. En la rejetant, en niant son existence, les jeunes filles ont construit leur monstre, leur propre négation, une zone de néant prête à les avaler. La main sanglante de Carrie transmet à Sue une malédiction, celle de l'incolore. Sue est gagnée par la langueur et la mélancolie des victimes des vampires : « translucide, quasiment sans substance. Presque un fantôme ». Carrie, par sa nature fantomatique, son absence de contour, sa transparence tend vers un devenir imperceptible lui permettant d'étendre son spectre sur les objets du contre-champ. Dans la scène du massacre, Carrie ne projette plus le blanc qui nimbe, caresse et unifie les lycéennes mais le rouge. La fureur d'une intériorité dévastée désarticule alors les jeunes filles comme des poupées.
Sissy Spacek replie son corps puis, de ce caillot écarlate, une nouvelle figure émerge. En renaissant d'elle-même, en dévoilant son écorché, Carrie retourne l'image. Carrie claque les portes de la salle de bal, referme tout accès à un contre-champ qui lui serait étranger. En faisant éclater les projecteurs bleus, elle plonge la scène dans un monochrome rouge. Plus rien n'est désormais extérieur à la figure, le sang unifie le champ et le contre-champ. Pendant que Billy accrochait le seau aux poutres du gymnase, quelques gouttes de sang sont tombées sur la lampe torche de Chris. Le sang sacré, vampirique, a contaminé la lumière. La lumière projetée n'est pas alors rouge mais sanguine. « Jamais de rouge mais du sang » pourrait être un des credo de De Palma. Le massacre du bal, filtré par le sang du porc, est soumis à une raréfaction sensorielle. Carrie déchaîne une violence autiste, assourdie, comme émanant d'une pensée embryonnaire. La méduse, dans son rêve aquatique, étend ses tentacules.



Les corps sacrés




Avant que Miss Collins, la professeur de gymnastique, n'ait pu expliquer à Carrie la cause naturelle de l'hémorragie, le sang s'échappe par la bonde, gagne une autonomie maléfique pour circuler dans l'intériorité du film. Empoisonné par la mauvaise interprétation, le sang de Carrie, entre sa perte et son retour, contamine le film, devient pure couleur (la casquette de Norma, les lèvres de Chris) et passe par le corps d'un animal (un porc).
Carrie s'est masturbée dans la douche du gymnase et au moment de l'orgasme le sang est apparu. Désormais, le sang viendra toujours couronner la jouissance. Mais de façon évidente, le sang provoquera aussi l'orgasme. L'union du plaisir et de la douleur est symbolisée par le poteau des douches. La structure de métal hérissée de pointes, évoquant l'instrument d'un donjon SM, devient le pilori où la féminité de Carrie va être martyrisée et fait écho à la statue du Saint-Sébastien (dont la colonne est d'ailleurs absente). 
A travers Chris Hargensen, Nancy Allen interprète la sexualité rouge, le plaisir absolu et transgressif. Chris scande par des cris de plaisir la mise à mort du porc et passe sa langue sur ses lèvres avant de donner le coup de corde fatal. Le gros plan de la bouche de Nancy Allen renvoie à la fellation de Billy, se concluant par « 1 hate Carrie White ». Chris communique son plaisir à Carrie en provoquant une éjaculation sanglante sur la jeune fille. Celle-ci, dont la jouissance ne cessait de monter tout au long de la cérémonie, reçoit avec un spasme la masse liquide. Carrie retournera à l'origine de cette circulation de plaisir et de sang en une scène incestueuse, parmi les plus audacieuses jamais filmées par De Palma. Carrie fait revenir le plaisir de sa conception sur le corps de sa mère : chaque couteau est une pénétration accueillie par des râles de jouissance.
Le sang peut tomber avec une telle précision sur Carrie, épargnant presque Tommy qui se tient à côté d'elle, parce qu'il n'a jamais cessé de lui appartenir. Dans le retour du sang à sa source, Chris semble moins un agent autonome qu'un médium, un câble de transmission symbolique. Pourquoi Chris et De Palma ont-ils besoin de sang véritable alors que de la peinture rouge suffirait ? Le sang, entant que pur élément plastique, intéresse certainement moins De Palma que la violence de son trajet. La honte liée au sang des menstruations, s'in Carrie dans un porc, l'animal symbolisant le déchet, la saleté. Un épisode de la Bible (Jésus transférant dans un porc le démon tourmentant un jeune homme) explique la popularité de l'animal dans le cinéma d'horreur (voir The Exorcist).
 Le caractère sacré de Carrie et de l'animal est d'abord signifié par une représentation. Le visage de Sissy Spacek s'inscrit dans une fenêtre du gymnase au-dessus d'une caricature et du graffiti CARRIE WHITE EATS SHIT. Le recours à 1’abjection, « Carrie White mange de la merde », abaisse déjà la jeune fille vers l'animal. Les peurs primitives qui fondent la religion s'incarne Mme White. Pour la mère de Carrie, la sexualité équivaut à la bestialité : les seins se transforment en mamelles et les garçons en chiens reniflant les femelles. Via Stephen King, De Palma s'inscrit dans un naturalisme très présent dans le cinéma d'horreur (voir les Frankenstein de Terence Fisher où le trajet des pulsions démembre le corps social). Les porcs, quant à eux, sont enclos derrière des palissades couvertes de fresques les représentant. De Palma dessine un circuit partant de la ieune fille, traversant un animal pour revenir à son origine. Le sang, rendu visible, est un tabou brisé (« Sa fluidité concrétise le caractère contagieux de la violence » -4 ). Les croyances archaïques lient fortement le sang menstruel à la violence et aux sacrifices animaux chargés de la conjurer.
L'acte de Chris dépasse la simple humiliation. Chris et sa bande pénètrent par effraction dans un temple (les fresques désignent le caractère totémique de l'animal) pour commettre un sacrilège. Il faut restituer l'unité du monde brisé par Carrie, stopper la maladie que Carrie propage. Carrie se transforme en principe d'exclusion. Elle devient la fille préférée de Miss Collins, fait renvoyer Chris, prend la place de Sue au bal et envoûte son fiancé. Le travelling des douches unit les jeunes filles en frise, puis isole un élément étranger. La composition reproduit la scène de l'audition de Phantom of the Paradise lorsque Phoenix danse devant la file de postulantes. L'exclusion trouve son retournement dans l'élection : celle qui était toujours rejetée peut désormais se substituer à toutes les filles. La malédiction de Carrie se transmet avec la rapidité d'une épidémie de vampirisme.
« Les interdictions compulsionnelles sont susceptibles d'extraordinaires déplacements, elles s'étendent d'un objet à un autre à la faveur de n'importe quelle connexion et rendent aussi ce nouvel objet -impossible" [...]. L'impossibilité, à la fin, s'est emparée du monde entier. Les malades se comportent comme si les personnes et les choses "impossibles" étaient porteuses d'une dangereuse contagion prête à se transmettre par contact à tout ce que se trouve dans le voisinage. [...] Nous savons également que quiconque a transgressé un tabou en touchant quelque chose qui est tabou, devient lui-même tabou et que personne ne peut entrer en contact avec lui. » 4
Pour briser la malédiction lancée par Carrie, sortir de ce monde désormais impossible à vivre, l'effraction du tabou doit être reproduite et déplacée sur un mode symbolique. Carrie récupère un sang devenu une pure matière sacrilège, rendu à la violence primitive, Pour que le cycle s'achève, Carrie devra anéantir dans le matricide sa propre origine. La quête d'une origine du Mal est l'un des thèmes majeurs du cinéma des années 70. Dans Apocalypse Nw. le meurtre du père, le Dieu de la Guerre, est couplé avec la mise à mort d'une vache sacrée. Plus tard, cette quête deviendra celle de Kat dans The Addiction d'Abel Ferrara remontant le trajet du sang jusqu'au terrible besoin animal.


Bates High School





Deux mères s'affrontent dans Carrie : Mme White et Miss Collins. A la répression du corps et du plaisir représentée par Mme White semble s'opposer Miss Collins la "bonne" mère dont les punitions sont justes, qui modèle le corps des jeunes filles et les fait passer à l'âge adulte. Alors que de Mme White ne sont visibles que le visage et les mains, le reste du corps disparaissant sous des capelines noires et des chemises de nuit blanches, le corps de Miss Collins est épanoui. Un short laisse ses jambes nues, son visage est maquillé et sa poitrine est opulente.
On pourrait croire que Miss Collins veut tirer Carrie hors du territoire stérile de la Maison White pour l'intégrer à la matrice fertile de l'Amérique moderne. Mais l'opposition est illusoire : la Maison White est à l'origine du vaste principe reproductif que représente l'école américaine. L'atmosphère puritaine, la haine de la sexualité, les hurlements d'une mère folle, l'enfant martyre, renvoient directement à Psycho et seraient comme le dévoilement de l'enfance de Norman Bates (Le lycée se nomme d’ailleurs Bates High School). Mais en substituant à Norman une jeune fille. De Palma place la terreur dans la reproduction, la reconduction organique. Plus besoin de tuer la mère, de l'empailler, d'enfiler ses robes : de mère en fille, le travesti est absolu, colle à la peau. La demeure de Carrie est une maison de poupée où la couture a remplacé la taxidermie de Norman Bates. Le corps de Margaret White semble en tissus, son visage en cire (comme celui d’Ethan Hunt sera plus tard en caoutchouc), ses cheveux en bourre de fauteuil. 
 L'univers gothique permet à De Palma d'en faire revenir les créatures, non seulement le vampire, mais aussi l'automate du romantisme allemand (L'Homme au sable de Hoffmann, fidèlement adapté dans Body Double) et du cinéma expressionniste (Caligari). Descendant l'escalier, dodelinant de la tête, un sourire dément figé sur le visage, Margaret White évoque une marionnette à laquelle on aurait greffé le mécanisme d'une machine à coudre. Le couteau qu'elle soulève et abaisse ressemble à une aiguille emballée (5). 
Dans la Maison White se trouve le mécanisme de reproduction archaïque de mère en fille dont le lycée donnera la version industrielle. Entre la mère et la fille, il y a ce corps sans identité : le mannequin sur lequel on coud sa nouvelle peau (la robe de bal de Carrie). De Palma raconte le passage de la poupée de chiffon grossière à la Barbie au corps en plastique, performante, fabriquée en série. Le corps, fabriqué à la chaîne pendant les cours de gymnastique, entre dans un système capitaliste.
Déterrant les racines, puritaines, gothiques de la société américaine. De Palma donne sapropre version de De Caligari à Hitler. L'hypnose, la manipulation d'un somnambule-automate trouvaient leur correspondance dans les mises en scènes géométriques de la foule hitlérienne par Lenie Riefenstahl. De la même façon, les automates de la Maison White conduisent à la représentation d'un corps social mécanisé. En choisissant l'abeille comme totem du bal. De Palma peint la société américaine comme un essaim, une entité sans conscience. De Palma habille les jeunes filles avec des tenues de sport jaunes et noires et transforme le lycée en ruche, en matrice du monde capitaliste.
Les lieux, caractéristiques de De Palma, se raccordent monstrueusement, confondent leurs fonctions : rien ne différencie les palais et théâtres de Swan (Phantom of the Paradise} et les espions de Mission : Impossible semblent retourner éternellement à la même chambre d'hôtel. Ici, la salle de bal et le gymnase sont un seul et même lieu. Le système prend en charge les jeunes américains, façonne leur corps, les distribue par couples, assume leur reproduction. Le cinéma de Brian De Palma est le fruit des mouvements de contestations des années 60, contemporain par exemple des thèses révolutionnaires de David Cooper. Dans Mort de la famille, Cooper écrit : « Le pouvoir de la famille réside dans sa fonction de rouage social [...]. Ainsi trouvons nous l'organisation familiale reproduite dans les structures sociales de l'usine, du syndicat, de l'école primaire et secondaire, de l'Université [...]. En d'autres tenues, la famille, telle que la société la métamorphose, rend anonymes les gens qui travaillent et vivent ensemble dans n'importe quelle institution : elle les sérialise et les parque dans un groupe indifférencié » (6).
 Reprenant l'archétype du conte de fées américain (Cendrillon), De Palma joue avec le désir de Happy End du spectateur. Tournoyant sous les étoiles, nous avons perdu la tête et étions prêts à croire que l'Amérique protégeait ses exclus et les transformait en reines. Mais au douzième coup de minuit les illusions tombent et la reine se transforme en sorcière ; Cindirella devient Bloodirella. La larme de commisération du spectateur se mue en une éclaboussure sanglante. A travers le regard écarlate de Carrie, la bonne fée éclate de rire : tout ceci n'était qu'une farce. Le bal est le lieu d'une apocalypse, d'un dévoilement. De Palma nous fait passer derrière la grande représentation et découvre les coulisses et à la machinerie.
 A travers la salle de bal, représentation en trois dimensions du drapeau, De Palma anatomise l'image de l'Amérique. Sous les étoiles argentées suspendues au plafond, balayés de lumières rouges et bleues, Carrie et Tommy valsent comme les figurines d'une boîte à musique. Dans Phantom of the Paradise, l'immense drapeau du tribunal recouvre l'erreur judiciaire et la corruption, tandis que dans Blow Out il devient la scène du meurtre, le fond de l'image interdisant toute issue à l'innocent. A la façon des drapeaux en à-plat de Jasper Jones (un lycéen porte même un smoking en trompe-l’œil). De Palma met en scène une image critique : le martyre de Carrie, permet une miniature de l'état américain au milieu des années 70. Le poème plagié de Tommy et les élections truquées évoquent évidemment Nixon et le scandale du Watergate, tandis que la machination orchestrée par Chris et Billy renvoie à l'assassinat de Kennedy (Jusqu'au jeu de mot visuel d'une "Baie des cochons"), sans parler de la Maison White (la Maison Blanche) hantée. Le rapport était déjà présent chez King qui comparait Tommy à Lee Harvey Oswald, instrument ambigu d'un complot qui l'élimine sitôt son rôle exécuté. La symbolique dont use de Palma en plaçant sous la scène les conspirateurs est ironique et presque trop évidente : derrière le clinquant, les artifices, le Mal tire les ficelles. La Grande Scène depalmienne réalise le phantasme de la vision totale d'un événement - mettons l'assassinat de Kennedy - se disséquant, s'analysant sous nos yeux.




Tout n'est plus que rouages, mouvements d'horlogerie, synchronisme. Le temps prend une épaisseur étouffante, le ralenti apparaissant comme une coulée de fatalité. Carrie est nommée Cassie par le directeur de l'école, c'est-à-dire Cassandre. Le lapsus (présent dans le roman) permet à De Palma d'introduire la notion d'oracle : du temps est extrait un automate, un enchaînement de gestes fatals. Dans Agamemnon, Eschyle circonscrit la réalisation de l'oracle (7) à l'intérieur du palais devant lequel se tient Cassandre, les yeux fixes, immobile et droite face au public (ce sera l'apparence de Carrie dans le gymnase en flamme). Le palais délimite un espace dégagé de la temporalité humaine, le lieu d'un futur révolu, d'un passé en devenir, où le seul mouvement possible serait la répétition.
 Carrie est dans la même situation que Carlito se débattant à l'intérieur du flash back pour échapper à la balle qui le foudroie au début du film. Le sang qui rattrape Carrie et la redéfinit en monstre, en sorcière, assassine la jeune fille belle et aimée qu'elle était en train de devenir. La nature mathématique, mécanique, de la scène renvoie les personnages à une certaine inconscience, qui est celle on l'a vu des automates, des somnambules, mais également à une totale culpabilité. En poussant Sue hors de la salle de bal, Miss Collins exclut ce qui pourrait empêcher la réussite de la machination : elle referme autour de Carrie l'étau de l'oracle. Le sacrifice peut s'accomplir, que tout soit déposé sur l'autel : «cœur, entrailles, la victime entière ». De Palma monte l'exhalation du souffle de Miss Collins refermant les portes du gymnase avec la chute du seau de sang. Le raccord a valeur de mise en accusation de Miss Collins et avec elle des autres personnages "positifs" (Sue et Tommy). Loin d'être une vision paranoïaque, le kaléidoscope de la foule riant aux éclats redéfinit l'ensemble des personnages comme coupables. La vision de Carrie épouse celle des victimes des massacres fondateurs et des guerres éloignées (la réalisation de Carrie suit de peu la fin de la guerre du Vietnam).
Carrie reviendra encore une fois à travers le corps martyrisé de la Vietnamienne ensanglantée, titubant sur le pont de Casualties of War. En plongeant le bal dans un monochrome écarlate, Carrie révèle la véritable couleur de l'Amérique. Dans l'histoire du pays, comme dans ce bal truqué, tout est mensonge, traîtrise, massacre des innocents. Il n'y a de réel que le sang.

Stéphane du Mesnildot



1 Nicole Brenez, De la figure en général et du corps en particulier. De Bueck Université, 1999, p.329
2 A laquelle Stanley Kubrick ajoutera la légende des colons perdus se dévorant entre eux et le site d'un cimetière indien, symboles encore plus explicites du génocide fondateur.
3 René Girard, La Violence et le sacré (1972), Pluriels, 1994, p. 55.
4 Sigmund Freud, Totem et Tabou. Pavot. Ce passage pourrait également servir de scénario à Mission : Impossible.
5 Avec Christine, Stephen King écrira un remake de Carrie où c'est le sang lui-même qui se transforme en entité mécanique, sous la forme d'une Plymouth Fury rouge dont la radio ne diffuse que de l'antique Rock n'Roll.
6 David Cooper, Mort de la famille (1971), Point-Seuil, 1975, p. 6. Un des chapitres
s'intitule ironiquement "Affamons nos porcs".
7 L'assassinat d'Agamemnon par sa femme Clytemnestre.

Paru dans Simulacres n°1, Automne 1999







1 commentaire:

  1. Bravo! Enfin une lecture intelligente d'un de mes films préférés. Je suis moi même auteur d'articles dans le magazine "CinemAction", notamment dans le numéro qui vient de paraître et qui est consacré au cinéma d'horreur. Or, un des articles de ce numéro relatif à Carrie me déçoit un peu par son manque de profondeur et surtout par l'erreur souvent commise de confondre Saint Sebastien avec un crucifix!
    Voilà c'était juste un petit message de félicitations.
    Cordialement.
    Florence LIVOLSI
    livolsiflo@aol.com

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