lundi 6 avril 2009

Adolescents interrompus

Elephant (Gus van Sant 2003) 
Gerry et Elephant, gestes artistiques radicaux et singuliers, marquent le retour à l’indépendance de Gus Van Sant après son passage dans les grands studios le temps de Good Will Hunting et Finding Forrester (Psycho étant un cas résolument à part). Pour l’auteur de My Own Private Idaho, travailler hors des studios dépasse la simple notion d’économie. Il lui faut, comme une résistance aux divertissements virtuels hollywoodiens, s’"expatrier" cinématographiquement ; en Hongrie chez Bela Tarr, dont les étendues spatio-temporelles en déréliction ont inspiré Gerry, en Grande-Bretagne chez Alan Clarke, réalisateur de l’Elephant original (*1), terrifiante vision d’un pays livré à l’algèbre de la mort et de la terreur. Il n’est pas question ici d’emprunt ou d’un geste post-moderne, mais de la recherche de l’expression juste. Comment représenter le paysage mental dévasté de l’Amérique du 11 septembre ? Comment, au-delà de l’interprétation psychologique, poser la question du massacre de Columbine ?

Quelque chose a mal tourné...

 

En filmant l’errance dans le désert de deux jeunes garçons, Gus Van Sant explore la désagrégation du pays après le 11/09. La brisure du réel était déjà à la base de My Own Private Idaho qui expérimentait, de façon presque littérale, la "crise de l’image action" deleuzienne ; dès qu’un élément ramenait Mike (River Phoenix) à son roman familial tragique, il sombrait dans un sommeil pathologique (la narcolepsie) et se réveillait dans des endroits inconnus. Toute action du personnage sur le monde était rendue impossible, et le monde lui-même n’existait plus que par éclipses. Alors que Scott (Keanu Reeves) reprenait sa place parmi les grands prédateurs du capitalisme (c’est donc aussi à cela que lui aura servi son expérience dans la prostitution), Mike était plus que jamais désaccordé.

C’est une crise semblable aux attaques de sommeil de Mike qui saisit Casey Affleck et Matt Damon au début de Gerry : une course irraisonnée leur fait quitter le sentier balisé des randonneurs et les projette dans le désert, le "Grand nulle part" sans forme ni repères. Dans My own Private Idaho, le paysage, une route dotée d’un sourire, provoque la première crise de Mike. Dans Gerry, le vide métaphysique du désert déclanche la course ; les deux personnages courent vers le désert comme on s’abandonne au vertige (non la peur du vide mais l’attraction irrépressible vers celui-ci). Un enchaînement d’hallucinations annonçait les crises de narcolepsie de Mike ; la plus marquante était la maison familiale tombant des cieux pour se fracasser sur la route.


Ici, nul besoin de montrer l’image équivalente ; pourquoi le serait-elle puisqu’elle a été diffusée, ressassée par tous les réseaux de communication du monde ? Cette image, à la puissance hallucinatoire sans précédent, est l’écroulement des tours du World Trade Center. Par cette course, autant dénuée de raison que l’événement d’origine était au-delà du rationnel, les deux garçons reproduisent la panique des new-yorkais fuyant le site de l’attentat ; lorsque la course s’achève, le monde a changé, comme si l’attaque avait troué le réel, pour ne plus laisser que cette zone négative : Ground Zero. Gus Van Sant rappelle dans une interview (*2) que la Vallée de la mort, où une partie de Gerry a été tournée, avait aussi servi de décor à La Planète des singes (l’original de Franklin J. Schaffner). Que raconte La Planète des singes sinon la traversée d’un New York irreconnaissable, transformé en terre étrangère par la catastrophe ?

Les deux personnages parviennent à l’extrémité du désert, c'est-à-dire en son centre, dans la levée d’une image blanche, dans un lent engourdissement. Gagné la stase, les mouvements devenant mécaniques, comme grippés par le froid et la fatigue, les deux garçons évoquent les derniers survivants d’une "patrouille perdue". On pense bien sûr aux soldats du film éponyme de John Ford, luttant contre un ennemi invisible dans le désert saharien, mais aussi à Southern Comfort (Sans retour), son remake non officiel tourné par Walter Hill, qui faisait s’infiltrer le Vietnam dans les bayous de Louisiane pour décimer un escadron de réserviste. Le film effectuait un grand circuit, passant par le Vietnam, pour construire ce territoire hostile, ce monde originaire de boue et de marécages, et placer les Américains irrémédiablement étrangers à leur propre pays.

" Car le cinéma américain, à lui tout seul, est parvenu là où le pays tout entier a échoué : faire de ce pays d’Asie un petit bout de l’Amérique ." (*3)

Le désert américain de Gerry obéit à un effet de feed-back semblable. Le désert, comme allégorie de Ground Zero, est à la fois la terre mythique de l’Amérique mais aussi son point d’anéantissement. Dans Sans retour, le Vietcong, l’adversaire lointain et fatal, se confondait avec les Cajuns, une des plus anciennes ethnies américaines. Dans Gerry, le désert arabe, ce nouveau territoire de guerre, prolonge la terre originelle de la Conquête. On notera l’analogie troublante entre Ground Zero et la Latitude zéro, le terme que Gilles Deleuze emprunte à Stroheim (*4) pour désigner ce milieu primordial qui n’en finit pas de se reformer et entraîne tous les autres milieux dans la dégradation absolue.

Gerry, le prénom que partagent les deux personnages, signifie, dans l’argot inventé par Damon et Affleck, "quelque chose qui a mal tourné". Ce dédoublement (et comme tel funeste et dérégulateur) du personnage évoque la continuité mythologique néfaste que connaît actuellement l’Amérique : de l’élection du second George (prénom dont Gerry est un des diminutifs) Bush, à la destruction de tours jumelles, à la reprise par le fils de la guerre commencée par le père. Le "Gerry" dédoublé s’avère alors moins un personnage qu’une figure expérimentale subissant l’influence de ces mondes. Peu à peu gagné par l’Autre, l’Ennemi, Matt Damon noue un tee-shirt autour de sa tête et plaisante sur sa ressemblance avec un arabe ; c’est lui qui assassinera son ami dans une lutte confuse alors que tous deux ont déjà perdu leur identité et ne sont plus que des masses presque minérales. Le dernier plan, Matt Damon à l’arrière de la voiture qui le ramène à la civilisation, possède une étrange résonance d’apocalypse comme si jamais plus le monde n’allait être habité ; la catastrophe aura pris le temps du film pour transformer le monde en désert.


Doom Generation


Si l’attentat du World Trade Center agissait comme le trauma jamais nommé de Gerry , l’événement devient le sujet même d’Elephant retraçant le massacre du lycée de Columbine. Elephant s’inscrit dans la continuité stylistique de Gerry : les travellings dilatés qui accompagnaient les deux garçons dans le désert suivent désormais les lycéens dans les couloirs du lycée. Le jeu vidéo d’un des tueurs explicite le raccord entre le deux films. Un "Doom" triste et absurde, consistant à abattre des silhouettes en marche (ni des monstres ni des militaires, mais des figures anonymes, des "civils") dans le désert, est la miniaturisation de Gerry et la simulation du massacre à venir.



Le mouvement générique d’Elephant est un travelling "accroché" au dos d’un personnage en marche, dont la distance ne varie jamais. Van Sant reproduit alors un des modes d’incarnation du jeu vidéo, le "Third Person Shooter", en opposition au "First Person Shooter", qui consiste à voir en vue subjective, par les yeux de son personnage. Mais ici, comme dans The Doom Generation de Greg Araki, l’appellation "Doom", désignant les jeux vidéo de "massacre", rejoint le sens de "fatalité", de malédiction. Toutes les lignes que tracent les adolescents convergeant vers la mort : le bout de l’image, son "point limite zéro", est cette chambre froide où, entre les quartiers de viande, se sont réfugiés des adolescents. Là se joue l’ultime glaciation du temps, l’aboutissement des travellings qui emprisonnaient les adolescents dans le "fatum". Le passage le plus énigmatique du film est consacré à Benny, dont le "chapitre" (*5) est un unique plan séquence au cœur du massacre. Comme indifférent à la mort qui l’entoure, Benny marche doucement dans les couloirs, entre dans une classe, aide une jeune fille à franchir une fenêtre et se dirige vers le tueur qui l’abat. On peut considérer que tous les travellings qui sillonnent le lycée et rivent les personnages à leur temporalité partagent la même nature : l’anamorphose de leur instant de mort.

Juste avant de sortir du lycée et de croiser Alex et Eric les tueurs (donc quelques minutes avant le massacre), John, le garçon aux cheveux blancs, est photographié par Elias. Gus Van Sant établit clairement le rapport entre la pose photographique et la mort. Résonne alors, dans le lycée de Columbine, le "punctum" de Barthes, la "mort au futur". (*6)

 

Avec Psycho, Gus Van Sant avait élaboré un film entièrement ordonné par la mort et ses fétiches. Le destin de cadavre de Marion est tracé dès son apparition et les mouches ne s’y trompent pas en venant voler dans la chambre. La mort en suspens qui parcourt le lycée d’Elephant tisse déjà son ouvrage dans la première partie de Psycho . Lors du trajet nocturne vers le Motel Bates, Anne Heche ne conduit pas la voiture ; immobile derrière le volant, elle semble dirigée par le film lui-même, comme un spectateur devant l’écran. Evoluant entre le ludisme et la parodie, l’interprétation d’Anne Heche ressemble à des essais ou a une répétition décontractée ; "visiteuse" du film d’Hitchcock (et en ce sens, Van Sant rejoint fondamentalement le De Palma de Dressed to Kill), elle se déplace de scène en scène, sachant qu’elle est davantage l’élément d’un processus qu’un véritable personnage. Cependant, au moment du meurtre, l’acteur va devoir faire corps avec le personnage, rejoindre une totalité fatale ; d’où peut-être le temps d’arrêt d’Anne Heche lorsque Norman tire le rideau de la douche. Alors que le cri de Janet Leigh était instantané, Anne Heche a un instant de pause, comme d’incrédulité, devant l’imminence de la mort.


Si Hitchcock cadrait au millimètre la chute de Janet Leigh pour masquer sa poitrine, Van Sant fait s’écrouler Anne Heche en plongée, en une posture disgracieuse qui expose ses fesses. Van Sant fait un raccourci saisissant entre le sur-découpage du corps de Psycho et la représentation triviale, obscène de la mort dans Frenzy. Dans la mort, Marion quitte sa motilité pour devenir un objet du film, au même titre que le Motel, les oiseaux empaillés, le couteau ou la perruque. Chez Van Sant, le travelling arrière qui part de la pupille morte s’avère bien plus glaçant encore que chez Hitchcock. La lèvre retroussée et collée au carrelage, est comme le raccord de Marion au décor. Le mouvement de caméra peut alors parcourir la chambre comme l’œil de la mort, totalisant, qui inspecte son domaine. On retrouve dans Elephant ce terrible rapport au sol, lorsque les adolescents sont abattus et ramenés brutalement au décor, comme s’ils rejoignaient un niveau zéro de la description.

Dans ce travail de la figure comme puissance descriptive, on peut discerner l’influence de Dennis Cooper (*7), écrivain proche de Gus Van Sant. Cooper construit ses romans en tissages complexes de temporalités. Dans Closer comme dans Elephant, chaque personnage donne son nom à un chapitre, les adolescents se renvoyant leur image – réelle ou fantasmée – en des champs contre-champ à la temporalité décalée. Les personnages de Cooper sont des surfaces (ironiquement l’icône absolue de cet univers est Keanu Reeves), mais aussi des corps ouverts, sondés, disséqués par la sexualité, toujours violente, et le meurtre. Le corps se transforme en un plan immense, dont l’exploration détaillée à l’extrême prend des allures hypnotiques. Chaque personnage devient un vecteur de description s’exerçant jusqu’à la totale destruction/dissolution de son objet.



Les seigneurs du chaos

 

Même s’il ne partage pas l’imaginaire sauvage de Cooper, pour Gus Van Sant la figure est aussi une unité spatio-temporelle, déroulant la description dans son mouvement. Deux trajectoires s’entrecroisent pour finir par se confondre, celles des victimes et des tueurs : alors que, à travers John, Elias ou Michelle, la dernière heure du lycée n’en finit pas d’être redécoupée, la temporalité de Alex et Eric commence une journée avant le massacre ; comme si la dernière heure des adolescents était un tombeau, construit en lignes droites, angles et arêtes temporels mais que ce soit la mort qui lui donne toute sa résonance. Cette profondeur léguée à Alex et Eric désigne le mal comme intérieur au lycée, se construisant en son sein, progressant et envahissant tout l’espace. Les tueurs se révèlent à la fois les victimes de la structure répressive du lycée, mais aussi sa plus exacte expression au point que leur présence en treillis et en armes, comme une hallucination négative (*8), passe d’abord inaperçue. En dessinant le plan du réfectoire Alex fait se superposer, termes à termes, contours contre contours, le lycée et son négatif.

L’emprise de la mort révèle un monde archaïque de signes et d’oracles. Sur le terrain de gym, Michelle regarde se former de sombres nuages. Quels présages voit-elle s’y dessiner ? Le circuit des adolescents dans le lycée rappelle le début des Harmonies Werckmeister de Bela Tarr (un des cinéastes les plus admirés de Gus Van Sant), lorsque János met en scène le système solaire avec les ivrognes d’une taverne, les baptise d’un nom de planète et les fait tourner sur eux-mêmes.



Les croisements des adolescents sont des attractions qui ordonnent une cosmogonie mystérieuse, fondant dans un même rythme et une même douceur les travellings des victimes et des tueurs. Dans le rabat du temps sur lui-même se forme un monde de pures intensités et d’affects. Le passage d’un garçon aspire l’expression d’une jeune fille et la laisse le souffle coupé ; John fait sauter un chien en l’air en levant un bâton et Van Sant accompagne le mouvement d’un ralenti, liant dans la même grâce l’adolescent et l’animal ; dans le déploiement d’un geste presque inconscient, dans l’expression candide d’un désir, le monde entier se tient en suspension. On croirait voir "l’adolescent électrique" de Jean-Jacques Schuhl : " Il pose un pied devant l’autre et tout le corps bascule à la suite du pied, et le monde entier à la suite du corps. " (*9)

 

Alex et Eric, incarnation des puissances du chaos, renversent cette harmonie. Ils sont les frères de Telly, l’ogre adolescent de Kids de Larry Clark, et de Tummler et Solomon, les tueurs de chats de Gummo d’Harmony Korine, sillonnant la ville en bicyclette et traçant une topographie de la mort. Tummler possède à ce point une proximité avec la mort qu’il lui suffit de toucher la poitrine d’une fille pour déceler une tumeur, peut-être même l’a-t-il fait naître sous ses doigts. Les meurtriers d’Elephant naissent du refus de Michelle de montrer son corps au cours de gymnastique ; ils sont ce corps intérieur souffrant chez les jeunes filles qui vomissent leur nourriture après le réfectoire. Ce rapport catastrophique au monde passant par l'autisme et l’anorexie, donne naissance à un doppelganger, un mauvais double. Ce grand corps négatif va trouver la jouissance qui lui était refusée dans le retournement mortel des liens d’attraction et de désir. Ce ne sont plus alors des travellings qui accompagnent les corps adolescents mais des balles qui sifflent dans les couloirs et les abattent. Alex, ivre de joie, connaît cette allégresse qui faisait "trembler" Pierre Clémenti dans Porcherie de Pasolini.

Le désert dans Gerry et le lycée dans Elephant deviennent le site d’un retour catastrophique du refoulé. En tant que régulateur de la société, partage et distribution de ses membres, le lycée recouvre déjà une machine de mort invisible. De la même façon que Ground Zero désigne la force négative qui assure la cohésion du pays, le lycée, comme toute structure totalitaire, se bâtit sur ses exclus, en fait l’expression même de son droit.



 Stéphane du Mesnildot


(1) Elephant (1989) d’Alan Clarke est un film de 38 minutes, presque sans paroles, tourné pour la BBC. Dans une Irlande désertifiée se déroule une trentaine d’assassinats implacables.

(2) Gus Van Sant, Columbo et les kids, entretien avec Olivier Joyard et Jean-Marc Lalanne, Cahiers du cinéma n° 579, mai 2003

(3) Vietnam in Ambiances Américaines, Volume Sud, Admiranda /Restricted n°8-9, 1993 (roader: Sébastien Clerget)

(4) Gilles Deleuze, L’Image-mouvement, Editions de Minuit 1983, P. 177

(5) Elephant est découpé en "chapitres" portant le nom d’un personnage. Chaque "chapitre" possède sa propre temporalité, en accord ou en décalage avec les autres.

(6) "Mais le punctum, c’est : il va mourir. Je lis en même temps : cela sera et cela a été ; j’observe avec horreur un futur antérieur dont la mort est l’enjeu." Roland Barthes, La Chambre claire - Notes sur la photographie, Cahiers du Cinéma/Seuil (1980) p.150

(7)  On trouve dans le recueil d’articles de Dennis Cooper, A l’écoute, , une interview de Keanu Reeves alors qu’il s’apprêtait à tourner My own private idaho et un "Tombeau de River Phoenix". Il a églement écrit Défaits (2001), roman consacré au massacre de Columbine

(8) Selon Freud : ne pas voir quelque chose qui est présent

(9) Jean-Jacques Schuhl, Rose poussière, NRF 1972, p.82
Article publié sur le site 
http://www.cinetudes.com/
en 2005


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