mercredi 1 avril 2009

Dario Argento et le cinéma japonais

Une passion secrète
Que ce soit par leur origine et les genres qu’ils illustrent, tout pourrait éloigner Le Couvent de la bête sacrée (1974), film érotique japonais de Norifumi Suzuki situé dans un couvent de nonnes catholiques, et Suspiria (1977) l’œuvre maîtresse de Dario Argento. Pourtant Le Couvent… contient bel et bien le modèle de la pendaison achevant le célébrissime meurtre inaugural de Suspiria.




On sait combien les Japonais étaient friands de films d’horreurs européens, qu’il s’agisse de ceux de la Hammer ou de Mario Bava. Profondo Rosso de Dario Argento connut aussi une belle carrière au Pays du Soleil Levant et Suspiria devint même le titre d’une revue d’horreur pour adolescentes. Pourtant, dans le cas du Couvent de la bête sacrée, les dates de réalisation confirment sans doute possible que la circulation des images et des influences s’est effectuée d’Est en Ouest. Rien d’étonnant au fond à ce que cet esthète décadent, qui alla chercher sa Mère des Soupirs dans Les Confessions d’un fumeur d’opium de Thomas de Quincey, n’ait laissé ses rêveries cinématographiques l’emporter vers l’Asie.


Du Couvent de la bête sacrée à l’Académie des sorcières
Si Argento s’inspire des images de Norifumi Suzuki, il leur fait cependant subir des variations notables. Il reprend ainsi l’explosion du vitrail du Couvent... mais celui-ci se brise désormais sous le poids de la suppliciée. Alors que la pendaison de la nonne japonaise était découpée en plans fixe, Argento lui rajoute mouvement et dynamisme : le corps de la jeune fille est arrêtée dans sa chute par le nœud coulant qui lui brise la nuque. En revanche, le travelling qui glisse le long des jambes ensanglantées et cadre la tache de sang sur le sol se révèle strictement identique dans les deux films.
D’autres éléments, plus discrets, font correspondre les deux films. Dans le prologue décrivant les derniers instant de liberté de l’héroïne du Couvent…, se retrouvent des motifs aquatiques et colorés analogues à ceux qui accompagnent Suzy Bannion vers l’académie de danse. La tétanisante apparition finale d’un spectre féminin ensanglanté, éclairé de lumière bleue, est également commune aux deux films. Le sujet même du Couvent... peut avoir influencé Argento puisqu’il s’agit du parcours initiatique, pour ne pas dire sadien, d’une jeune fille à l’intérieur d’une communauté féminine. Les deux films se concluent sur la découverte d’une puissance occulte et maléfique gouvernant l’institution : un prêtre satanique dans Le Couvent…, une sorcière dans Suspiria. 
Intenter un mauvais procès à Dario Argento, ne rendrait pas compte de la révolution esthétique que Suspiria a représenté dans le cinéma fantastique. Il faut pourtant mesurer l’écart qui sépare Profondo Rosso de Suspiria. En passant du film policier à énigme, certes baroque, au fantastique pur, Argento s’affranchit des contingences du réel pour créer un univers psychédélique, saturé de sons et de couleurs. Les personnages n’assument plus aucune psychologie, ce sont des marionnettes que le maître promène dans des décors somptueux avant de les mettre à mort. Que Dario Argento ait été encouragé dans cette voie radicale par le cinéma japonais, la scène de pendaison du Couvent… en constitue le précieux indice.



À travers le vitrail
Dès les années 60, Le cinéma populaire japonais, tourné essentiellement en studio, impose un usage irréaliste des décors et des couleurs. Chez Nobuo Nakagawa (Les Fantômes de Yotsuya, 1957), le surgissement des spectres pare l’image de teintes hallucinées : les brumes se font verdâtres, l’eau des étangs devient écarlate. Même en dehors du Fantastique, les cinéastes rivalisent d’audaces. Le célèbre iconoclaste Seijun Suzuki n’hésite pas à transformer ses films de yakuzas, comme Le Vagabond de Tokyo (1966), en comédies musicales pop, usant sans justification de filtres bleus ou rouges. L’image du vitrail qui explose dans le Couvent… et Suspiria, symbolise bien les expérimentations photographiques de Dario Argento et des cinéastes japonais : la couleur et la lumières sont libérées du réalisme. Chez Argento, la dimension irréelle des meurtres se traduit par l’emploi hypnotique des couleurs primaires. Ainsi une jeune fille, passant à travers un soupirail pour échapper au tueur, tombe dans une pièce éclairée en monochrome bleu où elle se fait entailler par des fils de fer. Argento partage avec les héritiers de l’art de l’estampe un goût pour des images épurées, presque bidimensionnelles ; sommet de cette esthétique : le dortoir improvisé dans la salle de danse, baigné d’un rouge monochrome, n’a pour accessoire que des draps tendus où se découpent des ombres chinoises.


Des rituels de sang
Dans Sex and Fury (1973) de Norifumi Suzuki, une femme yakuza confond les meurtriers de son père grâce à leurs tatouages, car ceux-ci correspondent au seul indice qu’elle possède : les gravures d’animaux d’un jeu de cartes. Elle ne peut bien sûr découvrir les tatouages qu’en faisant l’amour avec les assassins. Un tel scénario recourrant à la symbolique animale et mêlant la vengeance, le sexe et la mort, pourrait être celui d’un giallo de la grande époque. Chez Argento comme chez les cinéastes japonais, la mort devient un rituel érotique où tous les éléments sont exacerbés, en particulier la beauté des victimes féminines. Les armes blanches lancent des éclats sensuels aux peaux trop blanches des poupées de porcelaines ou des jeunes madones italiennes. Du sang est retenue avant tout la dimension picturale ; au Japon, ce sont des gerbes de peinture rouge vif qui, en les éclaboussant, ajoutent de nouveaux motifs aux paravents et aux kimonos ; pour Argento également, la mort devient un spectacle total auquel participe autant la lumière que l’architecture et la musique.
Edifier une esthétique entière autour des scènes de mort, telle était sans doute la possibilité que Dario Argento avait entraperçue dans le cinéma japonais. Peut-être aura-t-il fallu, comme première pierre à cet édifice, l’image surréelle d’une nonne japonaise pendue dans la chapelle d’un couvent.
Stéphane du Mesnildot
Ce texte est paru dans L'Ecran Fantastique en janvier 2007




NB
Norifumi Suzuki : Les armes d’Eros
Dans son genre de prédilection, le film érotique, Norifumi Suzuki imposa une esthétique et des obsessions très personnelles : Sexe et Fury (1973) a pour héroïne une femme yakuza (et contient une scène sublime où elle combat au sabre, nue dans la neige), Terrifying Girls' High School (1973) se déroule dans un internat pour jeunes délinquantes, Le Couvent de la bête sacrée (1974) explore un couvent de nonnes japonaises... Suzuki, avec un réjouissant souffle libertaire, oppose ses héroïnes à des figures répressives et corrompues de l’autorité, qu’ils soient directeurs de couvent ou politiciens. Bien qu’elles subissent les sévices les plus baroques, les femmes finissent par triompher. Yakuzas ou chefs de bandes chevaleresques, elles récupèrent le code d’honneur autrefois réservé aux hommes ; ceux-ci en contrepoint sont toujours des vieillards adipeux, avides de pouvoir et de plaisir. Les films de Norifumi Suzuki, comme un curieux exotisme inversé, abondent en symboles judéo-chrétiens et la femme s’y voit immanquablement crucifiée sur fonds de vitraux. Le Couvent de la bête sacrée, alliant scènes érotiques d’une constante invention (la flagellation d’une jeune fille avec des bouquets de rose), portraits de groupes géométriques et épouvante gothique, est à cet égard l’un des chefs-d’œuvre de l’auteur.

Dolls of the Shogun's Harem.  (Norifumi Suzuki ,1986)



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