lundi 9 novembre 2009

Hitchcock, Argento, Bong Joon-ho : Une aiguille dans une boîte d'aiguilles


Une des puissances d'Hitchcock fut de créer des matrices qui n'ont cessées d'être utilisées jusqu'à nos jours. Ainsi une scène de La Mort aux trousses, qui n'est peut-être pas a priori la plus marquante puisqu'il s'agit de la traque de Thornhill dans la gare de Chicago, a été reprise dans deux films de nationalités et d'époques différentes : L'oiseau au plumage de Cristal (L'Uccello dalle piume di cristallo, 1970) de Dario Argento et Memories of Murder (Salinui chueok, 2003) de Bong Joon-ho.

L'art de l'invisibilité
Roger Thornhill apprend sur le tas son métier d'espion : se fondre dans le paysage, devenir imperceptible. L'espion, toujours plus proche des fonctionnaires de John Le Carre que du super héros de Ian Fleming, pratique l'art de l'effacement, de l'invisibilité. L'agent secret ultime est bien sûr Kaplan; si secret qu'il n'existe pas.
Pour l'heure, Thornhill apprend d'abord à se servir de l'image. Il explore la zone neutre des figurants, cet espace indéfini entre le décor et la star, peuplée d'ombres devant rester imprécises. Cette Zone, Hitchcock la connait bien pour la pratiquer lui-même et y inscrire ses apparitions burlesques.
Pour échapper aux policiers qui l'attendent dans la gare de Chicago, Thornhill, se déguise en porteur de valise. Il applique un principe que Claude Chabrol théorisera dans Que la bête meure :
"Si je devais cacher une aiguille, ce ne serait pas dans une botte de foin mais dans une boîte d'aiguilles."

Thornhill commence donc par se dissimuler parmi les porteurs de valise, un essaim de casquettes rouges qui tournoie dans la gare. Hitchcock réalise alors un montage musical, témoignant de son goût pour l'abstraction rythmique à la Mondrian. Partant d'une très forte plongée sur la gare, transformant la course des porteurs en un ballet de ronds rouges, il se rapproche à chaque coupe, jusqu'à atteindre le gros plan. 


Comme une danse burlesque, les policiers ont un porteur pour partenaire, qu'ils prennent par les épaules, retournent pour s'apercevoir qu'il ne s'agit pas de Thornhill. Chaque visage qui apparaît, série d'hommes ordinaires, travailleurs usés, témoigne du visage perdu, introuvable, de Cary Grant/Thornhill/Kaplan. Kaplan qui, en tant qu'entité abstraite, possède des pouvoirs supérieurs à ceux de Thornhill, a vampirisé les signes des porteurs de valise et s'est dispersé parmi eux.



Pendant que les policiers le cherchaient parmi les porteurs, Thornhill est déjà ailleurs, dans un autre espace. Le publicitaire, apprenant décidément très vite son nouveau métier, s'est inscrit dans une autre série : la frise des hommes se rasant dans les toilettes de la gare. Thornhill profite du masque naturel de la mousse à raser pour se dissimuler encore une fois aux yeux des policiers. 

Si ceux-ci s'était attardés dans les toilettes et avaient été plus observateurs, ils auraient confondu l'espion amateur ne disposant que d'un minuscule rasoir de femme, volé à la trousse de toilette d'Eve. Ce rasoir, c'est l'aiguille dans la botte de foin, le détail hors-série, imperceptible mais qu'un esprit affuté et des yeux perçants peuvent malgré tout découvrir.
Le seul témoin du rasage comique de Thornhill est son voisin de lavabo qui se méprend sur son interprétation. Le regard de mépris qu'il lui jette sous-entend une sorte de comparaison virile mais fait aussi planer un soupçon d'homosexualité, voir de travestissement, sur Thornhill. Quel homme, sinon un travesti, utilise un rasoir féminin ? Thornhill est dévirilisé, féminisé, face à son voisin, armoire à glace bedonnante, armée d'un coupe-chou.

L'uomo in giallo
Si on a pu parler d'un post-modernisme du cinéma de genre, surtout en Europe à partir des années 60, nul doute qu'il s'est avant tout construit par le remploi, le détournement et l'épure jusqu'à l'abstraction des matrices hitchcockiennes. Avec La fille qui en savait trop de Mario Bava, les giallos italiens ont dès le départ avoué cette filiation. Devançant de quelques années Brian De palma, Dario Argento revendique l'héritage hitchcockien dans son très formaliste, L'Oiseau au plumage de cristal. Reggie Nalder, le tueur sinistre de L'Homme qui en savait trop tient dans la scène qui nous intéresse un rôle similaire.
Le héros, Sam Dalmas (Tony Musante) est pris pour cible dans Rome la nuit par un tireur vêtu d'une éclatante veste jaune. Ayant gagné une avenue peuplée, il met en fuite le tueur et le prend en filature. Le retournement de la scène, le chasseur à son tour chassé est typiquement "argentoesque", de même que l'articulation brutale de deux espaces, les rues sombres et désertes devenant soudain peuplées et lumineuses. 

Derrière les taxis, au fond de l'image, une boutique exposant des cadres multicolores en néons. Le tueur vient s'inscrire dans cette composition, automatiquement "encadré". L'image est un rappel de la galerie de peinture où a lieu le premier meurtre ; elle indique également le caractère formaliste de la séquence dont la trame sera essentiellement chromatique : Le rouge des casquettes de la Mort aux trousses devient le jaune de la veste du tueur, que l'on peut voir aussi comme un rappel du genre de référence (le giallo).
Dans un premier temps, cette veste jaune permet à Sam de suivre facilement le tireur dans la foule. Les deux personnages passent devant un cinéma où est projetée La Donna Scarlatta (de Jean Valère avec Monica Vitti et Robert Hossein) ; titre ironique puisque le héros poursuit à ce moment un homme en jaune.
La filature mène Sam jusqu'à un hôtel. Demandant à un groom si il a vu un homme habillé d'une veste jaune, on lui indique une salle de réception où se tient un congrès de boxeurs... tous vêtus d'une veste jaune. L'aiguille, une nouvelle fois, est cachée dans une boîte d'aiguilles. La saturation chromatique provoque une sorte d'aveuglement qui permet au tueur de disparaître purement et simplement. Ses traits même, que les marques et les cicatrices devraient rendre remarquable, est rendu introuvable au milieu des visages sur-expressifs des boxeurs.  

On retrouve dans la séquence ce que Bonitzer a noté chez Hitchcock : "la présence triviale et massive du corps social"*. Hitchcock parvint malgré tout à préserver à Hollywood la densité de la foule et l'agitation urbaine de sa période anglaise. Cette image du peuple faisant soudain sailli est présente dans les visages des porteurs de valise mais aussi chez les paysans observant la destruction violente de leur quotidien à la fin de la scène de l'avion. Dario Argento, reste lui-aussi attaché au peuple italien, tout au moins dans ses premiers films peuplés de figures burlesques et pittoresques (Bud Spencer, Gildo Di Marco). C'est également l'ancrage dans la réalité sociale, la description des milieux populaires coréens, qui rend impressionnants les films de Bong Joon-ho.

Le signe rouge de la folie
Dans Memories of Murder, par le plus grand des hasards les trois policiers observent une scène insolite. La nuit, sur la scène du crime, un homme dispose des vêtements féminins sur le sol, et se masturbe.
Au début de la séquence, le suspect tient une la lampe tient dans sa bouche, dessinant sur son visage un cercle rouge. Cette face trouée est comme le symbole du caractère insaisissable, protéiforme du tueur qui est avant tout l'incarnation d'une société malade. 
Une course poursuite s'engage alors dans les ruelles désertes du village, pour déboucher sur un chantier où l'homme se perd dans la foule des ouvriers.
Comme dans L'oiseau au plumage de cristal, deux espaces s'articulent : les rues étroites, désertes, du village et le grand chantier, cyclopéen et peuplé. 


Les premiers ouvriers que croisent les policiers sont masqués. Ils récupèrent à la fois caractère uniforme des porteurs de valise et le masque naturel des hommes se rasant.
Song Kang-ho interprète un mauvais policier mais très confiant dans son sens de l'observation. Il sait que la vérité se trouve dans les détails, dans l'élément hors-série et la différence chromatique. Si l'aiguille cherche à se dissimuler dans une boîte d'aiguille, il va chercher une aiguille d'une forme légèrement différente. Il découvre alors un sous-vêtement féminin - rouge - qui dépasse du pantalon d'un ouvrier, accessoire aussi incongru et "féminisant" que le rasoir miniature de Thornhill. 

Alors que Argento accentue la saturation des couleurs, Bong Joon-ho choisit la rupture. L'obsession du tueur pour les vêtements rouges se transmet aux enquêteurs. Dans l'univers en noir et blanc du chantier, Song Kang-ho est à la recherche d'un signal, l'éclat rouge qui désigne le coupable (qui d'ailleurs ne sera pas le tueur du film mais juste un inoffensif pervers).
Ainsi Bong Joon-ho inscrit la scène entre deux rimes chromatiques : la lumière rouge de la lampe qui masque le suspect et le rouge de la culotte qui le trahit.

* Serge Daney, Jean Douchet, Pascal Bonitzer, "Douchet décortique De Palma", Cahiers du Cinéma 326 (1981)


Extraits




disparition
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filature
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chase scene
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