dimanche 25 octobre 2009

Etudes hitchcockiennes 5 : Avez-vous bien vu La Corde ?


The Truth about Rope



En 1948, Hitch tourne La Corde (Rope). Le film aurait pu devoir sa célébrité à la rencontre entre Hitchcock et James Stewart, ou encore à la première incursion du cinéaste dans la couleur. 
La Corde est surtout connu pour une prouesse technique.

Un film en un seul plan... ou pas.
Mettons-nous dans la peau d'un spectateur ne connaissant le film d'Hitchcock qu'à travers les comptes rendus de la majorité des critiques et analystes.
Précaution nécessaire pour bien cerner le mythe qui entoure le film.
Excepté le générique à l'extérieur de l'appartement, La Corde est censé être un film tourné en un seul plan, un long plan-séquence, suite ininterrompue de recadrage, de panoramiques, de travellings qui suivent les mouvements des personnages.
Entendons-nous bien : Hitchcock ne disposait pas de chargeurs suffisants pour tourner en continuité un film d'1h30.
C'est pourquoi, il a recours à un petit truc : il termine et commence ses bobines en passant en gros plan sur les vestes des personnages.
Voici comment Bill Krohn résume le procédé du film dans Hitchcock au travail (Cahiers du cinéma, 1999) :
"Le film achevé est constitué de 8 bobines de 10 minutes qui semblent d'un seul tenant grâce à la focalisation de la caméra sur un seul et même objet avant et après le changement de bobine"
Dans Le Montage de Vincent Pinel (Petite Bibliothèque des Cahiers, 2001) : 
"Hitchcock prévit, au sein de chacune des 5 bobines de projection, un raccord effectué sur le dos d'un personnage qui venait momentanément obturer l'image."
Voici une de ces coupes qui ne sont pas d'une grande élégance, il faut bien le dire.



L'analyse était presque parfaite

On ne trouverait donc pas dans La Corde la grammaire classique du champ-contrechamp, pas de plans de coupe, d'effets de montage autre que ces changements de bobines plus ou moins bien dissimulés. 
A la lecture des différents critiques et analystes, on pourrait donc considérer qu'Hitchcock a conçu La Corde comme une continuité, un long plan-séquence, et que seule la carrence technique l'obligeait à recourir à ces raccords qu'il souhaitait le plus invisibles possibles. 
Disposant des moyens actuels, tournage ou post-production numériques, on peut imaginer une continuité absolument ininterrompue.
En 1967, Jean Douchet dans son Hitchcock (Petite bibliothèque des Cahiers, 2006) analyse avec lyrisme ce long mouvement de caméra : "tourné en un seul plan continu, comme si rien, pas même la césure du tout montage ne pouvait arrêter cette lente descente de l'Ombre, cette sure montée de la puissance maléfique."
Pour Raymond Bellour, dans L'Analyse du film (Editions Albatros, 1989), le début de Psycho répète celui de La Corde "dont le plan unique et interminable se focalise à son début, passée une même fenêtre-écran, sur la rage froide du meurtre."
Pour gagner du temps, jetons un dernier coup d'oeil à L'Esthétique du film (Nathan Cinéma, 1999), écrit par Jacques Aumont, Alain Bergala, Michel Marie et Marc vernet :
"Il est rare que la durée du récit concorde exactement avec celle de l'histoire comme c'est la cas dans La Corde film "tourné en un seul plan"."
Que la durée du récit concorde avec celle de l'histoire, c'est un fait, Hitch préservant les unités de temps et de lieu de la pièce d'origine. Nos 4 mousquetaires de l'esthétique du film mettent les guillemets d'usage à "tourné en un seul plan", histoire de dire : "en fait non, parce qu'il y a les fameux raccords-vestes, mais dans l'idée, oui, c'est en un seul plan".
Une fois passé le rideau, nous serions donc embarqués dans ce mythique plan-séquence.
Film d'un seul tenant...continuité... plan unique et interminable... telle est l'opinion admise sur La Corde
Une opinion ressassée, on l'a vue, imprimée partout jusque dans les manuels d'analyse de l'université mais ABSOLUMENT FAUSSE.


Les 4 coupes franches


Ce n'est pas du tout ce que nous montre le film, ni à sa vision au cinéma et encore moins en DVD.
La corde comporte pas moins de 4 coupes franches qui brisent la continuité et sectionnent ce long ruban qu'est censé être La Corde. Elles ne s'effectuent ni sur les vestes, ni sur les objets, ce sont de banals changement de plan, ne cherchant même pas à se dissimuler.
Ces coupes sont surprenantes dans la mesure où Hitch met en place une chorégraphie virtuose, et se tire de problèmes plus compliqués que l'entrée en scène d'un personnage comme celui de la fiancée ou l'irruption de la bonne dans le champ. 


Faisons les comptes 

Il y a bien 5 coupes "dissimulés", 4 raccordant sur des vestes et la dernière sur le coffre/cercueil qu'ouvre James Stewart, mais entre ces 5 coupes s'intercalent exactement 4 coupes "franches" supplémentaires répondant à un découpage classique. 
Nous désignerons par la lettre (a) la coupe "dissimulée" et par la lettre (b) la coupe "franche". On obtient la partition suivante (minutageDVD Universal).
11.43 (a) / 19.07 (b1) / 26.09 (a) / 32.58 (b2) / 42.32 (a) / 49.49 (b3) / 57.18 (a) / 01.07 (b4) / 01.11.28 (a) 

Voici les raccords qui nous intéressent, les coupes (b)

(b1)

(b2)

(b3)

(b4)



Les mêmes coupes en images animées.


Rope 1
envoyé par sadakobanana2. -



Rope raccord 2
envoyé par sadakobanana2. -



rope raccord 3
envoyé par sadakobanana2. -




On remarque que, curieusement, les coupes (b) ne sont pas disposées de façon anarchique mais interviennent à peu-près 6mn avant et après la coupe (a). On peut donc supposer qu'il s'agit de la durée d'un chargeur. La Corde est donc bien composé de 5 plans-séquences, mais distincts, séparés par des coupes franches ; chacun de ces 5 plans séquences d'une douzaine de minutes étant raccordé en son milieu par une coupe invisible. 
Cela change radicalement l'appréhension du film, qui devient, dès sa conception, un film découpé et non plus "d'un seul tenant", en "continuité" et surtout pas un "plan unique et interminable". 
On peut donc dire que La Corde n’est pas un film qui voudrait donner l’impression d’un unique plan-séquence, mais un film composé de 5 plans-séquences distincts, raccordés en leur milieu par une coupe plus ou moins invisible.

Ce qui trouble, outre la découverte de ses coupes, est le pouvoir de suggestion d'Hitchcock, l’hypnose que provoque la parole du Maître et aussi, avouons-le, que certains films sont analysés et commentés sans avoir été vraiment revus. 
Entendons-nous bien, il s'agit de La Corde d'Hitchcock, pas d'un film oublié, vu une seule fois en 1962 à la Cinémathèque de Pyongyang.

M pour Mystification


A l'origine de la légende de La Corde, les propos que tenait Hitchcock à Truffaut :
"La pièce se jouait dans le même temps que l'action, c'était continu, du lever de rideau jusqu'au rideau baissé, et je me suis demandé : comment est-ce que je peux filmer cela dans une démarche similaire ? La réponse, c'était évidemment que la technique du film serait également continue et que l'on ne ferait aucune interruption à l'intérieur d'une histoire qui commence à 19h30 et se termine à 21h15. Alors, j’ai eu une idée un peu folle de ne tourner un film qui ne constituerait qu'un seul plan."

Et plus loin Truffaut de surenchérir : " c'est la réalisation d'un rêve que tout metteur en scène doit caresser à un certain moment de sa vie, c'est le rêve de vouloir lier les choses afin de n'obtenir qu'un seul mouvement."

Mais ce n'est qu'un rêve, Alfred.


Stéphane du Mesnildot

samedi 17 octobre 2009

Etudes hitchcockiennes 3 : Mr. & Mrs. Smith/Psycho


Etudes hitchcokiennes 2 : Psychose - L'Ombre de la mère

Corps‭ ‬de remplacement,‭ ‬assumant la continuité de sa soeur assassinée‭ (‬dans le roman,‭ ‬Sam‭ ‬l'embrassera en la prenant pour Marion‭)‬,‭ ‬Lila est prédisposée à être investie par l'ombre maléfique de la Mère.‭ Hitch va pratiquer une opération cinématographique sur le corps de Lila pour en faire, l'espace d'un plan, ‬le site de la réunion des figures de Norman et de Mother.‭






Après le meurtre d'Arbogast,‭ ‬Norman se tient au bord de l’étang où il regarde s'enfoncer la voiture du détective.‭ ‬Un travelling s‭’‬achève sur‭ ‬son visage,‭ ‬violemment découpé par l'ombre, qui se superpose à la quincaillerie de Sam.‭ ‬Dans l'arrière boutique,‭ ‬second cadre au fond de l'image,‭ ‬Lila est assise à une table.‭ ‬Entendant Sam rentrer,‭ ‬elle se lève,‭ ‬traverse la boutique,‭ ‬et,‭ ‬silhouette en contrejour,‭ ‬se place au premier plan.‭





Ce seul plan, peu déterminant ni spectaculaire en soi, rassemble sur‭ ‬Lila les deux apparences de Norman conduisant au meurtre de Marion.‭
Norman après avoir observé Marion se déshabiller dans la salle de bain,‭ retourne dans la maison et ‬s‭’‬assied dans une pièce, sous l'escalier menant à la chambre de la mère.
C'est cette première position que Lila, assise dans l'arrière boutique reproduit,‭ ‬profondeur de champ comprise.



Puis passant dans l'obscurité, Lila prend l'apparence de la Mère, ombre noire‭ ‬tirant le rideau de douche.‭

La métamorphose de Norman en Mother était contenue dans‭ ‬une ellipse qui faisait croire à l'existence de deux personnage. Elle est ici exposée en continuité,‭ ‬sur le corps de Lila.‭

vendredi 2 octobre 2009

Jean Rollin : les vampires, les souvenirs et les ruines


Le jour où de belles femmes étranges sortiront à nouveau des horloges des châteaux, ce jour-là nous retrouverons goût à la vie.
Jean Rollin, La Statue de chair (1998)


Après plusieurs courts métrages (Les Amours jaunes, Ciel de cuivre, Les Pays loins) et une collaboration avortée avec Marguerite Duras (L'Itinéraire marin qui comptait Gaston Modot dans sa distribution), Jean Rollin réalise en 1968 son premier long métrage fantastique. Le Viol du vampire contient les motifs des œuvres à venir : des filles séquestrées, folles élevées dans la superstition ou mortes vivantes aux souvenirs érodées par les siècles, une fiancée séduite par les vampires, un final sur la plage de Dieppe. Un univers complet que Rollin, avec une constance dont on trouve peu d'équivalent, explorera jusqu'à nos jours. À partir du Viol..., Rollin tourne une trilogie baroque : La Vampire nue interprété par Maurice Lemaître (1969), le psychédélique Frisson des vampires (1970) et Requiem pour un vampire (1971).

Outre des créatures malicieuses et humoristiques, l'œuvre de Rollin est dominée par la figure d'une femme sadienne, pourvoyeuse de mort, mais toujours soumise aux pulsions ou manipulée par des forces occultes. Dans Le Frisson... et Requiem..., la vampire, pâle, arachnéenne et affamée, idéalement incarnée par Dominique, est radicalement opposée aux canons alors en vigueur de la Hammer. L'univers fantastique chez Rollin est toujours aux rivages de la folie avec pour thèmes obsessionnels l'aliénation, le retrait du monde et la mémoire brisée.



La Nuit des traquées (1980), montre des créatures amnésiques et livides, errant dans des couloirs nus. Loin des univers enchantés du Frisson..., Rollin opère un raccourci saisissant entre l'urbanisme glacé des années 70, les abattoirs et les trains de la mort. Les films de Rollin sont parcourus de longues marches somnambuliques dans ces mondes intermédiaires que sont les châteaux en ruine, cimetières, gares de triage, espaces aberrants possédant leur propre logique. Dans La Rose de fer (1972), le cimetière referme ses pétales froids et noirs sur les amoureux, et les emprisonne dans la mort et la nuit. La plage de Dieppe (présente dès Les Amours jaunes) est la conclusion obligatoire de la plupart des films de Rollin. Si l'on peut voir dans la plage, que la marée renvoie sans cesse à la virginité, l'espace mental des personnages aux souvenirs effacés, elle est aussi une matrice poétique : elle emporte le cercueil des amants vampire (Lèvres de sang), devient la nourricière cruelle des naufrageurs (Les Démoniaques) et conduit à d'autres dimensions (La Vampire nue).

Le vampire est inséparable du territoire qu'il appelle à parcourir. Comme Nadja ou Les Filles du feu de Nerval, les vampires invitent à l'errance amoureuse et permettent de se dégager du monde. Lèvres de sang (1974), dont les associations lancinantes (le paysage... mes souvenirs... les ruines...) évoquent souvent Duras, est un voyage dans la mémoire, à la recherche de la vampire, la sœur...



Après Les Trottoirs de Bangkok (1983), l'œuvre de Rollin se fait plus sporadique (scènes additionnelles pour Emmanuelle 6, projet sans suite sur Harry Dickson, le peu satisfaisant Killing Car), mais contient cependant des perles (Perdues dans New York). Cette absence cinématographique n'est pas pour autant une éclipse créatrice. Très présent dans la littérature, Jean Rollin dirige des collections (au Fleuve Noir, Florent Massot, Les Belles Lettres), faisant découvrir de jeunes auteurs, des classiques oubliés et publiant ses propres livres (La Petite ogresse, Enfer privé ou La Statue de chair).

Les Deux Orphelines vampires (1995) et La Fiancée de Dracula (2000) marquent un retour à l'univers enchanté de ses premières œuvres. La fiancée de Dracula est une jeune femme amnésique, séquestrée par une secte, des nonnes délirantes qui veulent la sacrifier au Prince des Ténèbres. La célèbre phrase de Gaston Leroux (Le presbytère n'a rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat) qui concluait Le Viol..., tient lieu de formule magique. Aux images baroques à la force évocatrice intacte (une vampire exposé au soleil sur un radeau, hurlant de douleur), Rollin apporte une nouvelle mythologie développée dans ses ouvrages : goules, vampires et ogres, appartiennent aux Parallèles, peuple des ténèbres vivant en marge de notre monde.



Les deux orphelines vampires, quant à elles, sont les héroïnes d'un serial publié au Fleuve Noir. Aveugles le jour, les orphelines voient la nuit en bleu monochrome. Belles comme des images et parlant comme un livre, elles sont des figures candides, s'imaginant les réincarnations de cruelles déesses aztèques. Comme la femme vampire du Frisson... surgissant d'une horloge, les deux orphelines viennent de l'intérieur du temps, du plus profond de l'enfance. Elles sont nées de chuchotements dans l'obscurité d'un pensionnat, de romans populaires exaltés, de cruels récits de voyages exotiques. Elles sont la dernière incarnation de ces jeunes filles qui dansent dans les cimetières, se tiennent par la main, rient et gambadent parmi les tombes.
Aveugles au réel, les yeux des orphelines vampires sont ouverts sur la beauté et l'imagination.



Stéphane du Mesnildot

Hommage à Jean Rollin, le vendredi 23 mars 2001 à la Cinémathèque française











Images :
Les Démoniaques
La Nuit des traquées

La vampire nue

Requiem pour un vampire

Dépliant de la séance Maurice Lemaître/Jean Rollin à la Cinémathèque française
12 décembre 1999

jeudi 10 septembre 2009

Cache-cache pastoral de Shuji Terayama





Textes et interview tirés du dossier de presse original (1974).




Synopsis

Un garçon de quinze ans vit seul avec sa mère dans une vieille maison au pied du Mont de l'Effroi. Il étouffe. Il a envie de prendre le train, de s'en aller au loin, d'abandonner sa mère.
Quelquefois, il va bavarder avec son père défunt qui lui parle par la bouche d'une prêtresse du Mont de l'Effroi. Un jour, se mêlant aux gens d'un cirque installé dans le village, il fait la connaissance de la Femme-ballon. Il a de plus en plus envie de partir...
Le garçon porte une admiration inavouée à la jeune mariée de la maison voisine. Quand elle lui propose de s'enfuir avec elle. Au comble de la joie, il est prêt à faire n'importe quoi pour l'accompagner.

Là s'arrête le premier récit "autobiographique" du cinéaste.
En rentrant chez lui, l'auteur se trouve en présence de lui-même encore enfant, qui lui reproche d'avoir faussé, embelli son passé.
Il entreprend alors un voyage à travers son enfance afin de la modifier. Après sa rencontre avec l'enfant qu'il était, il songe à tuer sa mère, mais en se débarrassant de l'existence maternelle, pourra-t-il se libérer vraiment de son existence écoulée ?




Propos du réalisateur


Mon enfance. Les grandes parties de cache-cache... C'était à. moi de chercher les autres, et personne ne répondait plus a mes appels.
A la tombée du jour, les musiciens du cirque voisin, qui répétaient pour la représentation du lendemain, étaient partis se coucher. Et moi, le long d'un chemin désert, au fond de cette campagne où je suis né, je cherchais toujours mes petits camarades. Mais où est-ce qu'ils ont bien pu passer?
Une lumière filtrant aux fenêtres d'une maison. Du dehors, j'observe celui qui, dans la salle commune, sert à manger aux siens. Je reconnais, dans ce vénérable chef de famille, un des enfants partis se cacher au début du jeu. Tous les autres avaient également pris de l'âge. Ils avaient échappé à mes recherches. Ils me reléguaient dans mon enfance.
Si nous voulons nous libérer, liquider en nous toute l'histoire de l'humanité, et, autour de nous, celle de la société, il nous faut d'abord évacuer nos propres souvenirs. Mais alors, notre mémoire commence avec nous une partie de cache-cache et ne peut guère se livrer intégralement.

Dans ce film, où le personnage central entreprend une sorte de révision de son passé, je me suis proposé de retrouver avec lui son identité. Et par là notre identité a tous.

Shuji TERAYAMA




Interview de Shuji TERAYAMA

Enfant, vous avez été recueilli par un parent, propriétaire d'un cinéma, et vous avez découvert ainsi la magie de ce moyen d'expression. Quels sont les films qui vous ont alors, le plus marqué ?
Mon premier contact avec le cinéma, à cette époque, fut limité au son : c'est derrière l'écran que j'avais "ma petite place", ce qui, fait que j'étais privé de l'image - et ce qui explique peut-être l'importance que j'accorde à la bande-son, notamment dans "Jetons les livres..." 
De même, ma première œuvre d'auteur fut un drame radiophonique. Je vais ajouter, sans aucune modestie, qu'on me considérait comme "un génie de la radio" et que j'obtins plusieurs prix radiophoniques internationaux. Le premier vrai film, complet, qui m'impressionna fortement fut "Les Enfants du Paradis", et plus particulièrement la scène où Marcel Herrand tire un rideau et montre une scène d'amour, devenant l'auteur de cette même scène, qui semble être son œuvre...

Qu'est-ce qui vous a conduit, plus tard, à devenir critique de boxe ?
La boxe est une pièce de théâtre jouée silencieusement par deux hommes... C'est "En attendant Godot" - sans paroles... De plus, c'est très érotique. Dans mon enfance, j'ai pratiqué la boxe. Ne pouvant continuer, je suis devenu critique. La boxe montre que la force physique a tendance à perdre de son importance dans le monde culturel contemporain - Est-ce un tort - Est-ce un manque ? 



Comment est né "DEN'EN NI SHISU", le recueil de poèmes devenu plus tard "Cache-cache Pastoral" et pourquoi avez-vous voulu, plus tard encore, en faire un film ?
J'ai commencé à composer des poèmes alors que j'étais adolescent. A l'âge de 26 ans, j'ai décidé de renoncer à la poésie mais, avant d'arrêter, j'ai voulu écrire sur mon enfance et m'en tenir là. C'est ce qui est devenu "Cache-cache Pastoral"; le recueil de poèmes.
Il faut vous souvenir qu'après la guerre tout était ruine tout était à refaire "par les enfants" et qu'aussi, à partir du chaos, tout était admis. Moi, je voulais m'imposer une forme ; j'ai choisi le poème pour la rigueur du rythme... Par contre, après 1960 le Japon est devenu un pays asservi, encombré d'obligations et, quand le monde n'a plus de liberté, il faut, plus que jamais, trouver une forme d'expression libre...
Pourquoi, ensuite, un film ? Parce que je considérais que le recueil de poèmes ne traduisant plus ma vraie (?) enfance, était fabriqué. J'ai voulu décomposer ma mémoire, pour me libérer de mon enfance. Je ne pense pas que j'y ai réussi, puisque le cinéma, aussi impose ses règles. Je n'ai peut-être pas encore complètement "traduit" mon enfance, mais j'ai réussi à la "dire" différemment... Je voulais passer de l'intérieur à l'extérieur - pour rentrer ensuite dans l'intérieur. Le poème est, trop souvent, un monologue. Mais le cinéma risque de l'être aussi...
Il y a, bien sûr, de l'onirisme dans le film. Du surréalisme, je ne sais pas. Mais il est marqué par Lautréamont et "les Chants de Maldoror". De même, je suis influencé par Marcel Duchamp et le compositeur John Cage... Notre œil ne voit que la surface. Parfois, avec un couteau, je suis tenté de m'ouvrir l'œil pour voir l'autre monde qu'on ne peut pas voir. J'aime aussi le Luis Buñuel de la période du 'Chien Andalou".

Qu'est-ce qui vous a poussé à fonder un théâtre-laboratoire et à devenir metteur en scène de théâtre ?
Je voulais utiliser la poésie "avec du corps". Le théâtre c'est la poésie incarnée. J'ai donc, en 1965, fondé un théâtre-laboratoire, un théâtre qui mêle public et acteurs, qui descend dans la rue, qui va en province, qui s'attache à mélanger les éléments.

Quand vous avez abordé la mise en scène de cinéma vous aviez certainement des "maîtres" dans ce domaine. Lesquels ?
D'abord, dans mon enfance, il y a eu Luis Buñuel et "Le Chien Andalou". Mais ce ne sont pas des cinéastes qui m'ont donné l'impulsion... je ne crois pas... Cependant, j'apprécie beaucoup et j'ai sans doute été frappé par Glauber Rocha et "Antonio Das Mortes", Fellini et "Huit et Demi", Antonioni et "L'Éclipse".



Qu'est-ce qui vous frappe le plus dans la vie actuelle, rapport avec le cinéma ?
La vie actuelle est un mélange de réalité et de fictif. On ne voit pas toujours la frontière. On se trompe... Tout ce qu'on filme est fiction : on le sait. Dans la vie, on ne sait plus... Par exemple, au cinéma, si quelqu'un tire, il est considéré comme un héros. Si on fait ça Place Saint-Michel, on est un criminel... Au cinéma, on faisait semblant de faire l'amour ; maintenant, on fait l'amour. Peut-être qu'un jour, au cinéma, on tuera vraiment...Dans la vie réelle, on "fait du cinéma" souvent, on simule ou on est emporté...

Auriez-vous aimé vivre à une autre époque et sous une autre identité : lesquelles ?
J'aurais aimé naître au Moyen Age - et devenir Casanova.

Hors le Japon, dans quel pays aimeriez-vous vivre et travailler ? Pourquoi ?
N'importe où, à Paris, Borne, Londres ou New-York - à condition qu'il y ait des gens. Pas le désert !

Quels sont les grands hommes décédés que vous auriez aimé connaître ? Pourquoi ?
Si une nuit, je recevais chez moi, il y aurait Karl Marx, Jayne Mansfield, Lautréamont, Jack Dempsey, Léonard De Vinci, Billy the Kid et Benjamin Franklin...

Parmi nos contemporains, quels sont ceux que vous aimeriez rencontrer et pourquoi ?
Toutes les femmes qui s'intéressent à moi... Je plaisante... II y aurait Jorge Luis Borges - non, je ne suis pas sûr que j'aimerais le connaître, son œuvre me suffit.

Que croyez-vous être ? Que voudriez-vous être ?
Je crois être Shuji Terayama. Ma profession est Shuji Terayama. Ce que je voudrais être ? Shuji Terayama... Mais un être humain n'est pas un être figé : il est toujours en devenir. Et je veux appliquer la théorie du paradoxe: pour être humain aussi. Vous savez ? Pour attraper la tortue le lapin fait la moitié du chemin, la tortue aussi ; mais le lapin ne rattrape jamais la tortue.... L'être humain veut devenir quelqu'un, mais il fait son chemin, son désir se déforme, se déplace, donc, il n'y arrive jamais.




Avez-vous un axiome ?
"La vie n'est qu'adieux" : C'est un vieux proverbe chinois.

Si vous n'étiez pas auteur-réalisateur de films, de quelle manière aimeriez-vous participer au monde d'aujourd'hui ?
En étant un révolutionnaire - et pas un homme politique ! Les soi-disant révolutionnaires veulent fonder une nouvelle société et, trop souvent, ne deviennent que des hommes politiques. Les vrais entretiennent l'état de révolution. En un sens, Trotzky était un surréaliste.

Quels sont, selon vous, vos atouts et vos handicaps ?
Mes atouts ? Je n'ai pas de famille, je n'ai pas de santé, je n'ai pas d'argent. Mes handicaps ? Les mêmes choses.

Qu'est-ce qui l'emporte, chez vous, de l'instinct, de l'intelligence, ou de la sensibilité ?
Je pense que ces trois éléments forment un jus composé; ils ne peuvent être dissociés.

Quel est votre paysage idéal ?
La nuit, je suis obsédé par un paysage : j'ouvre une porte et je me trouve au sommet d'un rocher; devant moi, il y a la mer, vide... Ceci est un rêve. Mon vrai paysage idéal comporte une foule, celle d'un champ de courses, celle d'une fête. Je ne suis bien que là où il y a beaucoup de monde; là je peux être seul - en le choisissant, je peux me cacher, m'effacer.



Qu'est-ce qui vous rebute le plus chez les êtres et dans nos mœurs actuelles ?
Je n'aime pas les êtres qui se défendent contre les changements, l'évolution, qui figent leur vie et en font une nature morte. Dans nos mœurs, ce qui me rebute, c'est le "chez moi-isme", la tradition, la prudence, le conservatisme tel qu'il &e pratique au Japon où l'on se protège. Ainsi, le Parti Communiste japonais, ça n'est pas du communisme, c'est du conservatisme...

Où vous situez-vous aujourd'hui, par rapport à vos ambitions et vos rêves ?
J'ai - et je perds - des ambitions. Je me déplace...

De quoi vous réjouissez-vous ?
De me demander quelles nouvelles rencontres humaines m'attendent.

Quels sont vos projets cinématographiques ?
J'ai beaucoup d'idées. J'ai cinq projets de films, mais cherche encore le producteur... J'aime les faits-divers que publient les journaux, et j'y trouve souvent le thème de mes films. J'ai ainsi, en tête, plusieurs thèmes : la métamorphose, les murs qui tombent, révolution des enfants, un crime commis par un enfant, Jack l'Étrangleur, le rapport entre un enfant qui découvre une nouvelle comète et la disparition d'un Japonais moyen (peut-être devenu cette comète). J'ai aussi envie de réaliser un film en Europe.




Vos films sont chargés de symboles que l'on retrouve, de "Jetons les livres»»." à "Cache-cache pastoral". Il y a les rails les horloges, l'adolescent violé, la mère. Pouvez-vous nous en parler ?
Les rails sont, pour moi, une chose très triste : le bonheur pour les êtres, consiste à se rejoindre, or les rails ne se rejoignent jamais... Pour ce qui est des horloges, depuis mon enfance, j'étais conditionné par elles à travers la famille, la terre; aussi, je voulais condamner les horloges et avoir "mon heure à moi"... Quant à l'adolescent violé, il se peut qu'on puisse devenir adulte en violant mais, en ce qui me concerne, je ne pouvais qu'être violé. Mais dans le prochain film, peut-être, le garçon violera... Et la mère, la mère est comme la coquille de l'œuf ; pour que le poussin sorte, il faut la briser! Au Japon, le matriarcat est très puissant, le père a démissionné, il est souvent mort à la guerre. Bien sûr, ce n'est que ma conception, mais je crois que cela continue. Même dans la religion japonaise, il n'y a pas de dieu qui représente le père. En Occident, c'est l'élevage qui l'emporte, et c'est un principe paternel. Le Japon, lui, a été un pays d'agriculture, qui ressemble à la matrice maternelle. Parfois, au Japon, on appelle le corps maternel le "champ". Et "Cache-cache Pastoral" évoque la terre, 1a culture, les saisons, le renouveau, la floraison, la Mère...


Propos du machino



"Ah! qu'il est doux de se faire gonfler...", qu'elle disait, la Femme-ballon.
Oui, mais quel mal on a eu ! Le plus difficile, c'est pas l'enveloppe gonflable du sur mesure, quoi. Non,c'est plutôt de confectionner la robe qu'elle a dû mettre par-dessus, a cause de la censure. II fallait
pas qu'elle craque pendant l'extase...

   
Ô blanche main dont l'index impérieux nous guide sur le chemin de la vie... Tu parles! Pour la déplacer pendant le tournage, on a dû s'y mettre à deux* Et on n'est pas faiblards !



2 m 50 de long sur 1 m 50 de large, une boîte d'allumettes qui contient aussi des filles. Amours, délices, flammes...

 Pour avoir un beau bébé, il faut compter, disons...neuf mois. En plus, il vaut mieux être ce qu'on appelle une femme. Tandis que le nôtre, de bébé, un qu'on jette après usage, il a été fait, vite fait, très vite fait par un homme, un vrai. Vous savez bien, le décorateur...

Ça paraît pas, mais rassembler une dizaine d'horloges vieux modèle, c'est pas du tout évident. Surtout dans un coin aussi paumé.Forcément, vous savez bien que le Japon est un pays tout ce qu'il y a de moderne, comme qui dirait industrialisé, que là-bas c'est l'horloge électronique, à transistor et tout, qui s'est répandue jusqu'au fin fond de la province. Non mais c'est vrai..




Poème



s'il est un quartier
pour le bois ou le riz
pour la foi ou la mort
hirondelle où est celui
des vieilles mères a vendre

au cache-cache
de la vie je suis resté
celui qui cherche
qui n'en finit pas de chercher
dans le village en fête

jetées en flammes
dans l'eau trouble d'un torrent
les amaryllis
feront de leur éclat rouge
l'offrande d'un sacrifice

pour ensevelir
le peigne rouge sang
de ma défunte mère
au Mont de l'effroi je vais
ou sans fin souffle le vent

dans la boîte à ouvrage
le temps a passé
sans qu'une aiguille
entre ma mère et moi ne pût
refermer la déchirure

promise à la vente
l'horloge soudain
se met à sonner
que sous mon bras j'emporte
à travers la plaine morne

lorsque pour mieux voir
je m'apprête à me couper
le coin des paupières
sur la lame du rasoir
se reflète l'horizon

se détachant
des cheveux d'une fillette
ces fleurs empruntées
aux couronnes mortuaires
ont aussi leur langage

jeune milan chante
et toi grillon funèbre
de Shimokita
puisse ma mère dormir
quand je l'abandonnerai

seul don qu'elle fit
à son ménage voici
l'autel familial
à ce point frotté qu'un oeil
de verre s'y peut mirer

des tablettes
funéraires de mon père
les traces de mes doigts
tristement se détacheront
pour s'envoler dans la nuit

afin d'acheter
un nouvel autel familial
ils sont partis
disparaissant à jamais
mon petit frère et l'oiseau

à demi fumée
cette cigarette pointée
vers le nord
où dans l'obscurité là-bas
s'efface mon pays natal

(traduction Alain Colas)