vendredi 1 mai 2009

Jezebel de William Wyler

Rouge sorcière
L’Insoumise (Jezebel, 1938) fut d'abord conçu pour bénéficier de l'engouement autour d'Autant en emporte vent dont la production captivait l'Amérique. Ce mélodrame sudiste, prenant pour cadre la Nouvelle Orléans du siècle dernier et comme héroïne une jeune bourgeoise effrontée et égoïste, sortit un an avant son rival et Bette Davis, à qui le rôle de Scarlett avait échappé, remporta un Oscar. Si Autant en emporte le vent représente un manifeste de la puissance du Technicolor, la couleur n'est pas absente du noir et blanc de L'Insoumise. Deux fois nommée, son caractère est profondément morbide. Elle s'immisce dans les surfaces noires de l'image puis dans les blanches, pour provoquer la décomposition d'un monde.
D'abord, il y a la robe rouge que Julie (Bette Davis) porte par défi au bal Olympia. À cette occasion, les jeunes filles à marier de la Nouvelle Orléans ont coutume de revêtir de somptueuses robes virginales. Traitée en paria, Julie est victime de la couleur qu'elle ose arborer : elle voudrait fuir mais Preston (Henry Fonda), son fiancé, l'entraîne dans la danse. Au fur et à mesure qu'ils valsent, les danseurs qu'ils frôlent se retirent de la piste. Le rouge apparaît comme la couleur classique de la pulsion (1) qui entraîne Julie telle la danseuse des Chaussons rouges d'Andersen et Michael Powell. Ici, c'est encore Scarlett, le fantôme écarlate, qui mène la danse et tourmente le film de Wyler. Fonda, cavalier spectral au visage de marbre, fait tournoyer Bette Davis dans la couleur, l'imprègne de rouge au plus profond.



Affiché par jeu, le rouge fait éclater sa puissance, lance un sortilège à la jeune fille. Julie devient, au cours de la valse, ce que la couleur symbolise : une fille perdue, une sorcière, une réprouvée. Tous voient jaillir le sang qui achève sa virginité. La mise en scène d'une couleur au sein d'un film en noir et blanc permet à Wyler de représenter, plus encore que l'invisible, l'irregardable : la couleur est l'intrus que Julie a introduit dans le bal. Le rouge, en apparaissant noir, transforme la robe en une vénéneuse tenue de deuil. Poussée à son extrême, la couleur du désir devient funèbre, annonce la ruine du Sud glorieux. Brian De Palma fera accomplir au noir et blanc le chemin inverse en dévoilant des rouges sanglants sous le noir du Scarface de Hawks.
Après que le rouge ait contaminé le noir, une autre couleur, le jaune, s'infiltre dans le blanc, accomplissant le même travail destructeur. La couleur épouse le mouvement fatal de l'épidémie de Fièvre Jaune. La position dramatique de la maladie dans L’Insoumise correspond à l'incendie d'Atlanta dans Autant en emporte le vent. La propagation de ce jaune symbolique est signifiée par les mots Yellow Jack s'inscrivant sur des images de la ville livrée au chaos.
Le jaune occupe la place du rouge embrasé, allant jusqu'au monochrome, servant de toile de fond à la fuite de Scarlett. Dans un salon, autrefois le fief des jeunes bourgeois mais désormais une ruine où se désagrège le tissu social, Preston sent les prémices du mal. Il s'écroule et ses anciens amis s'écartent en un seul mouvement. Dans cette rime de la scène du bal, ce n'est plus le rouge de la robe qui éloigne les danseurs mais le jaune de la fièvre qui crée le vide autour de Preston. Le caractère quasi-hypnotique du noir et blanc incitant à recréer les couleurs fait surgir le jaune sur le visage de Fonda à la place de la blancheur de la peau.
Ce qu'est devenu Fonda à ce moment là est bien Yellow Jack, le Jaune personnifié. Preston, comme il s'était fait l'émissaire du Rouge, porte le masque de la Mort Jaune (2). Dans l'Insoumise, Henry Fonda, de façon sublime, joue l'évanouissement (sa voix est rarement plus qu'un murmure), annulant sans cesse sa présence pour exprimer les pouvoirs de couleurs fantastiques.



A nouveau, Preston devient la couleur qui entraîne Julie vers l'exclusion. Mais cette fois, l'exil est assumé lorsqu'elle abandonne sa famille et son rang pour le suivre au Lazaret, la léproserie où sont parquées les victimes de la fièvre. «Je veux redevenir pure» déclare Julie pour expliquer sa décision. Peut-être veut-elle se laver des couleurs qui l'ont traversée et retourner à ce blanc qu'elle rejetait au début du film.
Mais le noir et blanc peut aussi valoir pour lui-même et éteindre les couleurs que nous imaginions sous ses contrastes. Dans La Ronde de l'aube (The Tarnished Angels, 1957), Sirk, pour recréer l'aveuglement chromatique, fait surgir la chimère du noir et blanc au cœur du carnaval. Au point culminant d'un baiser passionné entre Rock Hudson et Dorothy Malone, la porte de leur chambre d'hôtel s'ouvre et un crâne ricanant apparaît. Le masque, déjà en noir et blanc dans l'excès bariolé du carnaval, marque l'annulation des couleurs. Privé de ses couleurs, le cinéma de Sirk retourne à ses racines expressionnistes et représente la Mort des carnavals de l'Allemagne gothique. La Mort filtre en noir et blanc le monde de ces anges déchus de la guerre.
Dans l'Insoumise, la couleur était déplacée dans le champ de l'image mentale, semblable aux taches de sang fantomatiques apparaissant sur les mains de Lady Macbeth. Alors que L’Insoumise était peut-être le dernier monde où s'exprimait la magie du noir et blanc à faire naître les couleurs, la Ronde de l'aube anticipe le deuil du mélodrame au cœur de son overdose flamboyante (3). Le noir et blanc de La Ronde de l'aube est comme la cendre des couleurs défuntes. Le noir et blanc étend sur toutes choses le Nevermore, la couleur de l'échec et des regrets, comme si nous pouvions voir les fantômes des souvenirs d'enfance chuchoter au bord du lac d'Écrit sur du vent.

Stéphane du Mesnildot


Virus de la fièvre jaune (fausses couleurs), Institut pasteur.

1 Le rouge est ici la couleur des prostituées, les « Filles de la rue de Chartres »
2 La référence à Poe est explicitée par le retranchement des riches dans les anciennes demeures alors que le territoire de la Fièvre Jaune s'étend.
3 la Ronde de l'aube «'inscrit entre ces deux chef-d'oeuvres du mélodrame en couleur que sont Écrits sur du vent. (1956), dont il reprend le trio Robert Stack/Rock Hudson/Dorothy Malone et Le Temps d’aimer et le temps de mourir (1958).


Publié dans Exploding n°3, juillet 1999


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