mardi 11 janvier 2011

Jeunes filles en uniforme (Madchen in Uniform). Allemagne, Italie, Japon.



Certains films et cinéastes créent des archétypes qui circulent à l'intérieur d'autres films, entre différents pays, épousent des mutations inédites et reviennent transformés, presque méconnaissables, à leur point d’origine.

Un exemple :
Jeunes filles en uniforme (Madchen in Uniform, 1931) de Leontine Sagan.

La piste italienne
Lorsque je l'ai vu pour la première fois, vers 1992, j'ai évidemment pensé à Dario Argento et à deux films : Suspiria et Phenomena.


Le film se déroule dans un pensionnat pour jeunes filles, est rempli de confessions chuchotées et la directrice, vêtue de noire et portant un médaillon, ressemble aux sorcières de la tanz-academie. Je me suis aussi rappelé une interview d'Argento à l'époque de Phenomena où il disait s'être inspiré du cinéma allemand des années 30, post-expressionniste, pour les blancs très lumineux (la robe blanche de Jennifer). Dans Jeunes filles en uniforme, il reste des touches expressionnistes (la ronde nocturne du professeur, tel un vampire, dans le dortoir) mais c'est le blanc qui domine : les draps, les chemises de nuit blanches, la pâleur de la peau, les cheveux blonds, etc. Les jeunes pensionnaires de Phenomena, la séduisante mais glaciale directrice, la surveillante-infirmière au visage masculin sont des reprises directes de ces figures des années 30.


Jeunes filles en uniforme n'est pas un film fantastique mais contient tout de même un élément insolite qui le rattache au romantisme noir : pour son entrée au pensionnat, on donne à Manuela l’uniforme d'une précédente pensionnaire. On apprendra que celle-ci a tenté de se suicider, par amour pour son professeur. Soit le programme exact que suivra Manuela.
Comme dans Suspiria et Phenomena, nous découvrons la communauté féminine et ses secrets par l'intermédiaire d'une jeune novice. Jennifer, l’héroïne de Phenomena, porte le manteau de Greta, une précédente victime du tueur. La "différence" de Jennifer (ses dons paranormaux) pourraient être une métaphore de l'homosexualité ou de tout autre trait discriminatoire.


Tels étaient donc mes impressions lors de cette première vision de Jeunes filles en uniforme.

La piste japonaise

Il y a à peu près deux ans, je retrouve le film en téléchargement.
Le plus évident est le titre, mais qui pourrait prêter à rire tellement le rapport est basique : Jeunes filles en uniforme évoque désormais davantage un groupe de lolitas en costumes marins que des garçonnes allemandes.
Nous avons donc des adolescentes en uniformes, une communauté féminine régie par des règles strictes, quasi-militaires, mais qui va être bouleversée par un amour homosexuel.


Cet amour interdit est exclusivement romantique et platonique.
Donnée importante, il s'exerce entre une adolescente et son aînée, une professeur encore jeune. La différence d'âge et de condition est une donnée importante dans la transgression des règles.
Nous avons là un schéma que l'on retrouve dans un nombre considérable de mangas pour filles ou "shojo" pour n'en citer qu'un : Très cher frère (Oniisamae) de Ryoko Ikeda.


Le culte que les élèves portent à Fräulein von Bernburg rappelle le fanatisme des pensionnaires de Très cher frère pour leurs aînées.
À signaler qu'à l'heure actuelle, ce schéma est reproduit dans les mangas Yaoi, décrivant des amours homosexuelles masculines. Dans cette branche du Shojo manga, les héros sont des éphèbes longilignes.
On ne peut qu’être saisi par la beauté de Hertha Thiele l'interprète de Manuela, ses traits tellement parfaits et réguliers qu'on les croirait dessiné. Essayons de voir ce visage purement occidental avec des yeux japonais : il serait exotique mais représenterait avec une grande pureté la jeune fille européenne. La professeur possède le même type de visage mais plus âgé. La jeune fille est blonde et la professeur brune, une répartition classique que les mangas, Shojo ou Yaoi, respecteront.


Le film est lui-aussi parfaitement dessiné et graphique : chemises de nuit blanches pour les pensionnaires, uniformes à rayures coquets pour la journée. Tous les professeurs sont en revanche vêtues de longues robes noires boutonnées jusqu'au cou.
Le climax du film est encore plus troublant : après, une représentation théâtrale de Don Carlos de Schiller pour fêter l'anniversaire de la directrice, Manuela, encore vêtue de son costume de scène masculin, avoue à ses camarades son amour pour Fräulein von Bernburg. Sur un palier d'escalier, surplombant ses camarades, elle prolonge ainsi le spectacle.
C'est en passant par la représentation et le travestissement que Manuela avoue sa passion.


On retrouve cette situation dans les mangas, mais surtout dans le Takarazuka, célèbre compagnie théâtrale japonaise fondée en 1914. Le Takarazuka, qui siège encore à Ginza avec un succès non démenti, est exclusivement interprété par des femmes qui se partagent rôles masculins et féminins. Les pièces abordent tous les genres, toutes les époques (même la révolution chinoise) mais avec une prédilection pour le romantisme européen. Le public est également essentiellement féminin (bien qu’un peu âgé) et certaines actrices sont vénérées.
Le Takarazuka en 1948
Un film allemand des années 30 a-t-il eu une réelle influence sur la culture japonaise ?
Un dernier élément, découvert récemment, m’enlève presque tous mes doutes : le film a reçu le Japanese Kinema Junpo Award for Best Foreign Language Film à Tokyo en 1934. Même si je ne sais rien de la distribution et du succès du film au Japon, au moins a-t-il bel et bien franchi le Pacifique.

Revenons maintenant à la piste italienne : Dario Argento.


Dario Argento est une star au japon, depuis Suspiria. Les japonais aiment ses films parce qu'ils y trouvent ce qu'ils reconnaissent et aiment déjà dans l'horreur "shojo" (au Japon, l'horreur et le fantastique sont traditionnellement réservées aux filles). Ils y retrouvent par exemple un usage décomplexé des couleurs et du sang comme purs éléments graphiques. Comme dans la plupart des mangas, les héroïnes sont bien plus que virginales : leur sexualité n’est pas affirmée. Leur âge est également indéterminé. Dans Suspiria et Phenomena, bien que jeunes adultes ou adolescentes, les pensionnaires se conduisent comme des petites filles. Argento avait lui-même reconnu avoir écrit le scénario de Suspiria pour des fillettes de 12 ans avant d'engager des actrices adultes.

Entre Allemagne, Japon et Italie, entre Dario Argento, le théâtre romantique et Ryoko Ikeda, l'influence de  Jeunes filles en uniforme est fertile, dépassant son simple cadre.

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