mardi 28 juillet 2009

Spectre (The Boogeyman, 1980) d'Ulli Lommel





Ulli Lommel est un cinéaste étrange qui a commencé sa carrière avec Fassbinder pour qui il fut acteur (L'Amour est plus froid que la mort, 1969). Son second film en temps que réalisateur, La Tendresse des loups (Die Zärtlichkeit der Wölfe, 1973) s'inspire des crimes de Fritz Haarmann, le boucher de Hanovre, interprété par Kurt Raab. Aux Etats-Unis, il tourne le film underground Blank Generation sur la scène punk (à ne pas confondre avec le film éponyme d'Amos Poe), dans lequel apparaît Andy Warhol, puis en collaboration avec sa compagne, Suzanna Love, s'oriente vers le film d'horreur. Il réalise actuellement pour la vidéo des films inspirés de cas de tueurs en série (Green River Killer - 2005, Curse of the Zodiac - 2007) semble-t-il atypiques et très critiques envers la société américaine.




Sombres pâturages

Halloween. Des enfants masqués cavalent dans les champs au crépuscule. Un prêtre, figé comme un épouvantail, les regarde passer en souriant. Mais son sourire n'a rien de rassurant. On imagine volontiers qu'il leur enseigne moins les évangiles qu'un culte impie, forcément impie. Comme dans un cauchemar, le prêtre court avec les enfants. Ambiance de folie et de perversion. L’étrange équipée entre dans une maison et…. ni le prêtre, ni les enfants ne reviendront par la suite.
(Ce petit préambule n'est pas présent dans la version cinéma, en tous cas française.)


Spectre 1
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Le Malin

Des enfants, petits chasseurs de la peur, épient derrière une fenêtre leur mère et son amant. Dans ce salon, bien plus allemand qu'américain, se joue un kammerspiel poisseux : la femme en déshabillé, l’amant en tricot de peau, la bouteille de bourbon... Lommel construit son prologue comme un mauvais rêve freudien. Le visage déformé par un bas, l’homme attrape le garçon et le ligote pour le punir de son voyeurisme. Mais un couteau de cuisine circule, tranche les liens de l'enfant et se plante dans le dos de l'amant... Trauma originel, base de tout slasher.


spectre 2
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Comme des enfants perdus



Bien qu'ils soient devenus adultes, Lacey et son frère Willy sont restés des enfants apeurés qui ne parviennent pas à se séparer. Le garçon n'a plus prononcé un mot depuis le meurtre de son tortionnaire. Solitaire, ombrageux, il lutte pour résister à l'éclat des couteaux. Quant à sa sœur, elle est devenue une belle jeune femme mais toujours mélancolique. Parfois, au cours de séances de psychanalyse une autre voix parle par sa bouche.



Une lettre de leur mère qui désire les revoir avant sa mort déclenche le retour du mal et de la mort enfouis dans leurs souvenirs.
Pourtant, cette mère, les enfants n'iront pas à sa rencontre.


Les miroirs n'oublient jamais

Dans la maison d'enfance, de l'autre côté du miroir, le croquemitaine attend l'heure de sa libération. L'image est belle et terrifiante. L'homme sans visage, l'unheimlich malveillant, se dissimule dans l'inconscient et s'en échappe lorsque le miroir est brisé... chaque éclat devient le foyer de la hantise et palpite de méchanceté. Le spectre hante alors la petite contrée et les meurtres s'enchaînent, dans les granges, au bord des lacs...


spectre 3
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Belle à faire peur



Dans la cuisine, les forces télékinésiques se déchaînent. Un morceau de miroir se plante dans l'œil de Susanna Love qui devient cette superbe méduse, l'image interdite qui fait saigner ceux qui la regardent. Elle irradie et projette ses faisceaux comme si elle concentrait tous les pouvoirs destructeurs de l'image taboue, originelle : la mère faisant l'amour, source de ce cycle de sang et de terreur.


spectre 4
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Finalement, Lacey et Willy remportent la victoire sur les spectres du passé. Alors apaisés, ils peuvent se recueillir sur la tombe de leur mère.
Pourtant, comme dans La Reine des neiges d’Andersen, il reste un dernier éclat du miroir prêt à se planter dans le cœur des enfants pour obscurcir leur âme et les plonger dans un monde de tristesse et de cauchemar.

lundi 27 juillet 2009

"Dans les griffes de la Hammer" de Nicolas Stanzick





Une passion cinéphile


Le livre de Nicolas Stanzick fait revivre une époque où, à quelques kilomètres de Londres, était produit le meilleur du cinéma fantastique mondial. Les monstres mythiques, sous les traits de Peter Cushing et Christopher Lee, n'avaient qu'à franchir la Manche pour envahir une France encore très conservatrice.


L'ambition de Dans les griffes de la Hammer est double : relater l'histoire du studio mythique mais aussi celle de la cinéphilie fantastique qui nait en cette fin des années cinquante.
L'auteur date la naissance de la cinéphilie fantastique française avec la distribution en France des premiers films de la Hammer. Les classiques de la Universal avant guerre ne suscitèrent par exemple aucun écho particulier chez les cinéphiles. Interdits de distribution pendant l'Occupation, les séries Frankenstein et Dracula restèrent longtemps inédites en France. Leur seule trace résidait dans les souvenirs de spectateurs de l'époque tels ceux du fantasque Jean Boullet, un des premiers spécialistes français du genre. James Whale et Tod Browning étaient alors majoritairement absents des histoires du cinéma, dont celle, très respectée, de George Sadoul. Seul Ado Kyrou, dans Le Surréalisme au cinéma dresse un portrait affectueux des monstres, dont il fait des symboles de L'Amour fou. Mais pour Kyrou, le Fantastique est d'abord un élément du Surréalisme, mouvement respecté mais déjà ancien pour les jeunes cinéphiles qui reçurent de plein fouet le choc des Hammer Films.


Les enfants de la nuit
  




Si Frankenstein s'est échappé fit office de détonateur en 1957, c'est Le Cauchemar de Dracula en 1959 qui signe l'explosion d'un auteur, Terence Fisher et d'une maison de production, la Hammer. Les deux films révèlèrent également deux acteurs charismatiques appelés à devenir le couple le plus célèbre du cinéma fantastique : Peter Cushing et Christopher Lee. Si Cushing fascine encore par la richesse de son jeu, capable de passer en un instant d'une retenue toute britannique à une violence excessive, Lee révolutionna la figure du vampire, lui apportant un érotisme sauvage inédit.
Les jeunes cinéphiles, pour la plupart mineurs à une époque où la majorité était fixée à 21 ans, fondèrent alors en 1962 la revue Midi-Minuit Fantastique comme ils auraient pu, quelques années plus tard, monter un groupe de rock.
L'analogie entre le Fantastique et la Pop anglaise est d'ailleurs évoquée à maintes reprises dans le livre de Nicolas Stanzick : la Hammer anticipa le vent de libération que les Beatles et les Rolling Stones allaient bientôt incarner. Les rédacteurs Michel Caen, Alain Le Bris, Jean-Claude Romer et le "précurseur" Jean Boullet, nommèrent la revue en hommage à une célèbre salle parisienne, le Midi-Minuit spécialisée dans le Fantastique mais aussi l'érotisme. Symbole du mouvement naissant, Terence Fisher, se voit consacrer le dossier de ce premier numéro et une très agressive couverture tirée de La Nuit du loup-garou (1961). La cinéphilie fantastique, portant alors le nom de "midi-minuisme", était née. Le "midi-minuiste" se définit alors comme un dandy élevant au rang d'oeuvre d'art des objets honnis. Même si leur influence fut moindre, les amoureux du cinéma fantastique rejoignent le geste d'un Truffaut défendant le statut d'auteur d'Alfred Hitchcock.



De Dracula à Mai 68




Si la Hammer et Terence Fisher sont désormais reconnus comme des acteurs importants de l'histoire du 7e art, le "midi-minuisme" demeure un mouvement mal connus. La cinéphilie fantastique aurait-elle encore "mauvais genre" ? Et que dire de ses lieux de prédilections, ces salles de quartiers longtemps considérés comme des coupe-gorges ou des repères de dépravés?
Ainsi, lorsqu'Antoine de Baecque en 2005 consacre un ouvrage historique à la cinéphilie française, c'est encore la rivalité entre les Cahiers du Cinéma et Positif qui est largement évoquée, au détriment de courants plus avant-gardistes tels le "midi-minuisme".
Pourtant, comme le note justement Nicolas Stanzick, les différentes familles de la cinéphilie française des années 60 obéissaient à une dynamique équivalente. Alors que les "jeunes turcs" des Cahiers tenaient leur quartier général à la CF et les journalistes de Positif au Mac-Mahon, les "midi-mnuistes" hantaient la salle du même nom et les "temples" du Fantastique, tels le Colorado ou le Brady. Dans les griffes de la Hammer dresse une cartographie allant des Grands Boulevards à Pigalle, passant par le Quartier latin et s'aventurant même Avenue de la Grande Armée. Ces salles des quartiers populaires ou étudiants s'opposaient aux Champs-Elysées où s'affichait le cinéma traditionnel. De là à dire que le fantastique a anticipé la révolte contre l'ordre établi qui explosera en 68, il n'y a qu'un pas que l'auteur n'hésite pas à franchir. Les couleurs flamboyantes de la Hammer, ces grandes "messes rouges" du sang et de l'érotisme, tranchaient assurément avec la grisaille de la France gaulliste.
De multiples témoignages des premiers spectateurs des films de la Hammer nous font ressentir la véritable révolution qu'a pu représenter un tel cinéma. Si la violence cinématographique se mesure aujourd'hui à l'aune de classiques tels que La Horde sauvage de Peckinpah ou Orange mécanique de Kubrick, le spectateur de 1957 ne disposait d'aucun repaire. Rien ne pouvait préparer aux interventions chirurgicales de Frankenstein ni à l'érotisme trouble de Dracula. Pour la première fois également le sang, en tant qu'élément horrifique, apparaissait en couleur. Ce qui fut alors jugé par les critiques français ne fut pas l'indéniable beauté de la production, ni le talent de Terence Fisher mais bien le Fantastique et l'horreur comme genres scandaleux. Quels furent les motifs d'une aussi virulente résistance française au genre, s'interroge Nicolas Stanzick ?


Une bataille d'Hernani




La très riche documentation critique rassemblée par l'auteur permet de comprendre quel fut le climat hostile qui acceuillit les films de la Hammer. Les productions anglaises suscitèrent une incroyable levée de boucliers autant chez la critique de droite que de gauche. La très influente Centrale, classant les films autorisés pour les catholiques, voyait dans la Hammer le creuset de toutes les perversions. Même la victoire du Bien, obtenue par des moyens violents parfois dignes de l'inquisition, ne pouvait excuser la séduction dont le mal était paré. L'un des héraults de cette croisade contre les films Hammer fut le magazine Radio-Cinéma-Télévision, qui deviendra plus tard Télérama. Cet organe de la gauche catholique conservera longtemps son mépris envers le genre jusqu'à devenir la bête noire de plusieurs générations de cinéphiles. Quant à la critique de gauche, tendance PCF, elle était soit condescendante, considérant les films comme des enfantillages, soit hostile jugeant que le Fantastique détournait les spectateur des horreurs réelles du Monde.
Bien que, dans le sillage de la Hammer, le film d'horreur se développa en Italie et en Espagne, seule la France resta imperméable au genre. Sorti en 1960, Les Yeux sans visage de Franju aurait du poser en toute logique le premier jalon de la production française mais l'expérience resta sans suite. Le succès des productions Hammer aurait pourtant été l'occasion rêvée pour les cinéastes français d'explorer leur propre patrimoine fantastique. Un exemple parmi d'autres : un livre aussi célèbre que Le Fantôme de l'opéra de Gaston Leroux, dont on connait les versions de Rupert Julian, Arthur Lubin, Terence Fisher et récemment Dario Argento, ne bénéficie d'aucune adaptation dans son pays d'origine.
Le livre tente d'apporter quelques réponses, en particulier celle d'une tradition cartésienne française peu apte à se laisser aller au fantastique et à légitimer des productions faisant appel aux sentiments "irrationnels" de la terreur et du désir.


Le crépuscule des monstres




Aujourd'hui, il apparaît inconcevable que les films de Terence Fisher aient été à ce point minorés par une critique qui n'hésitait pas à saluer les petits maîtres du western comme Budd Boetticher. Il faudra attendre bien des années pour que s'opère, après 1968, un revirement critique et que, jusque dans les pages des Cahiers du Cinéma et de Positif, les beauté de l'oeuvre de Terence Fisher, sa cohérence et son intelligence soient reconnues comme telles. Pourtant, à l'instant même où le sigle Hammer devenait un gage de qualité, la firme était déjà sur le déclin. Une nouvelle génération de cinéphiles fantastiques ne tarda pas à émerger au cours des années 70 avec comme nouveaux héros John Carpenter, David Cronenberg ou encore Dario Argento. Pour la "vénérable maison" vint le temps des rétrospectives au Festival du film fantastique de Paris, puis, récemment, son entrée au musée grâce à la rétrospective que consacra la Cinémathèque française à Terence Fisher.
De l'apogée de la Hammer à sa chute, l'auteur dresse le portrait de deux générations d'amoureux du fantastique qui rencontrèrent à travers les films de Terence Fisher, John Gilling ou Roy Ward Baker un certain idéal cinématographique. C'est avant tout l'histoire d'une passion que relate Nicolas Stanzick.


Stéphane du Mesnildot





NB: La lecture de Dans les griffes de la Hammer pourra être complétée par la biographie du fascinant Jean Boullet par Denis Cholet (ed. Feel, 1999) et au long dossier consacré à Jean-Pierre Bouyxou, autre défricheur du cinéma-bis, dans le numéro 77-78 de la revue Lunatique (ed. Eons, 2008).


Dans les griffes de la Hammer
, Nicolas Stanzick, ed.Scali, 464 pages, 29€.

Christopher Lee dans Frankenstenstein s'est échappé (The Curse of Frankenstein, Terence Fisher, 1957)
Christopher Lee dans Dracula, Prince des ténèbres (Dracula, Prince of Darkness, Terence Fisher, 1966)
Peter Cushing dans Les Sévices de Dracula (Twins of Evil, John Hough, 1971)
Affiche de La Fille de Jack l'éventreur (Hands of the Ripper, Peter Sasdy, 1971)
Madeline et Mary Collinson dans Les Sévices de Dracula (Twins of Evil, John Hough, 1971)


samedi 25 juillet 2009

Le Vampire d’Ornella Volta (1962)




Le Vampire d’Ornella Volta (1962) fait partie de la « Bibliothèque Internationale d’érotologie », collection dirigée par JM Lo Duca et éditée par Jean-Jacques Pauvert. Dans ces livres carrés, de la taille exacte d’un 45 tours, on trouve également L’érotisme au cinéma de Lo Duca et Les Larmes d’Eros de Bataille. Le Vampire est l’un des chefs-d’œuvre de la collection. Le texte est somptueux et érudit et les images forment une suite onirique juxtaposant avec liberté les époques et les genres. Boris Karloff côtoie les sacrifices aztèques, Luca Signorelli converse avec Clovis Trouille, Alberto Martini rejoint Tod Browning.
Le vampire normé et son folklore n’occupent finalement qu’une place réduite dans le livre d’Ornella Volta, dont il faut surtout rappeler le sous-titre : « la mort, le sang, la peur ». On y parle des morts qui reviennent, des rites pour conjurer leur ressentiment, des fantasmagories liées aux univers parallèles des cimetières, des cryptes, des nécropoles… et des salles de cinéma. Dans ces lieux, on ne repose jamais en paix : on y marche, on s’y égare et on y fait surtout beaucoup l’amour, entre morts, entre vivants, entre vivants et morts.
Le vampire pour Ornella Volta représente l’incarnation même du fantastique, vu selon la tradition surréaliste comme une rupture avec l’ordre établi.

Avant-propos du Vampire par Ornella Volta :

"Dans le Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, G. Tourdes définit ainsi les « marques du tempérament érotique » : « Un visage effilé, des dents aigües et éclatantes, beaucoup de cheveux, une voix, un aspect et une expression particulière, et même une odeur caractéristique ».
Le vampirologue anglais Montague Summers fait remarquer que cette description conviendrait aussi bien au vampire.
le vampire, en effet, est, avant tout une création érotique. La « victime », envoûtée, mise en étât de transes par son partenaire, dont elle aime toujours l’agression, le voit comme un monstre irrésistible : « l’homme n’est peut-être que le monstre de la femme, ou la femme le monstre de l’homme » disait déjà Mlle de Lespinasse.
Ce monstre aspire sa vie, son souffle, son sang : il est d’apparence humaine, mais ses pouvoirs presque divins, le rendent inhumain en même temps. Il appartient à notre monde mais aussi à un autre : serait-il un mort ?
Le sang et la mort, l’érotisme et la peur sont les composants de l’univers vampirique.
le vampire représente le possible dans l’impossible, la vie qui est possible dans la mort, la mort qui entre, elle une présence vivante, dans la vie. Il représente l’aspiration la plus profonde de l’homme : survivre à sa mort. Il concrétise son angoisse. Violeur de tous les tabous, il réalise ce qui se situe à la pointe la plus extrême du défendu.
Suivant l’érotisme jusqu’à sa dérivation la plus monstrueuse, jusqu’à sa signification la plus profonde, résoudrons-nous le problème de la mort, apprendrons-nous à vivre dans la mort ?"

 



Magritte : La Gâcheuve (1935)
D'Esparbès : Histoire d'amour (1927)
Alberto Martini : La Vénus exhumée (détail)
Valentine Hugo : Rêve du 21 décembre 1929.
Carol Borland dans The Mark of the vampire (Tod Browning, 1933)

vendredi 24 juillet 2009

L’Enfer (Jigoku, 1960) De Nobuo Nakagawa

Japon 1960, version infernale



En 1959, Nobuo Nakagawa adapte Tôkaidô Yotsuya Kaidan (litt. Les Fantômes de Yotsuya à Tôkaidô), le plus célèbre récit de fantôme du théâtre kabuki. A la façon d'un Terence Fisher, dont il serait l'équivalent lointain, Nakagawa est un cinéaste de studio qui, à un âge déjà avancé, se révèle dans le Fantastique. Nakagawa s'empare d'un genre traditionnel, ici le kaidan eiga (film de créatures de l'au-delà), qu'il rénove profondément. Cette modernité s'ancre autant dans les couleurs morbides et les visions sanglantes, que dans un existentialisme le rapprochant de Masumura ou Oshima. Le plan final, fataliste et lugubre, des Contes cruels de la jeunesse, réunissant dans la mort le visage des deux amants, pourrait être tiré d'un film de Nakagawa.



Dans Tôkaidô Yotsuya Kaidan, Iemon un samouraï déclassé, amer et violent, empoisonne Oiwa, sa femme, pour convoler avec une riche héritière. Possédé par le fantôme d'Oiwa, il tue sa nouvelle épouse le soir même de ses noces, perdant toute chance de regagner son rang. Fuyant dans un monastère, il ne parviendra pas à échapper à la vengeance du spectre. Nakagawa fait de Iemon un être profondément nihiliste mais dénué de toute grandeur tragique. Samouraï désargenté à la fin de l'ère féodale ou étudiant désœuvré au sein du "miracle économique", le héros des films fantastiques de Nakagawa échoue à trouver sa place dans le monde.
Également interprété par Shigeru Amachi, Shirô, l'étudiant blafard de Jigoku (L'Enfer, 1960), s'inscrit dans la continuité du samouraï hanté. Dans la voiture de son camarade Tamaru, un "tricheur" tokyoïte faisant office de mauvais double, Shirô est complice de la mort accidentelle d'un jeune yakuza. En refusant d'assumer son acte, Shirô entre dans un monde gouverné par l'absurde où ni la vie ni la mort n'ont de sens. Ainsi sa fiancée Yukiko, la fille de son professeur de philosophie, meurt elle-aussi peu après dans un accident de voiture. Le soir des funérailles, il couche sans le savoir avec la maîtresse du yakuza, une hôtesse de bar. Appelé au chevet de sa mère, il fuit à la campagne et rencontre le sosie exact de Yukiko qui se révèle sa sœur cachée. Cette spirale d'événements étranges et violents trouve son apothéose à la 60e minute du film : tous les personnages, dont les vingt pensionnaires d'une maison de retraite, succombent de diverses manières et se retrouvent en enfer.



Pendant les 40mn qui suivent, Jigoku explore un territoire sans balises, entre la comédie musicale minnellienne, portée par un jazz strident, le cinéma gore dont il serait le fondateur méconnu (mieux que le médiocre Hershell Gordon Lewis) et le film d'avant-garde, les images déformées rappelant La Folie du docteur Tube d'Abel Gance.
Dans Tôkaidô Yotsuya Kaidan, les spectres se signalaient d'abord dans notre monde par un léger souffle faisant palpiter la flamme des lanternes. Le monde, perdant forme et solidité, se réduisait alors à de purs phénomènes optiques, à des lumières et des couleurs errantes, détachées de toute sources ou origines. Iemon, au summum de sa hantise, entrevoyait l'enfer comme la réduction du monde à une seule intensité, aveuglante et douloureuse : un monochrome rouge occupant tout l'écran.
Cette dimension picturale du cinéma de Nakagawa devient le sujet même de Jigoku : un tableau, peint par un des pensionnaires de l'hospice, représente déjà les paysages fantastiques où les personnages iront s'échouer.



Après s'être inspiré pour Tôkaidô Yotsuya Kaidan du kabuki et des estampes fantastiques de l'ère Edo, Nakagawa s'inscrit dans la tradition des jigoku-e bouddhistes du XIIe siècle, peintures "infernales" dont il reproduit l'imagerie naïve et les couleurs hallucinées. Les damnés plongent dans des lacs de feu et de sang, ont la peau arrachée ou les membres brisés. A ce monde de souffrances physiques sans pardon, répondent d'immenses plaines désertes, enfers glacées et bleus de la solitude et du remord.



Cette masse de damnés errant dans les ténèbres, ces pantins opprimés par des colosses, ces morceaux de corps anonymes plantés dans la terre, sont bien sûr l'anamorphose de la société japonaise où, comme le notait Yasuzô Masumura, "ni l'individu ni la liberté n'existent".
Stéphane du Mesnildot

Publié dans Vertigo n°33, Spécial Japon (2008)

lundi 6 juillet 2009

Meet Me in St. Louis (Vincente Minnelli, 1944)

Rêves et cauchemars dans le Missouri





Le Chant du Missouri (Meet Me in St. Louis, 1944) de Vincente Minnelli est en apparence une ode à l'americana, la rêverie d'une famille du sud à laquelle le « there's no place like home » de Dorothy Gale tiendrait lieu de morale absolue. James Agee a défini Le Chant du Missouri comme « une histoire d’amour entre une famille heureuse et un style de vie ». Pourtant, ce qui agite cet univers se révèle aussi une angoisse que ni le Technicolor extatique ni la vitalité de Judy Garland ne peuvent endiguer. En s’inscrivant dans une période relativement préservée, le début du XXe siècle, équivalent américain de la Belle Epoque, Le Chant du Missouri tentait de faire oublier aux familles américaines les inquiétudes de la guerre et projeter au devant d’elles un modèle auquel se référer dans la tourmente. La famille, nommée Smith pour mieux signifier encore son statut générique, a pour seule raison d’être de défendre sa place et son unité face au progrès et au changement. Pour survivre au monde extérieur, toujours perçu comme une menace, l'Amérique n'a qu'une solution: édifier d'abord la maison sur le territoire, puis reconstruire le territoire autour de la maison. Ce qui soude alors la communauté et le territoire est un état de siège permanent, comme si la terreur d’occuper un continent étranger et hostile n’avait jamais été totalement évacuée. La préservation à tout prix de l'entité familiale et le replis dans une maison transformée en place forte entraînent une mécanique incestueuse, cannibale, qui sera le coeur du film d'horreur critique des années 70.



Fermons les portes et restons à la maison
Le Chant du Missouri commence en fin d'après midi alors que la mère prépare le dîner et que les membres de la familles regagnent la maison. Le dîner, comme fête familiale quotidienne annonce tous les rituels et cérémonies qui structureront le film.
Il s'agit, dès l'ouverture, de lier deux entités: la famille et la maison. Dans la maison Smith, toutes les générations cohabitent. Minelli énonce la dynamique du film, la conversion du passé en présent, du loitain au proche, en inversant les caractères du grand-père et des fillette. Tootie, la cadette, parle gravement de la mort avec un paysan tandis que le vieil homme s'amuse comme un enfant en se coiffant d'un chapeau de zouave.
La chanson titre "Meet Me in St. Louis", hymne à la future exposition universelle, circule globalement dans toute la ville et précisément à l'intérieur de la maison. La mélodie chantée à tue-tête par une fillette, est reprise au vol par le grand-père et jouée au piano par les deux filles aînées. Epousant le parcours de la chanson, la caméra de Minnelli circule dans le salon, l'escalier et les chambres. Cette vieille maison du sud, bourgeoise et boisée, fait office de grand squelette charpentant la famille. Autre symbole de l'unité des Smith : la sauce rouge qu'ils viennent goûter à tour de rôle et qui devient la métaphore des liens du sang.
Pourtant, sur la famille, plane le danger de sa disparition : un exil new-yorkais décidé par le père. Ce projet permet aux puissances oniriques du cinéma de Minnelli de se déployer, seules capables de contrer le destin et la mort. Surtout, il apporte une touche indispensable à cet univers de sucre d'orges, de criolines et de chansons joyeuses : la nostalgie. Lorsque le père renonce au déracinement, la famille aura ainsi pu vivre la perte du Paradis tout en le possédant encore, goûter au plaisir du retour sans jamais être partie. Cet exil avorté (comme un complot que les Smith se seraient joués inconsciemment à eux-mêmes) semble n'avoir eu pour but que de poser sur chaque chose la patine du souvenir, la volupté du "nevermore". En annonçant devant l'arbre de Noël l'annulation du départ, le père offre à sa famille ce qu'ils possèdent déjà : leur mode de vie, inchangé mais désormais sacralisé. Les photos qui s'animent au gré des saisons représentent l'embaumemant heureux de la famille dans un passé toujours renouvelé. St. Louis peut être rapproché de Brigadoon, l'autre ville minnellienne prisonniere d'un éternel retour enchanté.
La famille n'a nul besoin de chercher à l'extérieur les moyens de sa survie. Comme le chante Judy Garland: "ne me racontez pas que les lumières brillent ailleurs qu'à St. Louis". Esther, en tous cas ne voit pas plus loin que ce qui est devant ses yeux: son promis ne peut être que son voisin, le "boy next door" qui, évidemment, est aimable. La famille américaine apparaît ainsi comme une force naturelle, prise dans un mouvement perpétuel de régénérescence. En un cycle parfait, elle transforme l’ancien en nouveau: le grand-père passe en dansant derrière l'arbre de Noël et se métamorphose en jeune fiancé. L'inceste devient la solution, à peine métaphorisée, de la perpétuation du rêve. Le rêve autarcique de l'Amérique peut alors grandir et, grâce à l'exposition universelle de Louisiane, contenir le mode entier. C’est le sens du « miracle » qui achève le film. Le système d'inversion atteint sa forme la plus extatique: ce n’est plus St. Louis qui fait partie du monde mais le monde qui fait partie de St. Louis. Dans cet univers clos, les pulsions n'ont d'échapatoire que dans l'hystérie.


La cité des ombres


L’angoisse affleure en permance dans le jeu de Judy Garland qui, au sommet de sa perfection, paraît une poupée mécanique, une soeur américaine de l'Olympia des Contes d'Hoffmann. A la différence des chorégraphies de Gene Kelly, jamais les corps ne sont libérés par la danse, jamais ils ne s'approprient le décor. Les Smith sont les gardiens d'un monde qui n'accepte pas le changement. Les danses, plus ou moins folkloriques, se déroulent dans le cadre ritualisé des fêtes. Lors de la grande réception chez les Smith, la contredanse "Skip to my Lou", prend les allures spectrales d'une cérémonie mainte fois répétée. Les choeurs de la chanson se perdent en accents lointains et fantômatiques.
Alors que les adultes sont entièrement occupés à être les acteurs de leur mode vie, le refoulé est assumé par les plus jeunes. Minnelli accorde une place primordiale à Tootie, âgée de sept ans, qui développe tout au long du film une fantasmatique morbide liée à la mort et à la violence. Comme si elle révélait les névroses d'Esther, Tootie ira jusqu'à inventer une agression sauvage de la part du fiancé, le "boy next door". On peut la voir comme la probable origine de Mercredi, la cadette de la famille Addams*.
L'angoisse grandissante de Tootie (dont la santé fragile s'oppose à la vitalité de Judy Garland) s'exprime au cours de deux fêtes. Dans la première, les pulsions de mort sont encadrées puisqu'il s'agit d'Halloween.
Dans St. Louis devenu une ville fantôme, les enfants sont déguisés en adultes aux vêtements usés et rapiécés. Le principe de conversion de l'ancien en nouveau apparaît corrompu, générant des enfants-vieillards flétris. En brûlant le mobilier et en "tuant" leurs voisins à coup de farine, les enfants incarnent le négatif de cette société fondée sur l’attachement à la maison, aux meubles et aux bonnes relations de voisinnage.
La seconde fête est le réveillon, transformé en veillée funèbre puisque les Smith pensent passer leur dernier Noêl. La réunion familiale par excellence trouve son négatif lorsque Tootie, en pleine crise de nerfs, détruit les bonshommes de neige représentant ses parents et ses soeurs.

Mort de la famille



L'auto-destruction n'est pas seulement la conséquence du proche départ des Smith, mais le double inversé des puissances du renouvellement. Cette fièvre qui couve tout au long du film sauve Le Chant du Missouri de n'être qu'une apologie exaltée de la famille américaine. Tout au long des décennies suivantes, ce rêve autarcique de perpétuelle reconduction tournera au cauchemar, aboutissant au réveil des cadavres de La Nuit des morts vivants (1969). Chez Romero, la petite dernière, fiévreuse comme l'était Tootie, ne détruit plus symboliquement la famille mais la dévore. Quant au pouvoir patriarcal qui dominait la maison Smith, le héros Noir y met un terme en abattant le père de famille.
La maison de La Nuit des morts-vivants deviendra la caravane assiégée de La colline a des yeux de Wes Craven (1977). Le clan dégénéré est le double de la famille américaine conservatrice qui s'égare dans le désert. Leurs peaux de bêtes, leurs colliers de dents et de griffes en font les descendants directs des trappeurs et "coureurs des bois" qui ont colonisé le pays. Incestueuse (son mode naturel de reproduction), cannibale, cette famille primitive porte en elle non la régénescence du rêve américain mais bien sa dégénerescence au cours des siècles.
La plupart des films de John Carpenter observent la circulation du Mal à l'intérieur d'un microcosme, qu'il s'agisse d'une base polaire (The Thing, 1982), d'une église (Prince des Ténèbres, 1985) et bien sûr des petites villes provinciales comme celles d'Halloween (1978), Fog (1980) et Le Village des damnés (1995). Dans Halloween, Laurie, l'héroïne vierge fantasme elle-aussi sur le "boy next door", mélange d'inquiétude et d'attraction. Ce fiancé sans visage, amant imaginaire, s'incarne dans le tueur. Michael Myers apparaît à Laurie lorsqu’elle fredonne une ballade sentimentale; il l'observe derrière des draps tendus dans le jardin (« il y a un homme dans mes draps » dit elle à son amie). La faculté de Michael à se manifester à l’intention exclusive de Laurie est raillée par ses amies: « A force de ne pas avoir de flirt tu en es à voir des bonshommes derrière les haies. »
Le masque du tueur (parent de celui d'Edith Scob dans Les Yeux sans visage) est terrifiant par sa neutralité, son absence totale d'individualité. Michael est la mort qui rode à l'intérieur de la communauté mais surtout son golem et son gardien. Ses visions subjectives deviennent l'expression d'une surveillance de tous les instants. Ses déambulations sont des rondes qui semblent obéir à un quadrillage précis de la cité. Michael semble désigné par les forces réactionnaires de la ville pour "suveiller et punir" les adolescents trop enclins à la drogue et au sexe. L'épilogue établit clairement la complicité entre la ville et le tueur: après la disparition surnaturelle du cadavre de Michael, Carpenter enchaîne une série de plans fixes sur les bâtisses assoupies d'Haddonfield. La communauté a rappelé sa créature et lui offre ses maisons en refuge.

La communauté sans visage



Dans Fog, Antonio Bay est également liée à un double fantômatique. Les spectres qui la hantent sont un équipage de pirates lépreux attiré vers les récifs par des naufrageurs. De fait, les fantômes, dont le trésor a permis l'édification de la ville, sont les véritables père fondateurs d'Antonio Bay. Lors de la commémoration du centenaire, la statue qui doit être inaugurée est d'abord dissimulée sous un drap, reprenenant l'iconographie naïve du fantôme. Une fois découverte la statue gagne un arrière-plan flou, aussi brouillée que les visages lépreux des spectres. Les habitants tournent alors autour d’elle comme des somnambules, des âmes en peine. Carpenter désigne une communauté négative, au sens photographique, puisque les fantômes apparaîssent en silhouettes noires derrière le brouillard phosphorescent.
Les enfants extraterrestres du Village des damnés, aux cheveux argentés et aux vêtements noirs, semblent eux-aussi avoir absorbé les couleurs de la communauté. Leur identité absolue (jusqu'à partager télépatiquement une même pensée) pousse à l'extrème le mode de vie communautaire. De façon incontrôlable, chaque événement, d'ordinaire privé, est vécu de façon collective: les deuils, les grossesses, les accouchements.
Face à la collectivité et ses rites, Carpenter oppose toujours la résistance de l'individu. David, le petit garçon privé de compagne (celle-ci était la seule extraterrestre morte à la naissance), représente une anomalie dans la frise des enfants. Il trouve un père dans le docteur Alan Chafee, cet autre veuf, et une mère avec Jill, veuve également. Il recompose une cellule familiale dont les membres se rejoignent par le deuil et le manque. A une commnauté indifférenciée, dont chaque membre est remplaçable parce qu’équivalent à l’autre, Carpenter oppose le sentiment individuel de la perte, ce qui disparaît pour toujours et ne peut être reproduit.

Dans Le Chant du Missouri, le foyer où plongent les racines du pays était l’équivalent de l’arbre de vie, cet autre mythe américain de la fécondité et du renouvellement. Il n’est pas étonnant que le film d’horreur ait pris le contrepied de cette mythologie. La maison a beau être assaillie par des oiseaux, des morts vivants ou des spectres, le Mal grandit invariablement au sein de la famille. On se souvient du geste dérisoire de la mère de Nancy dans Les Griffes de la nuit (Wess Craven, 1984), de poser barreaux aux fenêtres de la maison alors que précisément le tueur naissait de l’insconscient des habitants d’Elm Street. En croyant empécher l’ennemi d’entrer, la mère enfermait sa fille dans le cauchemar et la livrait au monstre. Freddy Krueger déportait l’état de siège sur les terres de l’inconscient, là où se construisent les mythes et archétypes. Ces communautés claustrophiles, clouant des planches contre les fenêtres et barricadant leurs portes, tentent avant tout de garder prisonniers leurs monstres intérieurs.

Stéphane du Mesnildot

*La passion des personnages de Chas Addams pour leur mode de vie et leur maison a sans doute pour origine la famille Smith.





Paru dans Vertigo n°32, "Etats de siège", 2007.



dimanche 5 juillet 2009

Otto Preminger, les films noirs

Dors, maintenant que tu existes






« Ne réveillez jamais un somnambule ! » Le conseil est bien connu mais, malgré l’opinion courante, le somnambule ne sera pas sujet à une mort subite. Excepté certains cas marginaux qui marchent sur les toits ou le rebord des fenêtres, cela ne s’est jamais vu. Son destin sera pourtant tout aussi funeste. Il risque d’être à jamais séparé du réel, qu’une part de lui-même demeure au royaume des songes et que le monde lui semble à jamais étranger. Il deviendra une passerelle entre les morts et les vivants et ne pourra empêcher les spectres de venir chuchoter à son oreille. Il fut rapporté que Helena Blavatsky, la plus grande médium du XIXe siècle, développa ses pouvoirs après avoir été brusquement tirée d’une crise de somnambulisme pendant son enfance. On raconte également – bien que l’on puisse douter de la véracité de l’anecdote – que Jean Cocteau connut pareille mésaventure et que, régulièrement, pendant son adolescence, le poète ne parvenait plus à distinguer l’éveil du sommeil. Brutalement éveillé, le somnambule deviendra son inverse : le vigilambule, celui qui ne dort jamais et entre, les yeux grands ouverts, dans le monde du rêve. Le héros du Vampyr de Dreyer, David Gray, est l’image même du vigilambule : même la mort ne parvient pas à lui fermer les yeux. Si Gray trouvait enfin le sommeil, peut-être les vampires quitteraient-ils le village maudit. Peut-être, enfin, pourrait-on éteindre ces bougies qui brûlent en plein jour.





Le cinéma aura ainsi été, dès ses débuts, ce grand rêve éveillé peuplé de créatures suspectes : folles de Charcot échevelées roulant des yeux charbonneux, cadavres fraîchement sortis des pompes funèbres et jouant les jeunes premiers. Tout un peuple de goules, autrefois condamné à une misérable vie clandestine, pourra y gagner une forme de respectabilité. À ces tractations avec les forces des ténèbres, si l’on excepte le cas exceptionnel d’un Tod Browning outre-Atlantique, l’Europe fut la plus forte. Elle vint infester la rationnelle Amérique de sa science des rêves, amenant avec elle une faune interlope, le grand somnambule Conrad Veidt, Peter Lorre et ses mains hantées, Lugosi le vampire ou encore Simone Simon la femme-chat.
À la différence des « hommes du dimanche », ses compatriotes Siodmak et Ulmer, Otto Preminger n’a que très rarement exploité l’héritage expressionniste. Avec facilité, il a coulé dans le style classique hollywoodien une mise en scène toujours lisible et transparente, où le fantastique ne naît pas d’une torsion du réel, mais de la multiplication des cadres qui creusent des intériorités dans le visible ; les portes, fenêtres, miroirs et tableaux deviennent des voies de passage vers l’autre monde. C’est le cinéma du vigilambule : à force de garder les yeux ouverts, de scruter le visible, on finit par voir des choses qui n’existent pas, des choses qu’on est seul à voir. On peut parler, pour Preminger, d’un expressionnisme enfoui, comme un arrière-pays, une patrie d’origine. Pour le voir affleurer, il importe de regarder les yeux des personnages et de guetter l’instant où le monde change. Voyez les yeux hypnotisés de Gene Tierney dans Whirlpool ; elle marche au pays des morts. Et la terreur dans les yeux de Dana Andrews/Mark Dixon devant le cadavre du gangster ; il vient d’entrer au pays des morts. Voyez encore dans Angel Face, les yeux brûlants de Robert Mitchum lorsqu’il s’approche de Jean Simmons : possédés ! Dans Bunny lake a disparu, le regard de Keir Dullea abandonné dans ses rêves d’enfance : possédé ! Et les pupilles de Frank Sinatra, l’homme aux bras d’or, dilatées par la drogue, devant la flamme d’une allumette : possédées !




La suite dans Cinéma 10 (octobre 2005)