samedi 25 juillet 2009

Le Vampire d’Ornella Volta (1962)




Le Vampire d’Ornella Volta (1962) fait partie de la « Bibliothèque Internationale d’érotologie », collection dirigée par JM Lo Duca et éditée par Jean-Jacques Pauvert. Dans ces livres carrés, de la taille exacte d’un 45 tours, on trouve également L’érotisme au cinéma de Lo Duca et Les Larmes d’Eros de Bataille. Le Vampire est l’un des chefs-d’œuvre de la collection. Le texte est somptueux et érudit et les images forment une suite onirique juxtaposant avec liberté les époques et les genres. Boris Karloff côtoie les sacrifices aztèques, Luca Signorelli converse avec Clovis Trouille, Alberto Martini rejoint Tod Browning.
Le vampire normé et son folklore n’occupent finalement qu’une place réduite dans le livre d’Ornella Volta, dont il faut surtout rappeler le sous-titre : « la mort, le sang, la peur ». On y parle des morts qui reviennent, des rites pour conjurer leur ressentiment, des fantasmagories liées aux univers parallèles des cimetières, des cryptes, des nécropoles… et des salles de cinéma. Dans ces lieux, on ne repose jamais en paix : on y marche, on s’y égare et on y fait surtout beaucoup l’amour, entre morts, entre vivants, entre vivants et morts.
Le vampire pour Ornella Volta représente l’incarnation même du fantastique, vu selon la tradition surréaliste comme une rupture avec l’ordre établi.

Avant-propos du Vampire par Ornella Volta :

"Dans le Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, G. Tourdes définit ainsi les « marques du tempérament érotique » : « Un visage effilé, des dents aigües et éclatantes, beaucoup de cheveux, une voix, un aspect et une expression particulière, et même une odeur caractéristique ».
Le vampirologue anglais Montague Summers fait remarquer que cette description conviendrait aussi bien au vampire.
le vampire, en effet, est, avant tout une création érotique. La « victime », envoûtée, mise en étât de transes par son partenaire, dont elle aime toujours l’agression, le voit comme un monstre irrésistible : « l’homme n’est peut-être que le monstre de la femme, ou la femme le monstre de l’homme » disait déjà Mlle de Lespinasse.
Ce monstre aspire sa vie, son souffle, son sang : il est d’apparence humaine, mais ses pouvoirs presque divins, le rendent inhumain en même temps. Il appartient à notre monde mais aussi à un autre : serait-il un mort ?
Le sang et la mort, l’érotisme et la peur sont les composants de l’univers vampirique.
le vampire représente le possible dans l’impossible, la vie qui est possible dans la mort, la mort qui entre, elle une présence vivante, dans la vie. Il représente l’aspiration la plus profonde de l’homme : survivre à sa mort. Il concrétise son angoisse. Violeur de tous les tabous, il réalise ce qui se situe à la pointe la plus extrême du défendu.
Suivant l’érotisme jusqu’à sa dérivation la plus monstrueuse, jusqu’à sa signification la plus profonde, résoudrons-nous le problème de la mort, apprendrons-nous à vivre dans la mort ?"

 



Magritte : La Gâcheuve (1935)
D'Esparbès : Histoire d'amour (1927)
Alberto Martini : La Vénus exhumée (détail)
Valentine Hugo : Rêve du 21 décembre 1929.
Carol Borland dans The Mark of the vampire (Tod Browning, 1933)

vendredi 24 juillet 2009

L’Enfer (Jigoku, 1960) De Nobuo Nakagawa

Japon 1960, version infernale



En 1959, Nobuo Nakagawa adapte Tôkaidô Yotsuya Kaidan (litt. Les Fantômes de Yotsuya à Tôkaidô), le plus célèbre récit de fantôme du théâtre kabuki. A la façon d'un Terence Fisher, dont il serait l'équivalent lointain, Nakagawa est un cinéaste de studio qui, à un âge déjà avancé, se révèle dans le Fantastique. Nakagawa s'empare d'un genre traditionnel, ici le kaidan eiga (film de créatures de l'au-delà), qu'il rénove profondément. Cette modernité s'ancre autant dans les couleurs morbides et les visions sanglantes, que dans un existentialisme le rapprochant de Masumura ou Oshima. Le plan final, fataliste et lugubre, des Contes cruels de la jeunesse, réunissant dans la mort le visage des deux amants, pourrait être tiré d'un film de Nakagawa.



Dans Tôkaidô Yotsuya Kaidan, Iemon un samouraï déclassé, amer et violent, empoisonne Oiwa, sa femme, pour convoler avec une riche héritière. Possédé par le fantôme d'Oiwa, il tue sa nouvelle épouse le soir même de ses noces, perdant toute chance de regagner son rang. Fuyant dans un monastère, il ne parviendra pas à échapper à la vengeance du spectre. Nakagawa fait de Iemon un être profondément nihiliste mais dénué de toute grandeur tragique. Samouraï désargenté à la fin de l'ère féodale ou étudiant désœuvré au sein du "miracle économique", le héros des films fantastiques de Nakagawa échoue à trouver sa place dans le monde.
Également interprété par Shigeru Amachi, Shirô, l'étudiant blafard de Jigoku (L'Enfer, 1960), s'inscrit dans la continuité du samouraï hanté. Dans la voiture de son camarade Tamaru, un "tricheur" tokyoïte faisant office de mauvais double, Shirô est complice de la mort accidentelle d'un jeune yakuza. En refusant d'assumer son acte, Shirô entre dans un monde gouverné par l'absurde où ni la vie ni la mort n'ont de sens. Ainsi sa fiancée Yukiko, la fille de son professeur de philosophie, meurt elle-aussi peu après dans un accident de voiture. Le soir des funérailles, il couche sans le savoir avec la maîtresse du yakuza, une hôtesse de bar. Appelé au chevet de sa mère, il fuit à la campagne et rencontre le sosie exact de Yukiko qui se révèle sa sœur cachée. Cette spirale d'événements étranges et violents trouve son apothéose à la 60e minute du film : tous les personnages, dont les vingt pensionnaires d'une maison de retraite, succombent de diverses manières et se retrouvent en enfer.



Pendant les 40mn qui suivent, Jigoku explore un territoire sans balises, entre la comédie musicale minnellienne, portée par un jazz strident, le cinéma gore dont il serait le fondateur méconnu (mieux que le médiocre Hershell Gordon Lewis) et le film d'avant-garde, les images déformées rappelant La Folie du docteur Tube d'Abel Gance.
Dans Tôkaidô Yotsuya Kaidan, les spectres se signalaient d'abord dans notre monde par un léger souffle faisant palpiter la flamme des lanternes. Le monde, perdant forme et solidité, se réduisait alors à de purs phénomènes optiques, à des lumières et des couleurs errantes, détachées de toute sources ou origines. Iemon, au summum de sa hantise, entrevoyait l'enfer comme la réduction du monde à une seule intensité, aveuglante et douloureuse : un monochrome rouge occupant tout l'écran.
Cette dimension picturale du cinéma de Nakagawa devient le sujet même de Jigoku : un tableau, peint par un des pensionnaires de l'hospice, représente déjà les paysages fantastiques où les personnages iront s'échouer.



Après s'être inspiré pour Tôkaidô Yotsuya Kaidan du kabuki et des estampes fantastiques de l'ère Edo, Nakagawa s'inscrit dans la tradition des jigoku-e bouddhistes du XIIe siècle, peintures "infernales" dont il reproduit l'imagerie naïve et les couleurs hallucinées. Les damnés plongent dans des lacs de feu et de sang, ont la peau arrachée ou les membres brisés. A ce monde de souffrances physiques sans pardon, répondent d'immenses plaines désertes, enfers glacées et bleus de la solitude et du remord.



Cette masse de damnés errant dans les ténèbres, ces pantins opprimés par des colosses, ces morceaux de corps anonymes plantés dans la terre, sont bien sûr l'anamorphose de la société japonaise où, comme le notait Yasuzô Masumura, "ni l'individu ni la liberté n'existent".
Stéphane du Mesnildot

Publié dans Vertigo n°33, Spécial Japon (2008)

lundi 6 juillet 2009

Meet Me in St. Louis (Vincente Minnelli, 1944)

Rêves et cauchemars dans le Missouri





Le Chant du Missouri (Meet Me in St. Louis, 1944) de Vincente Minnelli est en apparence une ode à l'americana, la rêverie d'une famille du sud à laquelle le « there's no place like home » de Dorothy Gale tiendrait lieu de morale absolue. James Agee a défini Le Chant du Missouri comme « une histoire d’amour entre une famille heureuse et un style de vie ». Pourtant, ce qui agite cet univers se révèle aussi une angoisse que ni le Technicolor extatique ni la vitalité de Judy Garland ne peuvent endiguer. En s’inscrivant dans une période relativement préservée, le début du XXe siècle, équivalent américain de la Belle Epoque, Le Chant du Missouri tentait de faire oublier aux familles américaines les inquiétudes de la guerre et projeter au devant d’elles un modèle auquel se référer dans la tourmente. La famille, nommée Smith pour mieux signifier encore son statut générique, a pour seule raison d’être de défendre sa place et son unité face au progrès et au changement. Pour survivre au monde extérieur, toujours perçu comme une menace, l'Amérique n'a qu'une solution: édifier d'abord la maison sur le territoire, puis reconstruire le territoire autour de la maison. Ce qui soude alors la communauté et le territoire est un état de siège permanent, comme si la terreur d’occuper un continent étranger et hostile n’avait jamais été totalement évacuée. La préservation à tout prix de l'entité familiale et le replis dans une maison transformée en place forte entraînent une mécanique incestueuse, cannibale, qui sera le coeur du film d'horreur critique des années 70.



Fermons les portes et restons à la maison
Le Chant du Missouri commence en fin d'après midi alors que la mère prépare le dîner et que les membres de la familles regagnent la maison. Le dîner, comme fête familiale quotidienne annonce tous les rituels et cérémonies qui structureront le film.
Il s'agit, dès l'ouverture, de lier deux entités: la famille et la maison. Dans la maison Smith, toutes les générations cohabitent. Minelli énonce la dynamique du film, la conversion du passé en présent, du loitain au proche, en inversant les caractères du grand-père et des fillette. Tootie, la cadette, parle gravement de la mort avec un paysan tandis que le vieil homme s'amuse comme un enfant en se coiffant d'un chapeau de zouave.
La chanson titre "Meet Me in St. Louis", hymne à la future exposition universelle, circule globalement dans toute la ville et précisément à l'intérieur de la maison. La mélodie chantée à tue-tête par une fillette, est reprise au vol par le grand-père et jouée au piano par les deux filles aînées. Epousant le parcours de la chanson, la caméra de Minnelli circule dans le salon, l'escalier et les chambres. Cette vieille maison du sud, bourgeoise et boisée, fait office de grand squelette charpentant la famille. Autre symbole de l'unité des Smith : la sauce rouge qu'ils viennent goûter à tour de rôle et qui devient la métaphore des liens du sang.
Pourtant, sur la famille, plane le danger de sa disparition : un exil new-yorkais décidé par le père. Ce projet permet aux puissances oniriques du cinéma de Minnelli de se déployer, seules capables de contrer le destin et la mort. Surtout, il apporte une touche indispensable à cet univers de sucre d'orges, de criolines et de chansons joyeuses : la nostalgie. Lorsque le père renonce au déracinement, la famille aura ainsi pu vivre la perte du Paradis tout en le possédant encore, goûter au plaisir du retour sans jamais être partie. Cet exil avorté (comme un complot que les Smith se seraient joués inconsciemment à eux-mêmes) semble n'avoir eu pour but que de poser sur chaque chose la patine du souvenir, la volupté du "nevermore". En annonçant devant l'arbre de Noël l'annulation du départ, le père offre à sa famille ce qu'ils possèdent déjà : leur mode de vie, inchangé mais désormais sacralisé. Les photos qui s'animent au gré des saisons représentent l'embaumemant heureux de la famille dans un passé toujours renouvelé. St. Louis peut être rapproché de Brigadoon, l'autre ville minnellienne prisonniere d'un éternel retour enchanté.
La famille n'a nul besoin de chercher à l'extérieur les moyens de sa survie. Comme le chante Judy Garland: "ne me racontez pas que les lumières brillent ailleurs qu'à St. Louis". Esther, en tous cas ne voit pas plus loin que ce qui est devant ses yeux: son promis ne peut être que son voisin, le "boy next door" qui, évidemment, est aimable. La famille américaine apparaît ainsi comme une force naturelle, prise dans un mouvement perpétuel de régénérescence. En un cycle parfait, elle transforme l’ancien en nouveau: le grand-père passe en dansant derrière l'arbre de Noël et se métamorphose en jeune fiancé. L'inceste devient la solution, à peine métaphorisée, de la perpétuation du rêve. Le rêve autarcique de l'Amérique peut alors grandir et, grâce à l'exposition universelle de Louisiane, contenir le mode entier. C’est le sens du « miracle » qui achève le film. Le système d'inversion atteint sa forme la plus extatique: ce n’est plus St. Louis qui fait partie du monde mais le monde qui fait partie de St. Louis. Dans cet univers clos, les pulsions n'ont d'échapatoire que dans l'hystérie.


La cité des ombres


L’angoisse affleure en permance dans le jeu de Judy Garland qui, au sommet de sa perfection, paraît une poupée mécanique, une soeur américaine de l'Olympia des Contes d'Hoffmann. A la différence des chorégraphies de Gene Kelly, jamais les corps ne sont libérés par la danse, jamais ils ne s'approprient le décor. Les Smith sont les gardiens d'un monde qui n'accepte pas le changement. Les danses, plus ou moins folkloriques, se déroulent dans le cadre ritualisé des fêtes. Lors de la grande réception chez les Smith, la contredanse "Skip to my Lou", prend les allures spectrales d'une cérémonie mainte fois répétée. Les choeurs de la chanson se perdent en accents lointains et fantômatiques.
Alors que les adultes sont entièrement occupés à être les acteurs de leur mode vie, le refoulé est assumé par les plus jeunes. Minnelli accorde une place primordiale à Tootie, âgée de sept ans, qui développe tout au long du film une fantasmatique morbide liée à la mort et à la violence. Comme si elle révélait les névroses d'Esther, Tootie ira jusqu'à inventer une agression sauvage de la part du fiancé, le "boy next door". On peut la voir comme la probable origine de Mercredi, la cadette de la famille Addams*.
L'angoisse grandissante de Tootie (dont la santé fragile s'oppose à la vitalité de Judy Garland) s'exprime au cours de deux fêtes. Dans la première, les pulsions de mort sont encadrées puisqu'il s'agit d'Halloween.
Dans St. Louis devenu une ville fantôme, les enfants sont déguisés en adultes aux vêtements usés et rapiécés. Le principe de conversion de l'ancien en nouveau apparaît corrompu, générant des enfants-vieillards flétris. En brûlant le mobilier et en "tuant" leurs voisins à coup de farine, les enfants incarnent le négatif de cette société fondée sur l’attachement à la maison, aux meubles et aux bonnes relations de voisinnage.
La seconde fête est le réveillon, transformé en veillée funèbre puisque les Smith pensent passer leur dernier Noêl. La réunion familiale par excellence trouve son négatif lorsque Tootie, en pleine crise de nerfs, détruit les bonshommes de neige représentant ses parents et ses soeurs.

Mort de la famille



L'auto-destruction n'est pas seulement la conséquence du proche départ des Smith, mais le double inversé des puissances du renouvellement. Cette fièvre qui couve tout au long du film sauve Le Chant du Missouri de n'être qu'une apologie exaltée de la famille américaine. Tout au long des décennies suivantes, ce rêve autarcique de perpétuelle reconduction tournera au cauchemar, aboutissant au réveil des cadavres de La Nuit des morts vivants (1969). Chez Romero, la petite dernière, fiévreuse comme l'était Tootie, ne détruit plus symboliquement la famille mais la dévore. Quant au pouvoir patriarcal qui dominait la maison Smith, le héros Noir y met un terme en abattant le père de famille.
La maison de La Nuit des morts-vivants deviendra la caravane assiégée de La colline a des yeux de Wes Craven (1977). Le clan dégénéré est le double de la famille américaine conservatrice qui s'égare dans le désert. Leurs peaux de bêtes, leurs colliers de dents et de griffes en font les descendants directs des trappeurs et "coureurs des bois" qui ont colonisé le pays. Incestueuse (son mode naturel de reproduction), cannibale, cette famille primitive porte en elle non la régénescence du rêve américain mais bien sa dégénerescence au cours des siècles.
La plupart des films de John Carpenter observent la circulation du Mal à l'intérieur d'un microcosme, qu'il s'agisse d'une base polaire (The Thing, 1982), d'une église (Prince des Ténèbres, 1985) et bien sûr des petites villes provinciales comme celles d'Halloween (1978), Fog (1980) et Le Village des damnés (1995). Dans Halloween, Laurie, l'héroïne vierge fantasme elle-aussi sur le "boy next door", mélange d'inquiétude et d'attraction. Ce fiancé sans visage, amant imaginaire, s'incarne dans le tueur. Michael Myers apparaît à Laurie lorsqu’elle fredonne une ballade sentimentale; il l'observe derrière des draps tendus dans le jardin (« il y a un homme dans mes draps » dit elle à son amie). La faculté de Michael à se manifester à l’intention exclusive de Laurie est raillée par ses amies: « A force de ne pas avoir de flirt tu en es à voir des bonshommes derrière les haies. »
Le masque du tueur (parent de celui d'Edith Scob dans Les Yeux sans visage) est terrifiant par sa neutralité, son absence totale d'individualité. Michael est la mort qui rode à l'intérieur de la communauté mais surtout son golem et son gardien. Ses visions subjectives deviennent l'expression d'une surveillance de tous les instants. Ses déambulations sont des rondes qui semblent obéir à un quadrillage précis de la cité. Michael semble désigné par les forces réactionnaires de la ville pour "suveiller et punir" les adolescents trop enclins à la drogue et au sexe. L'épilogue établit clairement la complicité entre la ville et le tueur: après la disparition surnaturelle du cadavre de Michael, Carpenter enchaîne une série de plans fixes sur les bâtisses assoupies d'Haddonfield. La communauté a rappelé sa créature et lui offre ses maisons en refuge.

La communauté sans visage



Dans Fog, Antonio Bay est également liée à un double fantômatique. Les spectres qui la hantent sont un équipage de pirates lépreux attiré vers les récifs par des naufrageurs. De fait, les fantômes, dont le trésor a permis l'édification de la ville, sont les véritables père fondateurs d'Antonio Bay. Lors de la commémoration du centenaire, la statue qui doit être inaugurée est d'abord dissimulée sous un drap, reprenenant l'iconographie naïve du fantôme. Une fois découverte la statue gagne un arrière-plan flou, aussi brouillée que les visages lépreux des spectres. Les habitants tournent alors autour d’elle comme des somnambules, des âmes en peine. Carpenter désigne une communauté négative, au sens photographique, puisque les fantômes apparaîssent en silhouettes noires derrière le brouillard phosphorescent.
Les enfants extraterrestres du Village des damnés, aux cheveux argentés et aux vêtements noirs, semblent eux-aussi avoir absorbé les couleurs de la communauté. Leur identité absolue (jusqu'à partager télépatiquement une même pensée) pousse à l'extrème le mode de vie communautaire. De façon incontrôlable, chaque événement, d'ordinaire privé, est vécu de façon collective: les deuils, les grossesses, les accouchements.
Face à la collectivité et ses rites, Carpenter oppose toujours la résistance de l'individu. David, le petit garçon privé de compagne (celle-ci était la seule extraterrestre morte à la naissance), représente une anomalie dans la frise des enfants. Il trouve un père dans le docteur Alan Chafee, cet autre veuf, et une mère avec Jill, veuve également. Il recompose une cellule familiale dont les membres se rejoignent par le deuil et le manque. A une commnauté indifférenciée, dont chaque membre est remplaçable parce qu’équivalent à l’autre, Carpenter oppose le sentiment individuel de la perte, ce qui disparaît pour toujours et ne peut être reproduit.

Dans Le Chant du Missouri, le foyer où plongent les racines du pays était l’équivalent de l’arbre de vie, cet autre mythe américain de la fécondité et du renouvellement. Il n’est pas étonnant que le film d’horreur ait pris le contrepied de cette mythologie. La maison a beau être assaillie par des oiseaux, des morts vivants ou des spectres, le Mal grandit invariablement au sein de la famille. On se souvient du geste dérisoire de la mère de Nancy dans Les Griffes de la nuit (Wess Craven, 1984), de poser barreaux aux fenêtres de la maison alors que précisément le tueur naissait de l’insconscient des habitants d’Elm Street. En croyant empécher l’ennemi d’entrer, la mère enfermait sa fille dans le cauchemar et la livrait au monstre. Freddy Krueger déportait l’état de siège sur les terres de l’inconscient, là où se construisent les mythes et archétypes. Ces communautés claustrophiles, clouant des planches contre les fenêtres et barricadant leurs portes, tentent avant tout de garder prisonniers leurs monstres intérieurs.

Stéphane du Mesnildot

*La passion des personnages de Chas Addams pour leur mode de vie et leur maison a sans doute pour origine la famille Smith.





Paru dans Vertigo n°32, "Etats de siège", 2007.



dimanche 5 juillet 2009

Otto Preminger, les films noirs

Dors, maintenant que tu existes






« Ne réveillez jamais un somnambule ! » Le conseil est bien connu mais, malgré l’opinion courante, le somnambule ne sera pas sujet à une mort subite. Excepté certains cas marginaux qui marchent sur les toits ou le rebord des fenêtres, cela ne s’est jamais vu. Son destin sera pourtant tout aussi funeste. Il risque d’être à jamais séparé du réel, qu’une part de lui-même demeure au royaume des songes et que le monde lui semble à jamais étranger. Il deviendra une passerelle entre les morts et les vivants et ne pourra empêcher les spectres de venir chuchoter à son oreille. Il fut rapporté que Helena Blavatsky, la plus grande médium du XIXe siècle, développa ses pouvoirs après avoir été brusquement tirée d’une crise de somnambulisme pendant son enfance. On raconte également – bien que l’on puisse douter de la véracité de l’anecdote – que Jean Cocteau connut pareille mésaventure et que, régulièrement, pendant son adolescence, le poète ne parvenait plus à distinguer l’éveil du sommeil. Brutalement éveillé, le somnambule deviendra son inverse : le vigilambule, celui qui ne dort jamais et entre, les yeux grands ouverts, dans le monde du rêve. Le héros du Vampyr de Dreyer, David Gray, est l’image même du vigilambule : même la mort ne parvient pas à lui fermer les yeux. Si Gray trouvait enfin le sommeil, peut-être les vampires quitteraient-ils le village maudit. Peut-être, enfin, pourrait-on éteindre ces bougies qui brûlent en plein jour.





Le cinéma aura ainsi été, dès ses débuts, ce grand rêve éveillé peuplé de créatures suspectes : folles de Charcot échevelées roulant des yeux charbonneux, cadavres fraîchement sortis des pompes funèbres et jouant les jeunes premiers. Tout un peuple de goules, autrefois condamné à une misérable vie clandestine, pourra y gagner une forme de respectabilité. À ces tractations avec les forces des ténèbres, si l’on excepte le cas exceptionnel d’un Tod Browning outre-Atlantique, l’Europe fut la plus forte. Elle vint infester la rationnelle Amérique de sa science des rêves, amenant avec elle une faune interlope, le grand somnambule Conrad Veidt, Peter Lorre et ses mains hantées, Lugosi le vampire ou encore Simone Simon la femme-chat.
À la différence des « hommes du dimanche », ses compatriotes Siodmak et Ulmer, Otto Preminger n’a que très rarement exploité l’héritage expressionniste. Avec facilité, il a coulé dans le style classique hollywoodien une mise en scène toujours lisible et transparente, où le fantastique ne naît pas d’une torsion du réel, mais de la multiplication des cadres qui creusent des intériorités dans le visible ; les portes, fenêtres, miroirs et tableaux deviennent des voies de passage vers l’autre monde. C’est le cinéma du vigilambule : à force de garder les yeux ouverts, de scruter le visible, on finit par voir des choses qui n’existent pas, des choses qu’on est seul à voir. On peut parler, pour Preminger, d’un expressionnisme enfoui, comme un arrière-pays, une patrie d’origine. Pour le voir affleurer, il importe de regarder les yeux des personnages et de guetter l’instant où le monde change. Voyez les yeux hypnotisés de Gene Tierney dans Whirlpool ; elle marche au pays des morts. Et la terreur dans les yeux de Dana Andrews/Mark Dixon devant le cadavre du gangster ; il vient d’entrer au pays des morts. Voyez encore dans Angel Face, les yeux brûlants de Robert Mitchum lorsqu’il s’approche de Jean Simmons : possédés ! Dans Bunny lake a disparu, le regard de Keir Dullea abandonné dans ses rêves d’enfance : possédé ! Et les pupilles de Frank Sinatra, l’homme aux bras d’or, dilatées par la drogue, devant la flamme d’une allumette : possédées !




La suite dans Cinéma 10 (octobre 2005)



samedi 20 juin 2009

Jean-Pierre Bouyxou, le Fantômas de la cinéphilie




Le Frankenstein de Jean-Pierre Bouyxou est sorti aux éditions Premier Plan en 1969, l’année de ma naissance. Il a donc fallu 13 ans, précisément, pour qu’il atteigne la devanture d’une librairie de cinéma à Aix-en-Provence et que je m’arrête, fasciné par la couverture noire encadrant le portrait de Boris Karloff. Croyant surtout glaner quelques informations sur les films de James Whale, je découvrais bien plus encore : toute la série Hammer, des improbables « nudies », une fascinante photo de Wendy Luton (ce qui à 13 ans justifiait aussi l’achat du livre) mais aussi le passage en fraude de l’Underground avec Philippe Bordier, Jonas Mekas et le Living Theater.
Mais surtout, comme pour contredire la solennité de la couverture, quelques crises de fou rire provoquées par un langage alerte, sans rapport avec celui des autres critiques ou écrivains sur le cinéma. : « Il eut été dommage de ne pas grouper, au risque de redéranger quelque peu la chronologie, ces trois comprimés d’imbécillités, les films les plus ineptes qu’Hollywood ait jamais produit. Il est difficile de se faire une idée exacte de la laideur, du crétinisme de ces trois splendides navets. » (De I was a Teenage Frankenstein à Frankenstein’s Daughter).
Bouyxou n’apparaissait certes pas comme un maître à penser mais plutôt en pote cinéphile nous racontant ses poilades et enthousiasmes pour les pellicules super 8 de culturistes, destinées à une public « averti », les « Furakenstein » japonais et l’Underground bordelais.



Donc, au fil des années, au gré de numéros de Vampirella, de Métal Hurlant, aux génériques des films de Jean Rollin, dans des entreprises aussi étranges que la revue Fascination consacrée à l’érotisme de la Belle Epoque, se composait un très hétérogène, pour ne pas dire frankensteinien, personnage. Créature qui fut finalement croisée à la cinémathèque, après une projection de The Queen of Sheba Meets the Atom Man de Taylor Mead (dont le titre est à lui seul un résumé de la geste bouyxienne).
Finalement, c’est à la rétrospective de l’avant-garde française organisée en 2000 à la Cinémathèque que nous avons découvert les films réalisés par Jean-Pierre Bouyxou, ou du moins ceux ayant survécu (car Bouyxou n’est pas, et on peut parfois le regretter, l’archiviste de sa propre vie) : Graphity (“Nos films voulaient être aux films traditionnels ce que les graffitis de chiotte sont à la grande littérature”). et Satan bouche un coin (où joue Pierre Molinier).
Pour Bouyxou, ni dieu, ni maître et encore moins de frontières entre les catégories : fantastique, érotisme, expérimental, chef-d’œuvres ou navets. Logique pour l’un des plus actifs ambassadeurs de Pierre Molinier, l’artiste de toutes les hybridations.



Pour finir.

On peut lire sur le forum de Mad Movies les inquiétudes d’un jeune cinéphile :
« Est-ce vrai qu'un jour Les Cahiers du Cinéma ont vraiment titré "Les procédés foireux de Argento la pute" ou quelque chose comme ça? »
Nous savons bien que non, Les Cahiers du cinéma n’auraient jamais osé un tel titre, mais que cette phrase est à mettre au compte des nombreux forfaits de Jean-Pierre Bouyxou, le Fantômas de la cinéphilie.


Entretien avec Jean-Pierre Bouyxou















mercredi 10 juin 2009

Les cycles de dégradation chez Terence Fisher (3)



III. L'existence mythique





Écrire le corps, ni les muscles, ni les os, ni les nerfs, mais le reste ; un ça, balourd, fibreux, pelucheux, effiloché, la houppelande d'un clown.
Roland Barthes

La grande silencieuse
Surnommée l'Ange par les pensionnaires, Sarah est une jeune fille muette qui l'assiste dans ses soins aux malades et ses travaux de chirurgie. Sarah recueille les traits de la donna angelicata, " - femme angélisée - c'est-à-dire désexualisée par un processus d'idéalisation " (1), mais l'énigme du personnage réside dans sa participation aux opérations du baron.





Le négatif de Sarah est la sexualité, constante du personnage féminin chez Terence Fisher qui " aurait plutôt tendance a. être habillé jusqu’ au cou et à porter deux ceintures de chasteté au lieu d’une (2)". Le rapport phobique de Sarah à la chair — un baiser de Simon sur son front semble la brûler — véhicule un agent de destruction aussi puissant que les instincts animaux qui parcourent l'asile.
La chair de Sarah, forclose mais semblant à vif, la rapproche de l'état inassignable des écorchés de Vésale. Ceux-ci sont tout à la fois des statues à la chair offerte, mais semblent dégagés de leur corps. Le viol dont elle a été la victime est à l'origine du rapport étranger que Sarah entretient avec son propre corps. Sarah, par sa nature presque ontologique de vierge, représente un tabou, dont le contact a le pouvoir de déchirer les hommes. Innocente mais contaminée par le Mal, elle ne peut que transmettre la destruction, une négativité pure. Herr Tarmud, qui donnera ses mains au monstre, offre à la jeune fille une figurine, un oiseau dont les ailes levées rappellent évidemment celles d'un ange. Or la sculpture ne représente pas, comme on s'y attendrait, une colombe mais son inverse, un aigle. A l'Ange est désigné comme totem l'animal qui déchiqueté, le prédateur aux griffes acérées. Sarah exprime le pouvoir épidémique de la castration. " La castration est contagieuse, elle touche tout ce qu’elle approche. " (3)




Sarah est prisonnière d'un cycle perpétuel de déchirure et de suture, puisque c'est également elle qui coud les mains du monstre. L'asile, ce lieu clos tout en cellules et couloirs, représente la claustration mentale de la jeune fille. L'asile est le lieu du dedans absolu, l'espoir que l'on perd en franchissant les portes de cet enfer est celui d'un ailleurs, d'un au-delà. Puisque même la mort est abolie, nul ne peut sortir du cercle, condamné à être déchiré, réassemblé, à renaître perpétuellement. " II faut partir d’ici " seront les seules paroles prononcées par Sarah. L'unique image de paix du film montrera Sarah endormie près de l'âtre, le monstre à ses côtés, dans un monde semblant enfin libéré de sa tension. Symbolisant les circuits cannibaliques de l'asile, Sarah est l'idole du monde de Frankenstein. Elle impose aux choses une fermeture phobique, rappelant les pentacles que dessinent les personnages de The Devil Rides Out (Les Vierges de Satan, 1967) pour se protéger des forces du Mal. A travers elle se raccordent les personnages qui construiront le monstre. La mélodie composée par le professeur Durendel (intitulée A mon cher Ange) s'insinue dans la cellule d'Herr Tarmud qui offre à Sarah la sculpture. L'Ange est le lien spirituel qui unit les deux hommes.



C'est parce que Sarah a vu son origine se retourner contre elle pour la détruire, posséder sa chair, qu'elle est retenue prisonnière de ce mouvement perpétuel lui faisant déchirer les chairs pour les recoudre. L'auteur du viol n'est autre que son père, le directeur. A partir de la connaissance de ce viol, Frankenstein a pris le pouvoir dans l'asile : "C'est pour cela que le professeur l'a attaqué, il avait découvert ce qu’il avait fait. C'est pourquoi je puis agir à ma guise ici, parce que moi aussi je le sais. Vous voilà dans le secret des dieux. " Toute la structure maléfique de l'asile s'étant construite sur sa propre expérience de dégradation, Sarah peut être vue comme l'unique "monstre de l'enfer". Le "secret des dieux" ? Le mal et la destruction de l'innocence sont à l'origine du monde.
Dans le cycle infernal, les souffrances sont amenées à se reproduire, gagnant à chaque retour une nouvelle monstruosité. Dans Frankenstein Created Women (Frankenstein créa la femme, 1966), Hans, enfant, est témoin de l'exécution de son père et ne peut s'empêcher de revenir sur la lande où se dresse la guillotine. Hans semble dessiner une série de cercles concentriques qui l'amèneront à se confondre avec le destin de son père : être lui aussi guillotiné. Dans The Monster from Hell, Frankenstein tentera de reproduire le martyre de Sarah en l'accouplant avec le monstre agonisant. Les drogues que Frankenstein entend donner au monstre sont l'équivalent de l'alcool qui déchaîne les pulsions du directeur. Dans la Bible, Sarah est le nom de l'épouse d'Abraham, " première d'une série de femmes stériles à qui Yahvé accorde la naissance de fils marqués du sceau divin » (4), ce qui en fait la mère du peuple d'Israël ainsi qu'une préfiguration de la Vierge Marie. Dans le registre des parodies monstrueuses de la religion qu'affectionne Fisher, Sarah est désignée pour donner naissance à une nouvelle humanité dont Frankenstein serait le créateur. Sarah représente, pour le baron, le fétiche absolu de la création : l'appareil génital féminin. Frankenstein fait accomplir à son désir de chair un tour complet. Dans ses multiples dérivations, la pulsion en arrive à se confondre avec la reproduction naturelle. Nous avons alors pénétré dans le dernier cercle. Même si le projet de Frankenstein se solde par un nouvel échec, son énonciation suffit à le rendre effectif. Le monde de Frankenstein se superpose au notre, contour contre contour. Plus rien ne permet de distinguer ce qui nous appartient et ce qui appartient à Frankenstein.

Le père de la horde
Pour ordonner cette ébauche de monde, Frankenstein va lui fournir une loi : la prohibition de l'inceste. Cette loi régit le montage et la mise en scène de Fisher : aucun plan, aucune scène ne réunira le directeur et Sarah, celle-ci partageant pourtant l'espace de tous les personnages. Dans le même mouvement voyant Frankenstein assembler un monstre, Sarah construit un père. A l'intérieur du monstre s'affrontent les deux modes de la chair que définit Julia Kristeva : " d'une part proche de la chair (basar) hébraïque, elle indique un "corps" pulsion avide, affronté à la sévérité de la loi ; de loutre un "corps" assoupli, corps pneumatique puisque spirituel, entièrement renversé dans la parole (divine) pour devenir beauté et amour. "' (5) Versés dans la sculpture, la musique et les mathématiques, Herr Tarmud et le professeur Durendel, peuvent être considérés comme des exemples de "corps pneumatiques" en opposition au directeur, l'homme des "bas désirs" de la "pulsion avide". Le père colossal, bon et aimant que l'Ange a façonné, ira châtier le directeur en lui crevant les yeux, punition classique des auteurs d'inceste. Le cycle des pères peut s'achever puisque Herr Schneider, l'homme qui a donné son corps au monstre, est mort lui aussi en s'éborgnant sur une grille. La blessure, comme une suture inversée, achève de confondre toutes les images du père déclinées par l'Ange.



La mise en pièces du monstre par les aliénés est l'illustration littérale du mythe freudien de la horde primitive dans Totems et tabous. "Qu'ils aient mangé le cadavre de leur père — il n’y a à cela rien d’étonnant étant donné qu’il s’agit de primitifs cannibales. L’aïeul violent était certainement le modèle envié et redouté de chacun des membres de cette association fraternelle. Or, par l’acte de l’absorption ils réalisaient avec leur identification lui, s'appropriaient chacun une partie de sa force. Le repas totémique qui est peut-être la première fête de l’humanité, serait la reproduction et comme la fête commémorative de cet acte mémorable et criminel qui a servi ae point de départ a tant de choses : organisations sociales, restrictions morales, religions. " Par l'anéantissement du monstre, Frankenstein accomplit son projet : donner naissance à l'humanité, assembler selon une loi ses fragments épars.

Dans l'adaptation du texte, Fisher filme autant la naissance de l'humanité que celle de la psychanalyse elle-même. Virgile était à la lisière des civilisations païennes et chrétiennes (" Virgile reste païen, figure mélancolique arrêtée sur le bord d’un monde qu'il annonce sans le connaître " (6)). De la même façon, même si Frankenstein parvient à greffer des cerveaux, s'il réussit à capturer l'âme (dans Frankenstein Created Woman), son échec réside dans son impuissance à envisager la psyché humaine. Fisher explique ainsi les échecs répétés de Frankenstein : 'Il croit créer un être en créant de la chair, il est forcément voué à l’échec. '' (7).
Frankenstein, qui avoue ne pas savoir comment soigner les fous, se tient au bord de ce nouveau monde que va amener la psychanalyse. En Frankenstein et Simon se superpose un autre couple, dans la continuité mythique de Virgile et Dante : Charcot et Freud. L'asile symbolise cette préhistoire de la psychanalyse, ces années d'étude de Freud auprès de Charcot à la Salpetrière, souvent appelée l'Enfer.

La Vita Nuova

Lors du supplice de Simon, Frankenstein entre en scène selon le mode qu'Alain Chareyre- Méjan nomme le toujours déjà là. 11 ne surgit pas dans le champ, il l'occupe de toute éternité. Le seul mouvement du plan est un zoom qui accentue sa présence. Cette sur-présence apparaît comme le signe du vide qui définit Frankenstein. Le baron n'existe jamais avant que l'humanité n'expose sa négation. Lorsqu'il fait visiter la cellule du monstre, Herr Schneider, celle-ci est vide. Chez Deleuze, la place vide renvoie à un " occupant sans place, toujours surnuméraire et toujours déplacé. " (8)



Tel serait le monstre, cette multiplicité, cet homme toujours étranger à l'humanité. Le monstre traversera le film, masse de souffrance entre deux néants, de son extraction du vide à son dépeçage par la meute.
L'asile, qui n'existe que par son enceinte le séparant du monde tout en l'y incluant, est le lieu des cycles négatifs. Fisher achève le cycle en évacuant Frankenstein du monde, en le renvoyant à sa propre existence mythique. Après la destruction de la créature, Frankenstein retourne dans son laboratoire et songe déjà à reprendre ses expériences. Un lent travelling nous fait alors sortir de l'asile, laissant les personnages à leur cycle infini. Deleuze soulignait une réflexion de Sabatier sur les "faux happy ends" de l'œuvre de Fisher, dans lesquels les personnages "honnêtes oublient toute les terreurs par lesquelles ils sont passés" (9). Cette fonction d'oubli concerne également les monstres, les personnages malfaisants, toujours renaissants. La fin de The Monster from Hell place Frankenstein au cœur de l'oubli, dans le vide, la totale disparition au monde. Frankenstein rejoint son propre mythe, qui existe sans plus avoir besoin de se jouer devant nous (les fous, avides de sang et de violence ont été renvoyés dans leurs cellules). "Nous avons tout notre temps "dit-il. L'Ange a parlé, mais la mort de la créature l'a fait retomber dans son mutisme. Dans son sourire final, Sarah redevient ce corps mystérieux, inaccessible.
En isolant ses figures, Fisher rejouait une dernière fois le mythe fondateur de l'horreur gothique. Pourtant, le cinéaste clôt le cycle en incluant d'autres images, celles-là même dont il semblait se protéger. On ne peut s'empêcher de voir dans la destruction du monstre l'écho d'autres repas barbares : ceux qui dans Night of the Living Dead (10) achevaient l'espèce humaine. En se posant en fondateur d'une horreur tout à la fois viscérale, cérébrale et politique, le cinéma de Terence Fisher parvient lui aussi au terme de son cycle.





1. Jacqueline Risset, Dante écrivain ou l'Intelleto d’amore, fiction & Cie, Seuil 1982, p. 197.
2. J.-M. Sabatier, Les Classique du cinéma fantastique. Op. cit., p. 147.
3. R. Barthes, S/Z (1970), Point, 1976, p. 204.
4. André Marie Gérard, Dictionnaire de la Bible, coll. Bouquins, 1990, p. 1249.
5. J. Kristeva, Pouvoir de l’horreur, Ed. du Seuil, coll. Essais, p. 146.
6. Dante, op.cit., p. 113.
7. Entretien avec Terence Fisher, op.cit., p.24.
8. G. Deleuze, Logique du sens, op.cit., p.56
9. G. Deleuze, L'image-mouvement. Op.cit., p.179.
10. Dans l’ultime volet de la trilogie des morts-vivants (Day of the Dead, 1987), Romero semble lui-aussi assumer une filiation avec le maître britannique : outre la localisation du film dans un lieu clos, le surnom du chirurgien est Frankenstein, son assistant se nomme Fisher, et l’héroïne est prénommée Sarah. Le nom la désigne également comme la mère d’une nouvelle humanité, d’un peuple élu en quête d’une terre promise.



Les cycles de dégradation chez Terence Fisher (2)

II. Le monde de Frankenstein


Cette idole, cette abominable poupée que j’ai fabriquée à la place de l’image vivante de Dieu dont ma chair priait le sceau empreint.
Paul Claudel, Le Soulier de satin



Les ruines du gothique
La première dégradation perceptible dans The Monster from Hell est celle que Fisher impose au gothique anglais. En dix minutes, Fisher remet en scène le scénario archétypal de la série. Un résurrectionniste déterre un cadavre pour le vendre à un médecin. Celui-ci, au lieu de la figure attendue de Peter Cushing, se révèle un jeune homme, nommé Simon Helder. Juge et arrêté, Simon est envoyé pour cinq ans dans un asile, le même où, apprend-on, Frankenstein est allé finir ses jours.
Privés de la figure qui les motivait, qui faisait circuler le désir et les pulsions, les situations et lieux familiers du cycle semblent exsangues, tournent à la parodie. Les rouges brûlants et les verts morbides sont révolus, remplacés par des tons étouffés. Le policier devient un personnage burlesque qui trébuche dans une tombe et renverse un bocal d'yeux qui roulent comme des billes. La taverne lieu-clé de l'univers fisherien, est ici déserte et proche de la fermeture, symptôme d’un monde agonisant. Œuvre testamentaire, The Monster from Hell signe l'adieu de Fisher au cinéma, celui de Peter Cushing au rôle qui l'a rendu célèbre et, d'une façon générale, achève l'histoire de la Hammer. Alors que le film d'horreur est entré dans une nouvelle modernité avec Night of the Living Dead et The Exorcist, Fisher, une dernière fois, redonne vie à sa créature.
The Monster from Hell prend comme claire référence la Divine comédie voyant Dante rejoindre aux enfers Virgile, son prédécesseur et maître : " C'est en fait par la vertu de son disciple Dante au il revient à la vie, sortant du long silence qui l'avait affaibli" (1). Comme Virgile, Frankenstein n'est plus qu'une ombre, une figure presque immatérielle. Accentuant le lien avec Dante - scribe de sa propre aventure - le nom de Simon Helder redouble celui de John Elder, pseudonyme du producteur Anthony Hinds, auteur du script de The Monster from Hell et de nombreux films Hammer. Une dernière fois, Frankenstein va tenter de percer le mystère des origines.

L'homme anatomique




Avec une ironie toute bunuelienne, Fisher commence par régler la question de l’origine divine : Dieu est retenu aux enfers, vieillard sénile, les bras en croix contre le mur de sa cellule.
" - Comment se porte Dieu aujourd'hui ? " demande Frankenstein. —
" - Dieu est toujours en parfaite santé, répond l'aliéné, mais le bras de Herr Müller le fait souffrir. "



Frankenstein va lui aussi en finir avec le jugement de Dieu, ce père indigne qui a légué à l'homme la chair, c'est-à-dire la souffrance. "Frankenstein, s’interroge Fisher, est-il un grand idéaliste qui a vendu son âme au Diable ? Il a vu trop de difformités dans l'humanité : son but est d’y, remédier. Par la suite, il en est arrive au point où il pense : je peux créer l'homme bien mieux que Dieu ne le fit. Est-ce que Frankenstein est un grand athée qui ne croît pas en Dieu ou est-il un homme profondément religieux ?" (8)
Avant qu'un détour complexe ne remette en scène la figure de la Vierge, Fisher aborde la conception rationnelle de l'homme. Simon feuillette un livre attribué à Frankenstein mais reproduisant les gravures de l'ouvrage d'André Vésale, De humani corporis fabrica (1543). Inventeur de l'anatomie moderne, Vésale a imposé une révolution à tous les niveaux. Dans la crainte de toucher à un corps créé par Dieu, les médecins s'en tenaient aux thèses de Galien qui avaient valeur de dogme. Ayant vécu sous Marc Aurèle de 129 à 199, Galien avait élaboré ses théories à partir de la dissection animale. D'autre part, les tâches de la séance d'anatomie étaient réparties entre le savant qui du haut de sa chaire lisait un ouvrage de Galien et un "barbier" qui effectuait les opérations en désignant tant bien que mal les organes. Vésale a fait descendre l'anatomiste de sa conception virtuelle pour le confronter à son sujet même, le corps humain dont la connaissance ne s'acquiert que par la dissection. On a nommé "homme de Vésale", cette nouvelle créature se revendiquant comme sa propre origine, recelant en elle les éléments de son étude. L'appellation se confond avec les magnifiques gravures d'écorchés qui possèdent aujourd'hui un caractère avant tout fantastique. Désigné comme père de l'anatomie moderne, Frankenstein représente l'irrémédiable coupure avec l'origine divine.



Fisher dissimule derrière une gravure de Vésale le laboratoire secret du baron. Ironiquement, sous la "construction du corps humain" se trouve la fabrique des monstres. S'ouvrant pour dévoiler le monstre, "l'homme de Vésale" dévoile "l'homme de Frankenstein".



Vésale, en rendant visible ce labyrinthe de veines et de tendons, ces visages sans identité, a révélé ce monstre intime. Le "monstre de l'enfer" dans sa peau d'animal, la confusion de ses instincts, vient également de l'intérieur de notre espèce. L'anatomiste a donc inventé une nouvelle visibilité de l'homme, éclairant violemment ce que l'on a coutume de nommer la "nuit du corps". Symbolisant cette visibilité, l'œil occupe une place principale parmi les organes convoités par Frankenstein. "Il voit, il m'a vu "dira le baron lorsque le monstre ouvre les yeux pour la première fois. Fisher va naturellement placer l'image cinématographique à la suite de l'anatomie. Feuilletant l'ouvrage et faisant s'enchaîner les gravures, Simon le transforme en flip book. Mais les figures, toutes différentes, ne peuvent réellement s'animer. Il leur manque une continuité, un principe de vie artificiel : le fractionnement du mouvement.
A son entrée à l'asile, Simon est mis à l'épreuve de cette visibilité, subit une dissection in vivo. Devant les fous tenant lieu de public, Simon est déshabillé et frappé avec le jet d'une lance d'incendie. Le hall se transforme en chambre noire et le jet devient un faisceau lumineux qui commence par aveugler Simon en le frappant au visage. Capturé par le jet, Simon, danse pour garder son équilibre, est projeté contre le mur puis s'écroule au sol. Simon adopte les poses des martyrs, rappelant les suppliciés qui fournirent leurs corps aux écorchés de Vésale, et retrouve même un instant les gestes de Karloff tourmenté par une torche dans le Frankenstein de Whale. L'arrivée du baron arrête le supplice. Une aliénée s'écrie alors : "Oh chic ! Lui aussi doit faire partie du spectacle ! ". Fisher fait entrer son personnage en scène en deux plans en faux-raccord et un zoom avant. La violence de cette apparition est en porte-à-faux avec le classicisme sec, quasi mathématique, du style de Fisher.



L'épure du corps de Simon sur fond noir, réduit à son seul mouvement, permet à Fisher de revenir sur l'origine du cinéma et en particulier les films de Marey. On pense aux célèbres images de l'homme qui marche ou encore à ces membres séparés de leur corps (par exemple un genou et un mollet), isolés pour étudier une articulation. Si l'homme de l'anatomie définissait notre espèce, témoignait de notre organisme commun, le cinéma a inventé notre automate intime.

Besoins et plaisirs
Le passage dans le monde de Frankenstein s'effectue par la désappropriation de sa chair. On notera la similitude entre le supplice de Simon et la danse du mendiant de The Curse of the Werewolf. Dans les deux cas, l'humiliation renvoie l'homme à un pantin qui finit par s'écrouler à terre. A ce point d'épuisement, lorsque le corps ne peut plus soutenir l'être, Frankenstein apparaît. Une fois encore, son pouvoir se nourri de la dégradation de la chair, de la dégénérescence des instincts - ici le sadisme des gardiens et des aliénés. Plus tard Frankenstein arrêtera une tentative de viol du directeur sur une détenue. Nulle commisération de la part du baron, il signifie par là que toutes les chairs lui appartiennent en propre, que nul n'a le droit d'y toucher.
" — Père, mous souffririons bien moins si tu nous mangeais. Tu nous as vêtu de ces pauvres chairs, enlève-les nous. "
La prière des enfants d'Ugolino dans L'Enfer devient la loi première qui régit le monde de Frankenstein. Lorsque, après son supplice, nous retrouvons Simon dans le bureau de Frankenstein, son torse emmailloté rappelle celui des monstres de la série. Frappant sur son genou pour vérifier ses réflexes, le docteur semble animer une marionnette. Puis il pose ses mains gantées de noir sur les yeux de Simon pour tester sa vision, cachant l'une et puis l'autre partie du visage. Semblant exécuter un rituel magique de possession, Frankenstein se livre sur le jeune homme à une séparation symbolique.



Brûlées à la fin de Frankenstein Must Be Destroyed, les mains du baron ne peuvent plus exercer la chirurgie. Ces "mains négatives" vont modeler l'anatomie intime des pulsions et instincts. Dans le film précédent, Frankenstein viole une jeune fille : "les cadavres me son indispensable pour mes besoins, dit-il, et les femmes pour mon plaisir". Dans la chair morte ou vivante, la pulsion trouve sa nourriture, ses énergies fondamentales : besoin et plaisir. Frankenstein exécutait le viol avec une froideur chirurgicale, visant l'esprit de la jeune fille. Le baron se livrait à une opération sur le psychisme de sa victime pour établir sa domination.

1. L Gillet, Dante, Les Grandes études littéraires, Fayard 1965, p. 113.

2. Entretien avec Terence Fisher Terence Fisher, Stéphane Bourgoin, Edilig 1984, p. 24.


Les cycles de dégradation chez Terence Fisher (1)



La plus monstrueuse des anatomies





Cinéaste-clé de la Hammer, inventeur du cinéma d'horreur anglais, l'importance de Terence Fisher dépasse la simple situation historique qui a permis à une petite compagnie britannique de tourner une série de remakes en couleur des classiques de l'Universal. L'œuvre de Fisher, essentiellement naturaliste, met en scène une humanité ravagée par ses instincts, impitoyablement ramenée au niveau de la bête : l'animal humain dont l'espèce n'a pu se débarrasser. Comme le note Gilles Deleuze dans L’image-mouvement, Fisher fait passer le film d'horreur du domaine de l'affect (l'amour romantique des monstres de l'Universal) à celui des pulsions. Le fantastique permet à Fisher de donner une représentation immédiate à ces actes "préalables a toute différenciation de l'homme et de l'animal" (1). Fisher livre toujours une recréation de la figure monstrueuse classique, qui, si elle touche souvent au mythe, ne se contente jamais du simple folklore. L'œuvre de Terence Fisher est avant tout la recherche inlassable, toujours cruelle et désenchantée, de l'origine du Mal chez l'homme.

I. L'inclination des instincts




"On est frappé par la constante que mettent certain personnages à avilir leurs semblables, a les ramener au rang d'animal" (Jean-Marie Sabatier)

L'animal humain. 1 — la chaîne du Mal

Ovide, dans les Métamorphoses, rapporte le mythe d'Erysichthon, qui, après la destruction d'un arbre sacré, est frappé par la malédiction des Ménades. Celles-ci vont quérir la Faim, qui, tel un vampire, insuffle à Erysichthon un appétit insatiable. Sa réduction à un pur instinct animal entraîne Erysichthon dans un cycle de dégradation : après la dilapidation de sa fortune, il utilise la faculté de sa fille à se métamorphoser en bête pour la vendre à des maîtres successifs. Puis, son appétit ayant dépassé ses propres limites, Erysichthon finit par se dévorer lui- même. Après la prostitution de la fille ramenée à l'animal, il ne reste à la pulsion qu'à se nourrir du corps qu'elle habite. Cette absolue négativité, que la pulsion de dévoration entoure, pourrait illustrer la "fêlure" que Deleuze voit circuler chez les Rougon-Macquart de Zola. " L'hérédité n'est pas ce qui passe par la fêlure, elle est la fêlure elle-même : la cassure ou le trou, imperceptibles. Elle ne transmet rien sauf elle-même, d'un corps sain a un autre corps sain des Rougon-Macquart " (2).
Dans l'œuvre de Terence Fisher, le monstre prend également naissance lorsque les pulsions soumettent l'homme à leur dictature. Résultat d'une série de dégradations de l'être humain, le monstre est avant tout une construction. Les prologues mettent implacablement en place les éléments qui érigeront la figure monstrueuse. L'une des plus complexes genèses de l'œuvre fisherienne est celle dont est issu Léon, le loup-garou de Curse of The Werewolf (La Nuit du loup-garou, I960). Deux instincts cohabitent, la faim d'un mendiant croisant le sadisme d'un noble décadent, le marquis Siniestro.



La chaîne de dégradations qui aboutira à Léon débute lorsque Siniestro pousse à terre le cuisinier, l'obligeant à ramper sur le sol, parmi les victuailles renversées. Le marquis apparaît comme une énergie négative, renvoyant l'homme et la civilisation au niveau zéro, parmi les déchets. Cette énergie va s'exercer pleinement sur le mendiant. La question devient alors : quelle régression va adopter cette créature qui, déjà, est enclin à nier sa condition d'homme ? Alors que le marquis humilie le mendiant devant sa cour, sa femme tente de le raisonner : "Ne le ridiculisez pas, c'est un homme." Ce à quoi le marquis répond : " Je suppose que c'en est un, voyons cela, peut-être pouvons-nous le changer en animal domestique ?", avant d'abaisser sa victime à imiter un chien pour gagner sa nourriture. Toute la cruauté et les interrogations soulevées par l'œuvre de Fisher sont contenues dans ce dialogue : à quel point de dégradation les instincts animaux peuvent-ils conduire l'homme ? La fin du film apporte une terrible solution à l'expérience du marquis :
" Léon Carrido sera abattu d'une balle d’argent en plein cœur et en un plan très cruel qui bouleverse toute la tradition des films de lycanthropes, Fisher nous montre que même dans la mort, il conserve les traits du loup-garou. Le Mal est triomphant, le Mal est toujours triomphant de l'amour. " (3)
En Léon résonne la phrase de Nietzsche, qui pourrait valoir pour l'ensemble du naturalisme : " et souvent j'ai vu les fils être le secret dévoué du père". Dans The Hound of The Baskerville (Le Chien des Baskerville, 1958), la bestialité d'Hugo Baskerville, chassant la Bohémienne avec sa meute, se transmet à sa descendante, Cécile Stapleton. La jeune fille est le véritable "chien" des Baskerville qui rabat les hommes de la famille vers son père et les regarde mourir, exultant de jouissance sadique. Mais avant tout, le pouvoir de Cécile est de révéler aux hommes du clan Baskerville leur pulsion ancestrale de chasse et de prédation.
De fait, la séparation entre les bourreaux et les victimes chez Fisher est toujours ambiguë. On décèle chez le mendiant une attirance vers la dégradation, un penchant à accueillir la domination de Siniestro. Tous deux incarnent les faces d'un unique désir destructeur, une même pulsion de mort. Lorsque, échauffé par l'humiliation, prêt à commuer un plaisir en un autre, le marquis se retire dans ses appartements avec sa femme, le mendiant lui souhaite une bonne nuit. Répété deux fois, le salut grivois provoque la fureur du noble qui jette l'homme au cachot ; Siniestro n'a pu supporter de lire sur le visage obscène du mendiant l'expression de ses propres instincts. Fisher achèvera de confondre les deux personnages : des années plus tard, le château désert est devenu la tanière d'un Siniestro rongé par la syphilis. Le mendiant quant à lui, oublié de tous, s'est transformé en homme-bête dans son cachot. La syphilis devient le symbole d'un Mal lié à la chair, se propageant par contamination. Les instincts animaux du marquis trouvent chez le mendiant leur prolongement : il achèvera ainsi la tentative de viol de Siniestro sur une servante. Celle-ci est une jeune fille muette qui depuis son enfance lui apporte sa pitance. Le prisonnier déchiqueté les quartiers de viande en la regardant avec concupiscence. La dévoration et la pulsion sexuelle s'assouviront dans le viol qui donnera naissance à Léon. Lorsque plus tard Fisher alterne le meurtre d'une prostituée par la bête avec une orgie dans une taverne, il reproduit par le montage les origines du monstre. On peut considérer la multiplicité des origines comme un signe de monstruosité. Le monstre se définit bien comme un "montage" des pulsions, un chef-d'œuvre maléfique.

L'animal-humain. 2 — les sujets d'expérience
Pourtant, la circulation des pulsions ne peut se limiter à la seule hérédité. Ou, pour le dire autrement : c'est en suivant les détours qu'empruntent les pulsions que nous reconstruisons de monstrueuses hérédités.



Dans The Revenge of Frankenstein (La Revanche de Frankenstein, 1959), le baron rend un singe carnivore en lui greffant le cerveau d'un chat sauvage. Le singe est l'ébauche d'une expérience visant à doter Karl, un bossu à moitié paralysé, d'un nouveau corps. L'expérience semble réussir mais, après une rixe, le cerveau de Karl est endommagé. Peu à peu, il retrouve ses anciennes déformations tandis qu'une irrésistible pulsion cannibale le tourmente. A nouveau, Fisher inscrit la dévoration dans le prolongement de la pulsion sexuelle : dans un parc, Karl viole et dévore une jeune fille. L'ironie, constante chez Fisher, est à l'œuvre : la victime avait échoué à susciter le désir chez son fiancé. Karl apparaît comme l'actualisation monstrueuse des pulsions de la jeune fille, détruite par la bête qu'elle voulait éveiller. Un dialogue entre Frankenstein et son assistant annonçait déjà le passage de la bestialité à la pulsion sexuelle.
" Frankenstein. - II [le singe d'expérience] a dévoré sa femme.
Hans. - Vous voulez dire qu'il a mangé un autre singe ?
Frankenstein. - A qui donc voulez-vous qu’il ait été marié ? "
Le véritable "mariage" s'établit entre le singe et Karl, liés par la pulsion qui les pousse à manger leurs "fiancées". Le singe au cerveau de chat est désigné comme une créature de montage capable d'incorporer d'autres espèces. En faisant du singe cannibale le prédécesseur de Karl dans son expérience, Frankenstein invente une généalogie monstrueuse à l'être humain. Et il transmet à ses "enfants" son propre appétit de chair, son désir insatiable de posséder tous les organismes. Dans Frankenstein and the Monster from Hell (Frankenstein et le monstre de l'enfer, 1973), le baron, ne pouvant plus opérer avec ses mains brûlées, se servira de ses dents pour retenir un tendon. Empruntant le chemin de l'oralité, le rapport à la chair devient explicite, avoue sa nature cannibale. A la fin de The Revenge, le cerveau de Frankenstein est greffé sur un autre corps façonné à son image. En passant du docteur Frank au docteur Stein, le baron n'incarne alors plus qu'une fracture de l'être humain pour atteindre une dimension symbolique. Telle la fêlure des Rougon-Macquart qui "ne transmet rien sauf elle-même d'un corps sain à un autre corps sain ", Frankenstein actualise une force de désarticulation, toujours victorieuse, voyageant entre les êtres pour les mener à leur point définitif de dégradation.
Karl qui échange son corps contrefait pour une apparence normale, inverse les données traditionnelles de la monstruosité. Celle-ci ne va pas résider dans l'apparence mais dans la descente d'un être, non à son stade initial qui restait humain, mais à un état de pur déchet, à son degré zéro. L'absolu du cinéma de Terence Fisher est l'observation clinique de la chute d'un corps, ramené au niveau du sol. Car la descente de l'homme vers l'animal s'exprime littéralement par une perte de la stature humaine. Le sol est désigné comme le territoire de l'animal et des "bas désirs". A la fin de The Hound of the Baskerville, Cécile s'engloutira dans les marais, le sol mouvant de ses pulsions bestiales. En admirant sa nouvelle enveloppe, haute et droite, Karl semblait dire "je suis un homme", mais n'échappera pas à la terrible attraction du sol : ce qui se traîne à la fin, dans le salon de la bonne société, n'est plus qu'une chose, indescriptible, accusant son créateur. A la différence du folklore de l'Universal où la meute de villageois traque le monstre, c'est lui-même qui fait irruption dans la civilisation et la renvoie à son inhumanité. Karl figure l'obscène, les pulsions de sauvagerie, les instincts irrépressibles, qui débordent du cadre de la civilisation ; il s'expose comme l'animal humain que la société tente de contenir.




1834. The Poor Law.
Même si les aventures de Frankenstein se déroulent dans une Allemagne d'opérette, sa véritable situation géographique et historique est l'Angleterre de l'Ère Victorienne. Dans The Revenge, le baron occupe un rôle de pivot maléfique entre les classes sociales. Il tient un cabinet pour les riches et donne des soins "bénévoles" à l'hôpital des pauvres. Le physique d'oiseau de proie de Peter Cushing en fait l'idéale représentation du "prédateur" tel que le définit Deleuze, évoluant entre les milieux et les épuisant. Cependant, le pouvoir de Frankenstein ne saurait exister sans les actes qui rivent le corps à la dégradation. On voit une mère bourgeoise, à la vulgarité satisfaite évoquant la Mrs. van Hopper de Rebecca, tenter de "vendre" sa fille au docteur en prétextant une auscultation. L'emprise de Frankenstein sur les chairs est déjà contenue dans ces dérivations, lorsque le bordel prolonge le cabinet du médecin, lorsque la mère se transforme en maquerelle et la fille en prostituée, lorsque le corps à soigner devient une marchandise à estimer. Dans The Flesh and the Fiends (L'Impasse aux violences, John gilling, 1959), la prostituée remonte l'échelle sociale sous forme de cadavre, monnayée par les "résurrectionnistes" à l'anatomiste.

On mesure ce qui sépare The Curse of Frankenstein (Frankenstein s'est échappé, 1957), le premier film de la série, de The Revenge : Frankenstein ne trouve plus sa matière première dans les cimetières, il se sert parmi les "déchets" de l'asile des pauvres, inépuisable vivier de cobayes humains. Fisher revient avec précision sur une période de l'Ère Victorienne, lorsqu'on 1834 fut votée la loi de Less Eligibility ou Poor Law. Pour prendre en charge la nouvelle classe pauvre créée par l'industrialisation, une aide fut accordée aux indigents, impliquant la création d'asiles. Pour ne pas favoriser l'inactivité, cette aide ne devait en aucun cas être supérieure au salaire du plus pauvre des ouvriers. Le prolétariat anglais étant parmi les plus misérables d'Europe, on mesure l'hypocrisie de la Poor Law. Dans La Société victorienne, Monica Chariot et Roland Marx raportent le cas du directeur de l'asile d'Andover " convaincu d'avoir littéralement réduit à la famine et à la bestialité ses pensionnaires, conduits à se battre pour des lambeaux de chair et d’os qu’on envoyait aux ateliers pour être concassés et transformés en engrais. " (4)
Ainsi la civilisation industrielle exerce sur ses marginaux son mode propre de destruction, les transformant en déchets aptes à être recyclés. Plus loin les auteurs citent un article de Dickens pour The Uncommercial Traveller (1860) après une visite dans un asile : " Des grappes de bébés tenus sur les bras, des grappes lie mères et d'autres femmes malades dans les lits, des grappes d'aliénés, des jungles d'hommes dans les chambres pavées du bas, attendant le repas, de longues et longues rangées de vieillards dans les salles d’infirmerie du haut, épuisant leur vie harassante. "
(5)


La destruction de l'intégrité passe par le renvoi de l'homme à une multitude obscure, à une masse indéfinie où les maux se contaminent. Dans ce territoire de la souffrance, où nul n'est mort ni vivant, Frankenstein va déployer son activité, celle de " la pulsion (...) qui arrache déchire, désarticule " (6). Le symbole de ces êtres ramenés à leur plus faible organicité est un "monstre" assemblé par Frankenstein : un œil raccordé à un bras, chacun dans un aquarium, lui sert à étudier les réflexes. Le vrai pouvoir de Frankenstein est invisible, la chirurgie n'en illustre que le versant graphique, folklorique : séparer l'être humain pour en dégager l'écorché des appétits et des pulsions, le ramener à ses instincts primaires. En 1973, dans Frankenstein and the Monster from Hell, le baron va directement trouver la matière de ses expériences dans le lieu où les pulsions tentent d'être contenues, sont traitées en déchets. Fisher place Frankenstein au cœur de ce que Foucault nomme la "cité négative" : l'asile d'aliénés.

1 G. Deleuze, L'image-mouvement (1983), Ed. de minuit, 1991, p. 174.
2. G. Deleuze, Logique du sens (1969), Ed. de Minuit, 1997, p. 337.
3. J.-M. Sabatier, Les Classiques du cinéma fantastique, Jean-Marie Sabatier, Ed. Balland, 1973, p. 147.
4. Armand Colin, 1979, p. 152. 5. M., p. 153.
6. G. Deleuze, L'Image-mouvement, op. cit., p.180







Publié dans Simulacres n°4 (février-avril 2001)

mercredi 3 juin 2009

Etranges scarabés







1. 

Il a suffit d’un accroc 

Pour que passe le sabre 

Et que soit tranché 

Le rêve des samouraïs 

Un éclair en forme de « S » 

2. 

Lorsqu’on ouvrit les portes du château de l’araignée,

on découvrit ces guerriers pétrifiés,

dans leurs armures d’insectes. 

Etranges scarabées. 

3. 

« Vous devez être convaincu, maintenant, que vous n’avez joué devant aucune noble assemblée, mais que vous avez bien passé les trois dernières nuits au cimetière, parmi les tombes des Heike ! » 

Lafcadio Hearn, Kwaidan