samedi 27 août 2011

La charmeuse de vampires

(ou de Jean Lorrain à Jean Rollin, il n'y a évidemment qu'un pas)


" -J'ai couché une nuit dans une roulotte, et c'est un des souvenirs les plus étranges et des plus précis de ma vie de  garçon...  Oh !  pour  une  nuit  troublante,  ce  fut une nuit troublante. Rien n'y manqua, la volupté et la terreur.  C'était  sur  une  petite  plage  comme  celle  que nous venons de quitter, mais bien moins pittoresque, à Palavas. Palavas-les-Flots, les bains de mer de Montpellier.
De passage à Montpellier, j'y étais allé dîner pour respirer l'air de la mer ; j'y tombais sur une fête foraine, une fin de fête plutôt, car la plupart des baraques étaient déjà démontées, et les représentations d'une ménagerie de fauves agonisaient. C'était en août, et une chaleur atroce, humide, rendait la piqûre des moustiques plus cuisante, et le moustique pullule à Palavas.
J'errais à la dérive dans cette débâcle et cet abandon sans pouvoir plus m'intéresser aux boutiques de loteries et aux  œufs  dansants  d'un  misérable  tir.  Le  train  qui devait me ramener à Montpellier ne partait qu'à onze heures. De guerre lasse, je quittais le champ de foire et j'allai promener mon attente au bord de la mer. Elle était noire et luisante, comme du naphte, sous un ciel livide et bas, gros d'orage ; mais, à l'autre bout de la grève, la lueur de deux torches fumeuses groupait des silhouettes équivoques dans la nuit : une roulotte de saltimbanques, un baraquement de toile s'y profilait dans un halo rougeâtre... Quel  spectacle  louche  attirait  cette  foule  à l'écart ? Je  me  dirigeai  vers  les  torches ;  on  s'amusait ferme autour de la baraque; des rires et des huées saluaient quelque bon tour. J'écartai une trôlée de gamins et de voyous ; une jeune femme, sanglée dans un maillot d'acrobate, remuait sur une table des formes bizarres. Très décolletée et ses robustes bras entièrement nus, elle manœuvrait avec une baguette de fer dans un innombrable tas de choses grisâtres et d'ailerons velus. Cela rampait et se traînait sur la table avec une lenteur maladroite ; cela tentait de s'enfuir d'une marche oblique et lourde, vite ramenée au milieu de la table par un coup de férule, et, parfois, deux ailes membraneuses, on eût dit de caoutchouc mouillé tentaient un essor mou ; mais de sa baguette de fer la saltimbanque aplatissait vite la bête, car c'étaient des bêtes flasques et velues, hideuses et répugnantes, qu'exhibait la dompteuse. Cela, de temps en temps, sortait des griffes pointues et montrait des rangées de dents blanches ; des petits cris hissaient hors de museaux camus. Le public se bousculait, effaré et ravi, et, m'étant tout à fait approché, je reconnaissais dans les horribles bêtes trois couples de vampires, des vampirus spectrum, de la famille des phillosmides, les énormes chauves-souris des Tropiques si friands du sang humain, et dont les avides suçoirs font sous l’Équateur l'insécurité des nuits.
Maintenant, la belle fille faisait la quête. Solide et musclée, elle cambrait dans une trousse de satin noir des reins de lutteur ; le galbe de ses jambes était bien moins celui d'une Vénus que d'un Hermès; mais la gorge droite et dure était d'une femme. Le nez brusque, la mâchoire lourde et la bouche épaisse, elle offrait sous les cheveux ramenés sur le front un type effroyablement canaille et bestial. La nuque courte, les prunelles quémandeuses et mobiles et le teint mat un peu huileux lui prêtaient un caractère de basse luxure déjà vu dans des eaux-fortes de Félicien Rops.


 Comment désirai-je tout à coup cette fille, et comment comprit-elle aussitôt mon désir ?
Il est vrai que j'avais mis cent sous dans sa sébile et que j'avais trouvé le moyen de frôler son bras nu. La chair en était ferme et froide : ce contact m'allumait et, prenant un louis, je l'ajustais dans le coin de mon œil comme un monocle d'un nouveau genre; les prunelles de la fille souriaient, ses paupières s'abaissaient consentantes.
Elle remisait ses bêtes dans une espèce de cage, jetait un waterproof sur ses épaules et éteignait les torches ; le spectacle était fini.
- Dans une heure, ici, quand tout le monde sera parti, trouvait-elle le moyen de me dire en me frôlant du coude.
- Ici, pourquoi pas à l'hôtel ?
- Ici ou nulle part. Je ne peux pas laisser les bêtes seules. Oh ! y a pas de danger. Mon amant est à Montpellier, il ne r'vient que demain.  Oh !  le lit est bon,  il y a une moustiquaire; vous dormirez tranquille. Vous donnerez bien deux louis, j'ies vaux.
Il y avait,  en  effet,  une  moustiquaire,  des  oreillers  de crin et un sommier dernier modèle. Miss Andréa, la charmeuse de vampires, avait une anatomie de gymnaste, sa chair était élastique et froide, mais je n'avais pas moins quelque appréhension à cause des vampires. Je sentais les horribles  bêtes  suceuses  de  sang  remuer  dans  la cage, auprès de moi.
- N't'émotionne pas comme ça, me disait la charmeuse. Va, n'crains rien, la cage est fermée. El' n'peuvent pas sortir.
Si bien  qu'après  une  reprise  furieuse  de  baisers  et d'étreintes  (miss  Andréa  justifiait  son physique),  je m'endormais exténué, anéanti.
Je revenais à moi sous une étrange et insistante caresse.  Dans  la  torpeur  d'un  demi-sommeil,  j'avais d'abord senti comme des lèvres frôleuses qui s'égaraient sur moi. C'était comme une lente et progressive emprise ; des baisers s'incrustaient dans ma chair, si obstinés qu'ils semblaient parfois des petites morsures, et la souffrance en était délicieuse, car l'imprévue caresse me possédait partout à la fois. Comme des mains tièdes me parcouraient,  et  je  me  sentais  allégé,  plus  dispos  et  pourtant engourdi, comme après une piqûre de morphine. Était-ce un rêve ou quelque pratique savante de miss Andréa ? Et je  ne  bougeais  pas,   envahi  d'un  mortel  bien-être, quand une douleur aiguë derrière l'oreille me réveillait tout à fait. J'y portais vivement la main et rencontrais une chose tiède, flasque et velue qui me faisait pousser un cri d'horreur. Je me dressais sur mon séant en secouant la chose molle et vivante; la clarté lunaire entrait par une fenêtre ouverte, j'avais les mains pleines de sang. J'avais du sang sur la poitrine et le long de mes reins, j'en avais sur les cuisses et sur le ventre aussi. Trois vampires, trois hideux vampirus spectrum, vrillés à ma peau, pompaient mon sang lentement, sûrement.
Miss Andréa avait disparu. Je voulais me lever, m'enfuir, mais déjà à bout de forces, déjà exsangue, hélas ! je restais sans mouvement. Je ne pouvais même pas détacher les trois monstres de mon corps. J'avais pu jeter sur le plancher celui qui me mordait au cou, j'étais la proie inerte de la ménagerie d'Andréa, et, pendant que je me débattais en vain et si peu, comme un noyé sous l'eau, mes yeux hallucinés voyaient deux autres vampires qui rampaient obliquement vers moi.
La minute fut si atroce que je m'évanouis.
Je revenais à moi entre les bras de miss Andréa. La belle fille étanchait le sang de mes plaies, toute la roulotte empestait l'ammoniaque. La charmeuse pansait les morsures avec de l'eau étendue d'arnica.
- Les satanés bêtes, je les avais si bien enfermées. Comment ont-elles pu se sauver ? moi, j'étais allée faire un tour sur la plage et en griller une : il fait si chaud dans cette boîte... Quand je suis rentrée et que j't'ai vu dans c't'état, j'ai cru que Grégory était r'venu et qu'i t'avais fait l'sale tour d'leur ouvrir la porte, pour t'apprendre à coucher avec sa femme.
- Grégory ! qui ça, Grégory ?
 - Mais, mon amant. Il en est bien capable ; non pas qu'i soit jaloux, mais c'est une rosse. I' m'a fait l'coup déjà une ou deux fois. Allons, t'es pansé. Avale un peu de cognac et décanille. Habille-toi, j'vais t'aider, l'grand air te remettra.
Et je m'esquivais  au  plus vite,  aidé par les mains expertes d'Andréa.
Je n'ai jamais revu la belle fille. Était-ce elle qui avait ouvert la cage de ses bêtes ou son amant, revenu à l'improviste ? Ces deux êtres étaient-ils complices ou fus-je la  victime  d'un  hasard ?  Je  n'approfondissais  pas  la chose, heureux de m'en être tiré à si bon compte. Mais de retour à Montpellier, je constatais la disparition de ma montre, de ma chaîne et d'une grosse perle que je portais au petit doigt."
Jean Lorrain (1855-1906), Forains in La Dame aux lèvres rouges ed. Bartillat 2000

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