lundi 20 avril 2009

Tous les garçons aiment Mandy Lane



L'amour à mort


De Donnie Darko de Richard Kelly à Elephant de Gus Van Sant, en passant par Virgin Suicides de Sofia Coppola, les meilleurs "teen movies" de ces dernières années nous l'ont rappelé : l'adolescence était la période la plus dangereuse de notre vie. Ces cinéastes la représentent à la façon d'un univers hostile, comme le lycée quadrillé par les jeunes tueurs, la maison où agonisent les vierges suicidées ou le monde parallèle où évolue le sombre Donnie. Le déguisement de squelette que porte ce dernier souligne que la mort fait partie intégrante de cette période où toutes les expériences sont primordiales et violentes. Se rangeant immédiatement aux côtés des chefs d'œuvres du genre, le premier film de Jonathan Levine en est la parfaite illustration. Prenant comme décor un ranch texan isolé où rode un psychopathe, Tous les garçons aiment Mandy Lane est un "slasher" sans faute mais surtout une œuvre envoutante et lyrique.


Désirs meurtriers


Dans les années 80, alors que les images violentes étaient rares à la télévision et que les jeux vidéos se limitaient à quelques pixels, les films de psycho-killers représentaient pour les adolescents une expérience singulière et transgressive. Comment expliquer le succès de ces productions, toutes identiques, où des jeunes de leur âge se faisaient décimer par d'invulnérables tueurs masqués ? Quel pouvait bien être l'attrait de ces bandes monotones, pauvrement interprétées et réalisées, n'obéissant qu'à une logique de soustraction meurtrière ? Que leur bêtise et leur mauvais goût ne puissent être récupérés par la "culture" officielle et "adulte" (dont le parangon était alors Télérama) en est sans doute une des raisons. Mais plus profondément, la popularité de ces films prenait racine dans le mariage de scènes de mort explicites (parfois réalisées par des grands maquilleurs comme Tom Savini) et de sexualité trouble. Symbole de ces excès, une scène du Tueur du vendredi (second épisode de Vendredi 13) montrant Jason transpercer avec un éperon un couple faisant l'amour. Même dans Halloween, le prude John Carpenter expose pourtant plus de nudité que dans aucun autre de ses autres films.
Mandy Lane pourrait à première vue relever de ce douteux état esprit. Les scènes de meurtre possèdent le caractère malsain des plus violentes productions de l'époque et les jeunes héroïnes sont peu avares de leur charme. Sorti pendant l'âge d'or du genre, nul doute qu'il en aurait été un classique immédiat. Tout en remplissant le cahier des charges du film de psycho-killer, Jonathan Levine lui apporte pourtant ce dont une cohorte de mauvais cinéastes l'avait privé : la beauté et l'émotion. Le film tire par ailleurs sa singularité de cet antagonisme entre les sentiments romantiques que provoquent l'héroïne et la grande sauvagerie des meurtres. Quels sont les liens unissant le tueur qui décime la petite bande de teenagers et la douce Mandy Lane, incarnation de l'innocence ?



L'été cruel


Jonathan Levine tisse autour de Mandy une ambiance mélancolique, en accord avec le regard toujours un peu triste de l'actrice, Amber Heard. En un plan reminiscent de Donnie Darko, il lui fait traverser au ralenti, comme en apesanteur, les couloirs du lycée. Dès cette apparition irréelle, Mandy est filmée à la façon d'un souvenir, telle l'image fétiche que les adolescents garderont de leurs années de lycée. Ce travail sur le sentiment amoureux rapproche le film de Virgin Suicide et de ses mystérieuses lycéennes blondes, objets de vénération d'un groupe de jeunes garçons. Soustraites par leurs parents aux yeux du monde, les héroïnes du film de Sofia Coppola devinaient encore plus fantasmatiques pour leurs adorateurs. Mandy connait le même destin : vue sans cesse à travers le désir des autres, son mystère restera entier même après les dernières images du film. L'adolescente, n'est pas seulement mythifiée par ses codisciples, elle devient une idole sanglante au pied de laquelle un monstre immole ses victimes.



Les rapports de Mandy et du tueur rappellent l'étrange attraction qu'exerçait sur Michael Meyer Lorie (Jamie Lee Curtis), la virginale héroïne d'Halloween de John Carpenter. Ce qui n'était que suggéré devient plus explicite chez Jonathan Levine. Le cinéaste met en scène les meurtres comme s'ils émanaient de l'esprit de Mandy. Le tueur, comme un doppelganger, représenterait la face sanglante de la vierge immaculée. L'autre vierge écarlate, auquel Levine rend plusieurs fois hommage dans Mandy Lane, est bien sûr Carrie, à la fois ange et démon. Bien que tout chez elle évoque l'innocence, Mandy, comme Carrie White, amène la mort dans la petite communauté adolescente. Le symbole de cette intrusion sournoise du Mal est le serpent qui se glisse silencieusement à ses côtés alors que Mandy se baigne dans un lac avec ses amis. Mandy représente pour les lycéens une sorte de femme absolue mais, tel Eve, elle est aussi la tentatrice qui à jamais les éloigne du paradis de leur enfance.

Le bourreau des cœurs

"Pour moi, relate Jonathan Levine, le lycée a été une expérience terrifiante. Une période très spéciale, nappée d'une douce nostalgie mais gangrénée par la peur, l'insécurité et d'invraisemblables éclairs de méchanceté."



Dès les premières scènes, la méchanceté et la cruauté sont exposée : Emmet, le meilleur ami de Mandy, incite un autre prétendant à sauter du haut d'un toit pour prouver son amour. Le sadisme qui gouverne les relations adolescentes inscrit Mandy Lane dans la lignée de Kids et Bully, les "teen movies" hyperréalistes de Larry Clarck. Le cinéaste n'expurge ni le langage cru des adolescents ni leur usage frénétique des drogues. Cette franchise apporte une réelle épaisseur aux personnages, incomparablement plus vivants que les pantins stéréotypés des années 80. La superficielle Chloe n'est au départ qu'un clone de Paris Hilton, obsédé par son apparence. Pourtant, peu à peu la façade se craquèle et elle se révèle une adolescente paumée en mal d'amour. Chloe ne connait son premier vrai baiser amoureux que pour voir le garçon s'écrouler à ses pieds, abattu par le tueur. Marlin, quant à elle, est sans cesse humiliée par Jake, son petit ami. Avant même qu'elle ne croise la route du tueur, son amour a été dévasté par la méchanceté du garçon. Le visage horriblement tuméfié que découvrira Jake est celui de l'amour qu'il a détruit chez la jeune fille. Le tueur joue ainsi le rôle d'un Cupidon malfaisant qui achève les amours blessées.

Un slasher romantique

Alors que le tueur n'est encore qu'une ombre furtive rodant autour du ranch, le grand week-end défoulatoir des adolescents s'est déjà muée en une soirée sinistre où chacun règle ses comptes. L'alcool et les drogues ont été consommés mais l'enjeu de la fête, posséder la belle Mandy Lane, est à jamais inaccessible. Cette déperdition d'énergie est une des plus belles idées du film : ces ados arrogants et superficiels ne sont finalement que des enfants apeurés, prisonniers d'une maison triste et sombre. L'un des grands talents de Levine est de savoir mélanger les atmosphères, se révélant aussi à l'aise dans le huis-clos que dans de plus amples scènes d'action. Ainsi, la scène de poursuite d'une jeune fille par une voiture, dans un champ aride, entre des bottes de foin, évoque le meilleur du cinéma australien des années 80, tels Next of Kin de Tony Williams ou Razorback de Russel Mulcahy. Le ranch isolé et les champs calcinés où tournent des éoliennes, renvoient quant à eux directement à Massacre à la Tronçonneuse.



Le film de Tobe Hooper va apporter au film la métaphore la plus violente et naturaliste des angoisses adolescentes. Comme la survivante du massacre texan, Mandy suit au pas de course un parcours initiatique qui l'amène sur une terre d'apocalypse. Sur le sentier qui conduit au lac, elle découvre une trace de sang encore frais et ramasse un débris étrange, que l'on suppose être un reste animal ou humain. Il s'agit du premier indice de la contamination de son univers par la mort et la putréfaction. La ballade sauvage de Mandy la fera passer des villas dorées de la jeunesse texane à une fosse où pourrissent des cadavres de bêtes malades.
Jonathan Levine refuse pourtant que la mort ait le dernier mot et termine son film par Sealed by a Kiss, la très belle chanson sixties de Bobby Vinton. Reviennent à cet instant, comme des bouffées de nostalgie, les images des amis disparus, à nouveau réunis dans la même insouciance. Les survivants peuvent alors quitter les lieux du massacre, laissant derrière eux les fantômes de leur adolescence.


Stéphane du Mesnildot



Publié dans L'Ecran fantastique en mai 2008

Notes sur « Les Vampires du cinéma » de David Pirie

Les Vampires du cinéma (The Vampire Cinema) du britannique David Pirie a beaucoup compté pour moi, probablement parce que je l’ai acheté à 13 ans et que ses images étaient hautement évocatrices. Un des mes premiers livres vraiment érotique était aussi un livre sur les vampires...
Mais aussi parce qu’il offrait un panorama du genre très complet pour l’apprenti-fantasticophile que j’étais alors.
« Les vampires du cinéma », plutôt que « Les vampires au cinéma ». Même si cela est sûrement dû à la traduction, la nuance est notable, comme si les vampires étaient un élément du cinéma lui-même.

L’iconographie et la maquette sont splendides, presque encore inégalées.
Chaque chapitre a pour sous-titre un extrait du Dracula de Stoker en face d’une pleine page noir et blanc (alors que le livre est aussi en couleur).


Le ton adopté par David Pirie, hautain et sentencieux m’impressionnait beaucoup à l’époque, surtout par un usage exclusif de l’imparfait qui donnait à penser qu’il embrassait d’un seul regard toute l’histoire du cinéma des vampires. (Encore maintenant, je me rends compte que « je fais du Pirie », lorsqu’il s’agit d’affirmer certaines choses de façon catégoriques mais sans trop avoir l’air d’y toucher.)
Bien sûr la traduction y était pour quelque chose avec des bizarreries comme "Le vampire du sexe" pour le chapitre consacrée aux vampirettes (formulation vieillotte, renvoyant sûrement à l’expression « les personnes du sexe » pour parler des femmes).
Certains jugement de Pirie (sur Lon Chaney en particulier) sont contestables ; d’autres très justes, par exemple sur Le bal des vampires, le film ennuyeux et surestimé de Polanski : « Même Dance of the Vampires, de Polanski, est en fin de compte nettement moins intéressant que n’importe le quel des films qu’il essaie de tourner en ridicule. »



Quant aux films, en Province, alors que la culture des vidéoclubs en était à ses balbutiements, il ne fallait pas espérer les voir. Mais les photographies étaient là, insolites, excitantes ; des images de films de la Hammer ; de films de Jess Franco et de Jean Rollin (Requiem pour un vampire fait la couverture) ; des Lèvres rouges de Harry Kumel avec Delphine Seyrig ; des Proies du vampires de Fernando Méndez avec German Robles ; du Masque du démon de Mario Bava avec le visage percé de clous de Barbara Steele ; de Jonathan, Vampire sterben Nicht de Heinz Geissendorfer ; de Messiah of Evil de William Huyck ; de Comte Yorga vampire de Bob Kelljan… Les vampires du cinéma doit être le seul ouvrage de toute l’histoire du cinéma où Rollin est comparé à Stanley Kubrick.
Évidemment, de telles lectures ont leur revers. Savoir à 13 qu’il exista au Mexique, en 1957, un vampire nommé Lavud, permet de développer un dandysme précoce, mais n’aide en rien à l’intégration sociale, lorsque ses petits camarades sont surtout passionnés par l’équipe de foot de Saint-Etienne.

Le livre compte aussi des particularismes typiquement britanniques. Dans Les Vampire du cinéma, de même que dans Fragments of Fear de Andy Boot (Creation Book), un culte irraisonné est voué à Vampyres (1974) de Joe Larraz. Cet auteur espagnol avait tourné en Angleterre l’histoire d’un voyageur égaré, tombant sous le charme de deux lesbiennes vampires. Pirie détaille le film sur trois pages et le compare même aux Mille et une nuits de Pasolini (il n’y a bien sûr pas le moindre rapport entre les deux films).
Ayant vu le film à la Cinémathèque lors d’une rétrospective consacrée aux vampires, le mythe s’est effondré, mais est apparue la raison profonde de l’engouement des cinéphiles anglais. Bien que sans charme et languissant, Vampyres était, pour les amateurs de cinéma bis, ce qui se rapprochait le plus, au même titre que les très mauvaises séries B de Peter Walker, d’un film pornographique (genre banni Outre-manche).
Bien sûr, ce qui importait était moins le film lui-même que la longue description extatique de David Pirie.
Stéphane du Mesnildot



Les vampires du cinéma de David Pirie (ed Oyez, 1978).

vendredi 17 avril 2009

La défonce (Bad Lieutenant)


De l'héroïne pour parcourir tout le chemin du corps, refaire le tour complet de l'être humain, se dévorer encore une fois. Se laisser entraîner par les lignes du papier peint, au rythme d'une pulsation engourdie, de la coulée épaisse et accablante. S'affaisser, rentrer en soi-même et se briser contre son corps. Nulle issue, d'au-delà où s'élever, d'en-deçà où se replier.
Le sang aspiré se mélange à la drogue dans la seringue. Un instant le corps se montre à l'extérieur de lui-même, l'intériorité est présente à l'image. Ce sang et cette drogue ont contaminé le champ, le temps devient pesanteur. Comme si devant ce plan qui dure, cette image presque immobile que nous avons le temps de détailler, cette durée elle-même était dépassée et que le temps nous submerge alors, rendant intolérable la solitude de ces corps.
On voudrait "ôter sa peau et danser autour de ses os*" mais la prison de chair nous condamne à l'humanité et à la durée.

Stéphane du Mesnildot

* William S. Burroughs, Havre des saints. Ed. Flammarion, 1977, p. 89.
Paru dans Admiranda/Restricted 11/12 : Fury (American Shooting). 1996.


jeudi 16 avril 2009

Photogramme 2 : Angel

Entretien avec Philippe Grandrieux (La Vie nouvelle)






C'est après avoir réalisé en 1996 Retour à Sarajevo, un documentaire, que vous avez entrepris Sombre.
Oui, au départ, il s'agissait d'une commande d'Arte ; l'idée c'était de retournera Sarajevo avec Sada, une Bosniaque qui avait passé toute la guerre en exil à Paris. Au fur et à mesure du travail, je me suis rendu compte que ce n'était pas si simple. J'étais un peu passé à côté de cette guerre ; Je m'y étais intéressé comme on peut le faire depuis Paris. C'était une semaine après les accords de Dayton et la situation n'était absolument pas stabilisée, Sarajevo était encore entourée par les Serbes.
En même temps, je ne suis pas prédisposé à être un reporter de guerre ; ce n'est pas mon histoire, cette peur-là ne m'excite pas. Nous avons pris un des premiers bus qui rentraient à Sarajevo et le voyage a été invraisemblable. Nous avons traversé des paysages dévastés : 300 kms de ruines entre Split et Sarajevo ; un voyage, pendant des heures et des heures de cars, à travers un fragment d'histoire absolument fracassé. Nous étions tout le temps arrêtés, contrôlés, et nous ne savions absolument pas par qui. Je n'étais jamais allé physiquement dans un paysage de guerre. Le film a été une expérience incroyablement forte parce qu'il m'a placé face à une responsabilité, un engagement. Si je ne m'étais pas affronté à toutes ces questions, à ma propre histoire et à mon rapport à l'histoire, je ne me serais peut-être jamais engagé dans un long métrage. À ce titre, ce film m'a semblé décisif.

La Vie nouvelle a été un retour aux pays de l'Est. Qu'avez-vous trouvé là-bas?
Le chaos est installé, il carbure, c'est impressionnant ; les ruines sont partout. Ce ne sont pas seulement des ruines d'immeubles, ce sont des ruines psychiques ; il y a une dévastation complète des gens ; ils sont dans une difficulté énorme par rapport à leur identité et à ce qu'ils ont pu vivre. Entre les occupations multiples, les régimes, tous plus dictatoriaux les uns que les autres, la présence très puissante des multiples mafias, tout cela fabrique une réalité à la fois sociale, politique et historique ravagée mais aussi une réalité psychique à l'image de ce désastre. C'est comme s'il y avait eu un tremblement de terre.


On retrouve cela au début de La Vie nouvelle, lorsque la caméra se rapproche en tremblant d'un groupe de personnes dans la nuit.
Oui, il s'agit d'un peuple qui traverse la nuit en marchant. On peut alors pensera d'autres formes de regroupements tragiques qui appartiennent au XXe siècle ; ceux liés à la Shoa, à la déportation. C'est une image qui convoque une sensation très complexe, très dense. La Vie nouvelle est fabriquée d'événements de cet ordre.

Quelle importance accordez-vous à la narration ?
Je pense que la structure narrative est comme une fondation ; pour La Vie nouvelle il ne fallait pas « accomplir » la narration, l'inscrire dans une sorte de diégèse mettant en scène la psychologie des personnages. Il s'agissait plutôt d'un soubassement qui permettrait d'attraper quelque chose de la réalité des pays de l'Est et de faire entrer en résonance le chaos extérieur avec le chaos psychique ; tout cela conduit à une inquiétude plus grande, plus archaïque sur la sexualité, sur notre bestialité toujours présente. Ce qui reste du scénario original ce sont des traces qui permettent de tisser un mouvement minimal. C'est la fameuse anecdote d'Hitchcock, « boy meets girl », ou encore les westerns, qui sont exemplaires. Un homme arrive, il y a un saloon, une chanteuse dont il tombe amoureux, les méchants, ils se battent, il ne peut pas avoir la femme et repart dans le soleil couchant.
Le cinéma est fabriqué avec des choses très concrètes et archétypales. Elles nous font comprendre quelque chose de nous-mêmes et du monde ; comment nous l'inventons et le redessinons avec notre propre histoire. Moi, j’aime les films qui nous laissent très seuls face à eux. On voit le film et on se dit « Mon Dieu ! Qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce qui m'est arrivé ? Qu'est-ce que j'ai vécu et ressenti ? ». Pendant mes études de cinéma à l'INSAS j'ai vécu ça devant trois films : Hôtel des invalides de Franju, un documentaire sur le musée des gueules cassées. Je ne comprenais pas ce que je voyais ; j'avais 19 ans et je n'avais vu du cinéma que James Bond et Les Canons de Navarone ; je l'ai aussi ressenti avec Moïse et Aaron de Straub et Huillet et Le Marchand des quatre saisons de Fassbinder. Après bien sûr, on voit Mizoguchi, Pasolini, mais je me souviens de ces films comme trois objets « irréconciliables », comme diraient les Straub.

Une des séquences les plus étonnantes de La Vie nouvelle est filmée avec une caméra thermique. Quel est l'usage premier de cette caméra ?
C'est une caméra qui sert essentiellement aux ingénieurs pour des opérations de résistance des matériaux, pour déceler, par exemple, des défauts dans des pièces. Ces caméras sont étalonnées en fonction d'une échelle de température, entre 28 et 35° ou au contraire 10°. La caméra transforme les variations thermiques en niveaux de gris. C'est une caméra qui n'a besoin d'aucune émission lumineuse.

Vous avez filmé la scène dans le noir complet ?
Oui. Les acteurs étaient dans le noir total, moi seul voyait dans l'objectif. En revanche, il m'arrive parfois de tourner les yeux fermés et ça devient une perception plus animale, instinctive : sen tir le corps de l'acteur, se déplacer, le perdre, revenir sur lui, mais à l'aveugle. Cela peut arriver sur un fragment de mouvement dans une scène. Cette scène, presque originaire, nous est apparue très tôt avec Éric Vuillard, le coscénariste. Nous avions travaillé sur un projet qui s'appelait Une histoire naturelle du mal. Je lui avais demandé d'écrire une scène se déroulant dans la nuit totale, dans une espèce de cécité absolue. Elle se déroulait dans une sorte d'enfer. Il y avait des groupes d'hommes et de femmes accomplissant des gestes énigmatiques, des bouts d'organes au sol, comme les restes d'un festin cannibale ; une chose très ancienne comme une rumeur du fond des âges. C'était une fiction sur nos origines, en rapport avec Totems et tabous de Freud : le meurtre du père par la fratrie, un acte d'une violence extrême qui fonderait la possibilité de toute civilisation.







Mélanie devient une sorte d'animal, comme la féline de Tourneur.
Oui, Cat People est un film qui a travaillé La Vie nouvelle dans cette relation à la bestialité, le fantasme et la transformation. Mélania devient une femme extrêmement dangereuse qui, en même temps, est une victime. Elle est peut-être le diable lui-même ; en tous cas, c'est une figure très inquiète de la sexualité. Mélania est une figure close, qui ne donne rien, et ne semble pas éprouver grand chose. Le jeune Américain va se fracasser contre cette dureté et entendre quelque chose sur la nature de son désir.
La fin est terrible. La caméra thermique, la transforme en une espèce de bête, le corps taché, troué, la bouche entrouverte ; on a l'impression qu'elle avale quelque chose de vivant. C'est une image de cauchemar. Le cinéma est traversé par ces métamorphoses. Lorsqu'un corps très beau devient soudain terrifiant. Il y a cette menace incluse dans la beauté ; la menace de sa dissolution, de sa défaite.

Peut-on la définir comme une créature fantastique ?
Mélania est un corps que Boyan construit, il la manipule, lui tranche les cheveux... Quant à Seymour, il l'invente à partir d'un fantasme, d'un autre corps, celui de la danseuse. Elle apparaît entre les rideaux de perles qui scintillent et elle disparaît ; à ce moment, le fantasme s'est cristallisé pour le jeune Américain. Il n'aura de cesse de le faire passer dans la réalité. Mais on ne peut pas faire passer un fantasme dans la réalité, c'est très dangereux. Cela, Seymour n'en sait rien.

Nous sommes mis en présence de corps et de pulsions très archaïques. La peur que l'on éprouve nous ramène, par exemple, à Murnau et Nosferatu.
C'est le cinéma tout entier qui est fondé sur cette question-là. Aujourd'hui, le cinéma a pris la direction d'une sorte de psychologie besogneuse ou d'un débordement du spectaculaire, des effets spéciaux. Il n'y a plus ce saisissement, cette peur d'être confronté à ce qui ne doit pas être vu, su ou entendu. Dans son principe même de montage, dans la coupe, le cinéma est fabriqué avec ça : 1/24° de seconde plus tard, nous sommes ailleurs, dans un autre possible. Nous sommes sans cesse sous la menace que quelque chose d'autre peut arriver.

Vous cadrez-vous même le film, quelle caméra utilisez-vous ?
Une 35 Arriflex 4S, je crois, très lourde. Nous n'avons pas pu avoir une caméra plus sophistiquée et plus légère. Pour des questions de coût, mais aussi parce que nous nous y sommes pris assez tardivement dans les réservations de matériel. La caméra doit peser près de 25 kilos avec les magasins, mais le poids fait aussi parti de la mise en scène ; il faut opposer à cette pesanteur une force d'arrachement.

Vous n'utilisez pas le Steadicam ?
Non, je n'aime pas ça du tout, j'ai l'impression d'un mouvement de missile.

Et pour la mise au point, le travail des flous ?
Elle est faite par un pointeur. Je lui dis : « là on perd le point, rattrape-le, etc. » Je parle tout le temps quand je tourne, aux acteurs, aux techniciens, à moi-même...

Vous effectuez des changements de vitesses à l'intérieur même des plans.
Oui, au début du film, on descend à 12 i/s puis 8. Lorsque Mélania danse en tournant sur elle-même, les vitesses sont très faibles. Au début c'est à 24 et à la fin c'est 5 ou 6 i/s, lorsqu'elle tourne et se change en une sorte de flamme blanche. C'est un mouvement vibratoire qui aspire la lumière. Mélania devient un trou noir, avec tout ce que cela entraîne de fantasmes.







Tout a été réalisé devant la caméra, sans travail de laboratoire.
La seule chose réalisée au labo, ce sont les noirs très denses. Les noirs sont toujours un problème au cinéma. Soit on éclaire beaucoup pour avoir des contrastes, soit on n'éclaire pas vraiment et les noirs deviennent gris. Comme je voulais des noirs très profonds sans qu'il y ait trop de lumière sur le plateau, tout le film a été transféré sur un internégatif. Ce qui ne se fait pas habituellement. Nous sommes arrivés à cette qualité de noir et de brillance.

Comment avez-vous choisi les acteurs ?
Pour Zach Knighton, le jeune Américain, j'ai fait un casting à New York. Pour Marc Barbé, c'était impossible qu'il ne soit pas là. C'est un immense acteur, quelqu'un avec qui j'ai envie de continuer à explorer, même si je ne sais pas encore sous quelle forme. Pour Boyan, j'imaginais quelqu'un de beaucoup plus âgé. Mais je suis allé au théâtre à Sofia et j'ai vu Woyzeck monté par une troupe de Budapest. J'ai été fasciné par Zsolt Nagy, par la façon dont il bougeait.

Il m'a fait penser à Klaus Kinski. Aimez-vous les films de Werner Herzog ?
Oui, beaucoup : Aguirre, Cœur de verre, Fata Morgana, tous ces films-là. Sa relation avec Kinski était incroyable. On ne peut faire des films que de cette façon. Pour Mélania, je cherchais quelqu'un venant de l'Est, il y a eu un casting à Kiev, Moscou, Prague. J'étais en contact avec une actrice à Kiev, mais ça n'a pas abouti. J'ai cherché ailleurs et j'ai rencontré Anna Mouglalis.

Quelle place accordez-vous à l'improvisation ?
Cela relève davantage de l'énergie. C'est difficile à décrire car c'est très intime. Peut-être même obscène, d'une certaine manière, à exprimer avec des mots. Il y a deux mouvements. D'un côté, quelque chose de très précis : la question de la lumière, les types d'essais, de diaphs, d'exposition, de tirage, de choix, etc. Je travaille aussi avec les acteurs, bien sûr. Ce ne sont pas des répétitions, peut être des conversations, mais en tous cas quelque chose qui se travaille. Cependant, au moment du tournage, nous sommes comme dans l'oubli de ce qui aurait été su. Quelque chose d'autre se met en œuvre. Il ne s'agit pas d'improvisation mais plutôt, même si le mot est un peu pompeux, d'inspiration, au sens d'un souffle. Cela dépasse un savoir faire technique ; il ne s'agit pas de mettre en place le plan correctement, de bien l'éclairer, ou de faire en sorte qu'il n'y ait pas d'ombre de perche. Ça appartient à une part obscure inconsciente ; on filme un peu comme on rêve.

Comme avez-vous travaillé avec Stéphane Fontaine, votre chef opérateur ?
Nous avons fait des essais de pellicule, d'exposition ; je lui ai montré des choses qui me tenaient à cœur, notamment Courbet et Rembrandt pour les noirs et les ors. Je voulais des ors jaunes, à la fois éteints et brillants. Nous avons parlé du soleil qui pendant tout le film serait toujours à l'horizon, n'arriverait pas à monter vraiment. Je voulais également pouvoir filmer dans tous les axes et conserver une grande vitesse d'exécution ; chercher les choses au moment où elles sont là. Il y a une scène assez énigmatique : Barbé est en train de dormir, Seymour boit, entre dans sa chambre lumineuse était une ampoule, au fond de la salle de bains.

La photographie de Sombre était extrêmement risquée ?
Sur Sombre, Sabine Lancelin a rendu possible le choix très radical de sous exposer le négatif. Je ne voulais pas que la sous-exposition soit réalisée au tirage Je voulais que le négatif soit atteint, qu'on ne puisse plus revenir en arrière. Donc, il y a des scènes sous-exposé de deux diaphs, ce qui donne ce côtévo au film. Sabine a tenu courageusement ce parti-pris.
Souvent les techniciens cinéma sont dans des soucis qui ne sont pas ceux du film mais de place, de corporatisme, de carrière. Ils ont une sorte de comportement enfantin ; ils se demandent si les producteurs vont être contents, si dans le milieu on va bien parler d'eux. J'ai l'impression d'avoir affaire à des écoliers qui sont tout le temps en train de lever le doigt pour dire : « c'est pas ma faute si c'est flou, si on voit rien si on n'entend pas. » Moi, d'emblée, leur dis que je ne viendrai pas leur reprocher quoi que ce soit : avançons, travaillons, cherchons. En plus, la productrice avec qui je travaille est complètement derrière moi. On s'aperçoit qu'à travers ce corporatisme, ce savoir faire technique, le cinéma disparaît.je voudrais des techniciens qui ne se protègent pas et s'engagent dans l'idée du cinéma. Moi, je m'expose considérablement quand je fais un film. J'en prends les risques.







N'avez-vous pas peur que l'énergie du tournage se perde au montage ?
J'ai une relation très privilégiée avec Françoise Tourmen, ma monteuse. Nous travaillons ensemble depuis plus de 15 ans. Elle a monté presque tous mes films, d'abord les documentaires, puis Sombre et La Vie nouvelle. On ne se raconte pas d'histoire, on n'est pas en train de vouloir sauver quoi que ce soit.
Pour La Vie nouvelle je ne voulais pas voir les rushes, je n'ai pas vu une seule image de tout le tournage. Habituellement, les metteurs en scène vont voir les rushes, ils les interdisent à tout le monde, à part le chef opérateur ; là, c'était un peu l'inverse, tout le monde pouvait les voir, c'est moi qui n'y allais pas. Je n'ai pas cette espèce de sacralisation de la pellicule, du 35 mm ; moi je tourne en 35 comme en DV.
C'est un élément très important de mon cinéma. Avec ma productrice, on sait où on met l'argent : entre autres, on le met dans la pellicule. Si je veux tourner 10 boîtes, j'en tourne 10 et sans états d'âme, sans me dire que ça coûte cher. Ce n'est pas non plus du gaspillage, il ne faut pas être entravé pour que le geste soit possible. Je gardais mon film dans l'œil. Comme je cadre, je l'avais dans la tête. Chaque image, chaque plan était inscrit dans ma mémoire. Je n'avais pas envie de les voir projetés, je voulais les garder à l'intérieur de moi. Françoise est venue avec nous à Sofia et elle a commencé à monter de son côté.
Quand le tournage s'est terminé, elle avait aussi, d'une certaine façon, fini le montage du film. En tous cas, un mouvement du film. Quand je suis remonté à Paris, j'ai commencé à monter deux jours plus tard. Je n'ai pas voulu voir ce qu'elle avait fait ni même l'ensemble des rushes. J'ai commencé par monter les premières choses tournées, parce que j'ai filmé dans la chronologie. Je ne vois pas comment on peut tourner la fin au début ou le début à la fin.
C'est le côté industriel du cinéma : il faut regrouper toutes les scènes qui se passent dans un même décor. C'est totalement grotesque. Comment penser que l'acteur va pouvoir tourner le même jour une scène de début et une scène de fin. Entre, il y a toute l'épaisseur d'un film, tout ce qui a été traversé par l'acteur, par son corps, par ma propre relation au film. Cette recherche de l'« efficacité »peut fonctionner dans un certain type de cinéma, mais, dans celui que j'essaye de faire, c'est impensable. J'ai donc commencé à monter progressivement, comme si j'avais frayé avec Françoise un nouveau chemin. Le film est au travail constamment, à chaque étape, de l'écriture au mixage. À chaque fois, le film est remis sur la table.

Vous avez dit vouloir réaliser le mixage directement sur le plateau ?
J'aimerais bien, j'y arriverai peut-être un jour. Un plan n'est pas le même si on tourne dans un silence total, avec Vivaldi ou avec de la musique industrielle. Si le son est très fort ou très faible, c'est important pour le jeu et pour la façon de filmer.

La musique a été composée par le groupe Étant Donnés.
Oui, ils ont composé trois ou quatre morceaux, juste en lisant le script. Ensuite, j'ai travaillé avec ce son sur le plateau et tout a été fait au montage. Ils sont venus 15 jours à Paris dans un studio voisin de celui où je montais ; on passait constamment de l'image à la musique. Le son s'est fabriqué par couche, épaisseurs successives, comme une pâte sonore qui enveloppe le film.

Quels sont vos projets ?
Avant de faire La Vie nouvelle J'avais écrit un scénario qui devait se tourner aux USA ; je suis un peu en train d'y repenser mais La Vie nouvelle a beaucoup pris sur ce scénario. Comme je ne voulais pas faire Sombre 2, je ne ferai pas La Vie nouvelle 2. J'ai envie de poursuivre la route, mais en empruntant d'autres chemins.

Propos recueillis par Stéphane du Mesnildot







Publié dans Le technicien du film n° 530, février 2003

dimanche 12 avril 2009

Lucio Fulci : Les morts contre les vivants

Il y a des entités, des choses incorporelles, ayant une double vie, laquelle a pour type cette dualité qui ressort de la matière et de la lumière, manifestée par l’ombre et la solidité.
Edgar Allan Poe

Je crois qu’on peut se mettre d’accord sur l’idée d’une maladie qui serait une sorte d’entité psychique et ne serait pas apportée par un virus.
Antonin Artaud




Représentant l'apogée du gore, Lucio Fulci est bien plus qu'un plagiaire de Romero et Argento, ou une star des vidéoclubs pour les adolescents des années 80. Si l'attrait du cinéaste pour la violence était perceptible dans ses westerns (I quattro dell apocalisse) et ses giallos (Una lucertola con la pelle di donna), quatre films mettant en scène des morts-vivants cristalliseront un univers morbide sans équivalent. Après un premier opus (Zombie 2 – L’Enfer des zombies - 1979) se présentant comme une suite du Dawn ofthe Dead de Romero (bien que, ni visuellement ni politiquement, les deux films aient grand chose à voir), Fulci donnera toute sa mesure dans les films suivants ; trois œuvres entièrement vouées à la violence, la peur, la mort et la corruption. La paura (Frayeurs - 1980), L’aldilà (L’Au-delà - 1981), Quella villa accanto al cimitero (La Maison près du cimetière - 1981), se réfèrent à Lovecraft, Poe et Henry James, mais aussi à Bava (Operazione paura) et à Kubrick (The Shining), et relèvent d'une conception expérimentale du Fantastique.
Fulci conserve de Romero l'idée du zombie comme achèvement du monde, accélérateur de la décomposition. Les villes ravagées de La paura et de L’aldilà trouvent leur origine dans la Thèbes d'œdipe roi, livrée à la peste et à la terreur par l'inceste et le parricide, Oedipe, coupable tout à la fois d'avoir annulé son origine et de s'être uni à elle, et le zombie, qui renaît à partir de sa propre mort, sont des figures d'apocalypse qui révèlent la composition du réel. Dans cet univers clos, les choses se reconduisent en elles-mêmes, allant de dégradation en dégradation. Les pertes et les déchets circulent entre les vivants et les morts jusqu'à en estomper les différences. Les cieux, les murs, la peau, les yeux, les cheveux, partout la liquéfaction est à l'œuvre. L’être humain est sur le point de se dissoudre dans une grande entité : la « mort vivante ». Plus de reproduction mais une prolifération : d'hommes en zombies, de zombies en pourriture, des vers se multipliant, envahissant les corps, la terre, jusqu'à saturer l'air lui-même. Mais, plus loin encore, la décomposition est à l'œuvre dans la matière cinématographique elle-même.
La première scène de La paura, le suicide du prêtre ouvrant les portes de l'Enfer, est vue à travers l'iris d'un médium. Se confondent alors une vision spirite, cinématographique et organique. Chez Fulci, ces trois données sont intrinsèquement liées. Dans L’Au-delà, l'optique se fait le propagateur de la corruption et dans La Paura, l'affect - la peur - devient une entité destructrice qui dévore les organismes et engloutit le support filmique lui-même.

Matières de l'Au-delà



Dans L’Aldilà le propagateur de la « mort vivante » est un peintre sataniste crucifié et emmuré dans le sous-sol d'un hôtel de la Nouvelle-Orléans. Des années plus tard, il n'est plus qu'une créature obscure végétant dans la cave inondée, sans autre vie que celle, élémentaire, de la corruption.
Cette conversion des matières, qui renvoie les choses à des masses abstraites et désagrégées, permet à Fulci de donner sens à un de ses effets favoris : les changements de mise au point à l'intérieur d'un plan, faisant basculer des portions d'image dans le flou. Ces flous, matière optique décomposée, sont comme l'infiltration de la « mort vivante » dans notre monde. Lors des scènes réunissant Liza, la propriétaire de l'hôtel, et Emily, la médium aveugle, Fulci alterne le flou et le net entre les figures. La cataracte de l'aveugle contamine l'image et transforme les personnages en ectoplasmes. Dans le spiritisme, l'esprit se matérialise à travers la chair du médium. « Quand il revêt m corps matériel, il lui faut emprunter ce dernier a. celui du médium dont il dématérialise une partie à cet effet » (1).
Emily va se faire le lien optique avec l'au-delà, lui donner une matérialité. Les masses liquides engendrées par le flou seraient la substance de la mort, latente dans notre monde. Aux Enfers, les deux héros ne trouveront, dans un paysage désolé, que quelques corps pétrifiés au-dessus desquels flotte une brume fluorescente - la mort en suspension, comme évaporée des cadavres. Le cinéma de Lucio Fulci évolue entre des représentations explicites - le gore - et le travail expérimental d'une matière cinématographique propre à l'horreur. En ce sens, les zones de flou chez Fulci ont le même statut que le hors-champ chez Jacques Tourneur : une matrice de conversion du réel au surnaturel.
Dans Orphée, le miroir liquide, porte des Enfers, permettait à Cocteau de travailler le ralenti (comme une densité aquatique de l'image) et les mouvements inversés. Fulci effectue le même travail sur la peinture « infernale » de Schweik, dont il extrait ses outils figuratifs. Pour réaliser la peinture maudite, Schweik a tiré ses matières de l'au-delà. Surface grise, elle s'apparente aux dessins de William Blake, littéralement une œuvre de visionnaire. Pour accéder à la vision des Enfers, les yeux des médiums doivent perdre leurs couleurs, se recouvrir de cette pâte grise et écaillée. Dans la morgue d'un hôpital, une fillette est témoin de la mort de sa mère : un flacon d'acide se renverse sur le visage de la femme et le décompose en liquides jaunes, verts et rouges. Cette expulsion chromatique fait disparaître les couleurs des yeux de l'enfant, plaquant sur son iris la matière de l'au-delà.
L’autre principe que Fulci tire du tableau est celui de surface. Rappelant les aberrations de Lovecraft (l'épouvante géométrique de La Maison de la sorcière), l'Enfer est un piège pictural qui se referme sur les deux héros. Prisonniers de la bidimensionnalité de la peinture, où qu'ils posent les yeux, un seul contrechamp s'offre à eux : le paysage peint par Schweik. La peinture n'était pas une représentation de l'Enfer, elle était l'Enfer lui-même. Lorsqu'ils tentent d'avancer dans le décor, leur regard s'opacifie ; la surface grise du tableau, peinture magique, jamais sèche, « morte-vivante » (nous l'avons vue saigner et transmettre des stigmates), s'est collée sur leurs yeux. Nous sommes à l'extrémité du monde, de tous les mondes, réels ou surnaturels. Il n'y a pas d'au-delà à l'Au-delà.

En eaux profondes



L’héroïne de La paura, Mary, à la suite d'une crise d'épilepsie est « mise vivante en la tombe ». Mary est la première à connaître l'effroi absolu : faire vivante l'expérience de la mort. Ainsi, nous pourrions voir La paura comme la lutte d'une morte-vivante contre la corruption qui la gagne.
Si le thème de l'enterrement prématuré renvoie directement à Edgar Allan Poe et au cycle des fiancées d'outre-tombe, l'univers de Lucio Fulci se rapproche davantage des Aventures d'Arthur Gordon Pym de Nantucket. Anticipant Burroughs et Artaud, Poe montre l'organisme comme la maladie primordiale de l'homme, le livrant au manque et au pourrissement. Passager clandestin dans la cale d'un bateau, Arthur Gordon Pym se réveille en proie à la fièvre, ayant perdu toute notion du temps («j'avais du dormir pendant une période de temps tout a. fait insolite »). Un morceau de viande gagné par la putréfaction devient la seule mesure temporelle : il indique que nous sommes entrés dans le royaume de la mort vivante. Arthur Gordon Pym est littéralement cerné par un monde devenu invivable : une tombe marine où s'infiltre le sel et la corrosion, sans autres vivres que des viandes en putréfaction et des alcools abrasifs. Dans l'obscurité chaude et molle de la cale, il avance en tâtonnant ; vivant au pays des morts, va-t-il se laisser glisser, se livrer à la multitude, au « ver conquérant », pour échapper à la solitude ? Chez Lucio Fulci, le monde devient l'objet d'une lutte entre deux forces : le vivant, le solide, et un passé en action dont les agents sont la déréliction, le pourrissement, l'effritement. La peur est alors autant un affect qu'un instrument de l'entropie et dirige les figures dans leur plus grande perte d'énergie.
Chez Fulci, le gros plan est toujours une plongée dans la matière du visage. Les personnages s'accordent à un univers en perpétuelle dissolution : yeux fiévreux, peau luisante de sueur, maculée de terre et de sang. En proie à la terreur, le visage devient un paysage où le cinéaste traque les signes de la ruine. Fulci va pousser à leur extrême les manifestations physiques de la peur, de l'agitation de la figure à sa destruction. La peur devient un bouleversement organique qui fait littéralement surgir les corps d'eux-mêmes. Dans Quella villa accanto ail cimitero, le Dr. Freudstein a pour organisme un grouillement de vers et de pourriture et doit nourrir ses cellules mortes avec de la chair humaine. Son pouvoir réel se situe pourtant ailleurs, dans son existence aberrante ; le mort-vivant est un passé en devenir qui désagrège le tissu du réel. Le petit garçon survivant est piégé à jamais dans le passé, un XIXe siècle suranné, parmi les fantômes de la famille Freudstein. La nature du mort-vivant est toujours double, entre le corps tangible et une dimension bien plus abstraite.

Ennemis intimes



Si la décomposition des chairs et les scènes de repas cannibales maintiennent les zombies dans la tradition naturaliste de Romero, Fulci les désigne également comme fantomatiques et immatériels. Ils apparaissent sur le mode du clignotement, selon le principe de l'escamotage inventé par Méliès (2). Les morts vont vite, se déplacent avec l'instantanéité du photogramme. Le mort-vivant représente une « saute » du temps et du monde. Telle la durée « tout à fait insolite » du sommeil d'Arthur Gordon Pym, ou encore le réveil de Hunter Thompson dans une chambre retournée à l'état sauvage dans Las Vegas Parano (Terry Gilliam), le mort-vivant est un raccord catastrophique qui nous fait voir l'intérieur du temps. La ruine et la pourriture apparaissent alors comme un haut-le-cœur du monde.
Ce dévoilement est à l'œuvre dans la scène la plus célèbre du cinéaste, lorsque le prêtre apparaît à un couple d'amoureux (3). La jeune fille, tétanisée par le regard du mort-vivant, commence par pleurer des larmes de sang, puis se vomit elle-même : intestin, foie, entrailles. Le prêtre agit comme un aimant qui attire à lui l'organisme de sa victime. Cette violence s'effectue par les zones classiques de mise en péril de la figure : les yeux et la bouche, cavités molles et humides, menant à l'intérieur du corps. En inversant la violence de l'intérieur vers l'extérieur, Fulci montre le corps comme notre ennemi intime. On peut voir l'origine de cet effet dans l'éclatante guérison du lépreux de L'Évangile selon Saint-Mathieu de Pasolini. Mais ici le miracle est inversé : chez Fulci, les hommes d'église ont conclu des pactes avec le diable et leur apparition propage la chair malade.

Et tu vivras dans la terreur...



Le mort-vivant n'amène pas dans le monde une religion, mais une « déliaison ». Chaque chose, chaque apparition, chaque acte est dominé par la Peur, rendant impossible tout enchaînement, toute alliance, toute création nouvelle. La peur est cette « maladie », « entité psychique » se générant elle-même : peur de la peur de la peur... Le film se conclut par l'image classique du couple remontant à la surface, après avoir combattu les monstres dans les entrailles de la terre. Un enfant, à qui ils ont porté secours, court vers eux. Peu à peu, alors
que l'enfant se rapproche du couple, leur joie laisse place à la terreur. Entre le couple immobile et l'enfant courant au ralenti, les plans, avec une mollesse suffocante, semblent s'écraser les uns contre les autres, sans jamais atteindre l'image qui réunirait les trois personnages. La fin classique du cinéma d'horreur voyant un couple se former dans une aube salvatrice, la présence d'un enfant comme reconduction de l'humanité, vole en éclats. À la lisière du plan qui devrait rendre effective la formation du trio, l'image de l'enfant se fige et le film s'achève sur un effet des plus surprenants : des veines dessinées fendillent la pellicule et la font disparaître dans le noir. Une seule et même force de destruction est à l'œuvre, que ce soit dans les scènes gore (la jeune fille vomissant ses entrailles) ou dans ce dernier plan où le film abolit son propre support : plus rien ne peut se lier, ni les ligures entre elles, ni ce qui les compose. Les morts mangent les vivants : le film de zombie, porte, dans son principe même, son anéantissement.
Ainsi, l'horreur, dont la trajectoire décline différentes possibilités d'enfantement du vide, s'exprimerait avant tout par la figure d'une trouée. Comme Arthur Gordon Pym, comme les camés de Burroughs, ou les corps disséqués de Poppy Z. Brite, les figures du film d'horreur connaissent « la privation atroce du sevrage » et l'assoiffement des cellules, de terrifiants devenirs-cadavres, la terrible attraction des déchets et des proliférations insoutenables. Le monde qui va suivre n'est plus alors celui de la pulsion, mais un jardin de chair apaisée. Plus d'action ni de mouvement, mais, dans une immobilité végétale, des éclosions, des saignements, des écoulements. La chair est libérée de son attelle osseuse, de sa résistance à la nature. Mais, de cette apocalypse silencieuse, nous ne verrons rien, car ce monde n'appartient plus aux êtres humains.


Stéphane du Mesnildot


1. Docteur Paul Gibier, Les Matérialisations de fantômes (La pénétration de la lumière et autres phénomènes psychiques), éditions Henri Durville, Paris 1900.
2. La légende veut qu'après une panne de caméra, Méliès ait vu un fiacre se changer en corbillard.
3. Le garçon n'est autre que Michèle Soavi, futur réalisateur de Dellamorte Delamore.


Paru dans Simulacres n°5, Septembre 2001


samedi 11 avril 2009

China Girl 1


Carrie, Brian De Palma, 1976

Volupté noire ! Des sept péchés capitaux,
Bourreau plein de remords, je ferai sept
couteaux,
Bien affilés, et comme un jongleur insensible,
Prenant le plus profond de ton amour pour
cible,
Je les planterai tous dans ton Cœur pantelant,
Dans ton Cœur sanglotant, dans ton Cœur
ruisselant !
Charles Baudelaire. "A une madone "







La lycéenne américaine à l'âge de sa reproduction mécanique


Pour Brian De Palma, il faut toujours accéder à une intériorité de l'image, mettre au jour son anatomie. L'image chez De Palma serait totalement ouverte, visible, la caméra liant en une continuité absolue présent et passé, intérieur et extérieur, la réalité du monde et sa représentation mentale.
Comme la définit Nicole Brenez, Carrie est le « monstre intérieur » (1) du féminin, l'envers sanglant de la frise étincelante des jeunes filles dessinée par le travelling du générique. Dans Shining, Stephen King ouvre un panorama temporel allant jusqu'à la période de la Prohibition (2). Mais l'Overlook, comme lieu de permissivité au cœur de la Prohibition devient pour Jack Torrance le territoire fantasmé où il peut libérer ses pulsions alcooliques, transgresser l'interdit. L'hôtel, cœur négatif du monde, dévoile le meurtre dans le mariage, l'infanticide dans l'amour paternel. Dans Carrie également, la crise intime, les premières règles, entraînent un mouvement régressif vers un monde originel, violent et primitif.
Au cœur de la modernité (ces microcosmes qui constitueront le décor usuel du cinéma fantastique des années 70/80) se dresse la Maison White : une bâtisse gothique réminiscente des anciennes demeures de la Nouvelle Angleterre. Les bougies, les icônes, l'antique matériel à couture, les vêtements noirs de prêcheuse de Mme White font revenir les fantômes de Salem, de l'intolérance et de l'obscurantisme. De Palma avance plus loin dans le décor et découvre dans un placard une idole atroce : une statue de Saint-Sébastien aux cheveux roux et aux yeux phosphorescents retournés par l'extase. Au fond du musée réside ce fétiche, aussi innommable et maléfique que le portrait de Carlotta la sorcière. Lorsque les yeux écarquillés les mains jointes, tremblante, Carrie s'agenouille devant la figurine, elle rend hommage à la Terreur elle-même. Dans le placard des cauchemars d'enfance, la peur resserre toutes les parties du grand corps américain. 
De Palma fait l'archéologie de l'Amérique contemporaine, celle des quartiers résidentiels, des High Schools, de la destruction de la jeunesse et des soap-operas aliénants, pour s'interroger sur l'origine de ce néant. De quel secret monstrueux ce vide est-il le paravent ? La pensée primitive qui fonde le monde de Carrie implique le renvoi des figures à l'archaïsme : de l'être humain est dégagé un animal, un vampire, un automate, et les actes se font rituels, sacrifices. De la découverte d'un secret, celui de ses règles jalousement gardé par sa mère, Carrie, comme les médiums de The Fury, va dessiner l'écorché du corps social américain.


Métamorphoses du vampire



Regardant le sang sur ses doigts, la jeune fille se flétrit soudain. Son corps semble redéfini par la fluidité des fondus enchaînés, modelé par le relâchement de l'orgasme. Carrie devient cet embryon livide aux cheveux d'algues. Que dévoilerait une autopsie ?
Peut-être des organes blancs d'animal marin, de méduse comme la nomme Sue dans le roman ("Tu saignes, grosses méduse !"). La masturbation a expulsé un double semblable aux siamois inachevés des toiles d'Egon Schiele ou à la succube végétale accrochant ses racines à l'adolescente de Body Snatchers d'Abel Ferrara.
Les premières règles ont brisé la continuité de la figure et de son univers (King nomme cette rupture "la fission"), scindant l'anatomie de la jeune fille : d'un côté la chair, les organes, de l'autre, le sang et les os. Carrie, recroquevillée sous les tampons et serviettes, pourrait faire glisser ce corps devenu déchet et disparaître tout entière par la bonde des douches. Sur le podium du bal, deux armatures assureront la relève du corps et sa tension : le sang et le cri. La stature est alors rigide : Carrie se dresse, les bras tendus le long du corps et les mains crochus. De Palma superpose à la jeune fille la figure du premier vampire du cinéma. Remontant l'imaginaire archaïque du sang, De Palma, reproduit dans le corps de Carrie les figurations opposées de Nosferatu : la mollesse, l'invertébré et le calcaire, l'osseux. A l'origine de la méduse, jumelle de Carrie, l'animal observé au microscope dans Nosferatu : «Et ici un polype avec ses tentacules. Translucide, quasiment sans substance, presque un fantôme ». Dans son Nosferatu, Herzog s'en souviendra en transformant Kinski en fœtus au crâne mou, glissant dans la nuit comme dans les profondeurs marines. Le chemisier de soie, les longs cheveux blonds de la jeune fille qui se peigne au début du travelling sur le vestiaire évoquent moins une lycéenne américaine que les victimes en déshabillés de la Hammer. Consciemment ou non. De Palma reproduit le système figuratif à l’œuvre dans la trilogie Hammer inspirée de Carmilla de Le Fanu. 
Le vampirisme se propage à travers l'homosexualité (The Vampire Lovers), la communauté (le pensionnat de Lust for a Vampire), la gémellité (Twins Evil). Le vampire est le parasite de structures féminines exclusives qu'il ne parcourt que pour les verrouiller. Carmilla n'a guère plus d'identité individuelle que Carrie, elle est avant tout un lieu de passage, la reconduction infinie de la féminité. L'une des plus belles compositions de The Vampire Lovers montre Carmilla et sa compagne, de dos, parfaitement symétriques, reproduisant le tableau de Magritte où un homme face à un miroir voit son envers se refléter. Le vampire est le reflet intérieur, l'intime étranger, la part de nous-mêmes qui toujours nous échappe. Dans Lust for a Vampire, quelques gouttes de sang, dont il n'a jamais été aussi primordial qu'il soit de vierge, délimitant un territoire fermé à l'homme, permettent la création complète de Carmilla. La vampire incarne le phantasme d'une femme totalement étrangère à l'homme, tant dans la naissance que dans la reproduction. Ainsi, le désir, la première morsure, est insufflé à cette statue de marbre aux yeux vides, par sa future victime posant un baiser sur son cou. Carmilla, Marcilla, Mircalla, les anagrammes de la femme vampire désignent une femme originelle se reproduisant à travers son propre reflet. C'est avant tout un semblable principe de contamination qui donne à Carrie sa dimension vampirique : se masturbant au fond de l'image, elle capture les jeunes filles dans son rêve, accorde leurs mouvements et diffuse la vapeur laiteuse qui fait iriser les serviettes blanches. Dans le cinéma de Brian De Palma, la masturbation est sans doute la plus logique des activités sexuelles. Les adolescents vaniteux et bricoleurs - Jack Terry (Blow Out), Peter Miller (Dressed to Kill), Ethan Hunt (Mission : Impossible) - sont tous habités d'une joie masturbatoire sauvage, préférant tuer leurs objets d'amour et à jamais faire passer leur image dans leurs circuits auto-érotiques. L'image chez de Palma dévoile des doubles- fonds, s'ouvre en flash-back, rêveries érotiques, se découpe et s'analyse à l'infini, mais, profondément claustrophile, ne va jamais chercher hors de son cadre ses objets de plaisir. Dans Carrie, le plaisir féminin est autonome ; pour Sue et Chris, les garçons représentent tout au plus un relais, un instrument. Toutes deux entretiennent avec le plaisir un rapport très sadien (Sue et Chris comme des Justine et Juliette américaines ?). Chris jouit clairement dans le Mal tandis que pour Sue, d'une façon plus ambiguë, le plaisir du Bien passe par la mortification (si Chris est l'ange du Mal, Sue serait un "bourreau" du Bien). La mort de Tommy annule la possibilité d'un couple hétérosexuel heureux (la danse de Carrie et Tommy est sans doute la scène la plus tendre jamais filmée par De Palma). Carrie doit conserver sa position de bannie, à la virginité comme une coupure phobique avec le monde masculin, pour permettre la soudure hermétique de la communauté féminine.


L'intouchable




Par bien des aspects, Carrie assume le rôle de la victime "sacrée" : celle dont l'exclusion permet la cohésion de la société. Son mode de représentation sera alors l'estompage, le ton sur ton. La figuration de la menace chez Brian De Palma, provient toujours du refoulé, de ce qui affleure à peine la surface de l'image. Carrie, blanc sur blanc, comme au bal elle sera rouge sur rouge, ferait office de bonde, une spirale de vide au fond des plans. Au fond de la classe de littérature, elle lance un charme à Tommy. 
« It's beautifull ! » Murmure t’elle à propos du poème que vient de ridiculiser un professeur. De Palma, usant d'une longue profondeur de champ, raccorde les deux visages : celui de Tommy en gros plan et Carrie derrière lui, la tête baissée et les yeux fermés. Les sourires carnassiers du garçon, le pétillement des yeux s'évanouissent, comme aspirés par la réserve du visage de Carrie. Tommy flotte un instant dans le vague, dans les eaux brouillées que fait naître la pâle figure à l'arrière plan. En la rejetant, en niant son existence, les jeunes filles ont construit leur monstre, leur propre négation, une zone de néant prête à les avaler. La main sanglante de Carrie transmet à Sue une malédiction, celle de l'incolore. Sue est gagnée par la langueur et la mélancolie des victimes des vampires : « translucide, quasiment sans substance. Presque un fantôme ». Carrie, par sa nature fantomatique, son absence de contour, sa transparence tend vers un devenir imperceptible lui permettant d'étendre son spectre sur les objets du contre-champ. Dans la scène du massacre, Carrie ne projette plus le blanc qui nimbe, caresse et unifie les lycéennes mais le rouge. La fureur d'une intériorité dévastée désarticule alors les jeunes filles comme des poupées.
Sissy Spacek replie son corps puis, de ce caillot écarlate, une nouvelle figure émerge. En renaissant d'elle-même, en dévoilant son écorché, Carrie retourne l'image. Carrie claque les portes de la salle de bal, referme tout accès à un contre-champ qui lui serait étranger. En faisant éclater les projecteurs bleus, elle plonge la scène dans un monochrome rouge. Plus rien n'est désormais extérieur à la figure, le sang unifie le champ et le contre-champ. Pendant que Billy accrochait le seau aux poutres du gymnase, quelques gouttes de sang sont tombées sur la lampe torche de Chris. Le sang sacré, vampirique, a contaminé la lumière. La lumière projetée n'est pas alors rouge mais sanguine. « Jamais de rouge mais du sang » pourrait être un des credo de De Palma. Le massacre du bal, filtré par le sang du porc, est soumis à une raréfaction sensorielle. Carrie déchaîne une violence autiste, assourdie, comme émanant d'une pensée embryonnaire. La méduse, dans son rêve aquatique, étend ses tentacules.



Les corps sacrés




Avant que Miss Collins, la professeur de gymnastique, n'ait pu expliquer à Carrie la cause naturelle de l'hémorragie, le sang s'échappe par la bonde, gagne une autonomie maléfique pour circuler dans l'intériorité du film. Empoisonné par la mauvaise interprétation, le sang de Carrie, entre sa perte et son retour, contamine le film, devient pure couleur (la casquette de Norma, les lèvres de Chris) et passe par le corps d'un animal (un porc).
Carrie s'est masturbée dans la douche du gymnase et au moment de l'orgasme le sang est apparu. Désormais, le sang viendra toujours couronner la jouissance. Mais de façon évidente, le sang provoquera aussi l'orgasme. L'union du plaisir et de la douleur est symbolisée par le poteau des douches. La structure de métal hérissée de pointes, évoquant l'instrument d'un donjon SM, devient le pilori où la féminité de Carrie va être martyrisée et fait écho à la statue du Saint-Sébastien (dont la colonne est d'ailleurs absente). 
A travers Chris Hargensen, Nancy Allen interprète la sexualité rouge, le plaisir absolu et transgressif. Chris scande par des cris de plaisir la mise à mort du porc et passe sa langue sur ses lèvres avant de donner le coup de corde fatal. Le gros plan de la bouche de Nancy Allen renvoie à la fellation de Billy, se concluant par « 1 hate Carrie White ». Chris communique son plaisir à Carrie en provoquant une éjaculation sanglante sur la jeune fille. Celle-ci, dont la jouissance ne cessait de monter tout au long de la cérémonie, reçoit avec un spasme la masse liquide. Carrie retournera à l'origine de cette circulation de plaisir et de sang en une scène incestueuse, parmi les plus audacieuses jamais filmées par De Palma. Carrie fait revenir le plaisir de sa conception sur le corps de sa mère : chaque couteau est une pénétration accueillie par des râles de jouissance.
Le sang peut tomber avec une telle précision sur Carrie, épargnant presque Tommy qui se tient à côté d'elle, parce qu'il n'a jamais cessé de lui appartenir. Dans le retour du sang à sa source, Chris semble moins un agent autonome qu'un médium, un câble de transmission symbolique. Pourquoi Chris et De Palma ont-ils besoin de sang véritable alors que de la peinture rouge suffirait ? Le sang, entant que pur élément plastique, intéresse certainement moins De Palma que la violence de son trajet. La honte liée au sang des menstruations, s'in Carrie dans un porc, l'animal symbolisant le déchet, la saleté. Un épisode de la Bible (Jésus transférant dans un porc le démon tourmentant un jeune homme) explique la popularité de l'animal dans le cinéma d'horreur (voir The Exorcist).
 Le caractère sacré de Carrie et de l'animal est d'abord signifié par une représentation. Le visage de Sissy Spacek s'inscrit dans une fenêtre du gymnase au-dessus d'une caricature et du graffiti CARRIE WHITE EATS SHIT. Le recours à 1’abjection, « Carrie White mange de la merde », abaisse déjà la jeune fille vers l'animal. Les peurs primitives qui fondent la religion s'incarne Mme White. Pour la mère de Carrie, la sexualité équivaut à la bestialité : les seins se transforment en mamelles et les garçons en chiens reniflant les femelles. Via Stephen King, De Palma s'inscrit dans un naturalisme très présent dans le cinéma d'horreur (voir les Frankenstein de Terence Fisher où le trajet des pulsions démembre le corps social). Les porcs, quant à eux, sont enclos derrière des palissades couvertes de fresques les représentant. De Palma dessine un circuit partant de la ieune fille, traversant un animal pour revenir à son origine. Le sang, rendu visible, est un tabou brisé (« Sa fluidité concrétise le caractère contagieux de la violence » -4 ). Les croyances archaïques lient fortement le sang menstruel à la violence et aux sacrifices animaux chargés de la conjurer.
L'acte de Chris dépasse la simple humiliation. Chris et sa bande pénètrent par effraction dans un temple (les fresques désignent le caractère totémique de l'animal) pour commettre un sacrilège. Il faut restituer l'unité du monde brisé par Carrie, stopper la maladie que Carrie propage. Carrie se transforme en principe d'exclusion. Elle devient la fille préférée de Miss Collins, fait renvoyer Chris, prend la place de Sue au bal et envoûte son fiancé. Le travelling des douches unit les jeunes filles en frise, puis isole un élément étranger. La composition reproduit la scène de l'audition de Phantom of the Paradise lorsque Phoenix danse devant la file de postulantes. L'exclusion trouve son retournement dans l'élection : celle qui était toujours rejetée peut désormais se substituer à toutes les filles. La malédiction de Carrie se transmet avec la rapidité d'une épidémie de vampirisme.
« Les interdictions compulsionnelles sont susceptibles d'extraordinaires déplacements, elles s'étendent d'un objet à un autre à la faveur de n'importe quelle connexion et rendent aussi ce nouvel objet -impossible" [...]. L'impossibilité, à la fin, s'est emparée du monde entier. Les malades se comportent comme si les personnes et les choses "impossibles" étaient porteuses d'une dangereuse contagion prête à se transmettre par contact à tout ce que se trouve dans le voisinage. [...] Nous savons également que quiconque a transgressé un tabou en touchant quelque chose qui est tabou, devient lui-même tabou et que personne ne peut entrer en contact avec lui. » 4
Pour briser la malédiction lancée par Carrie, sortir de ce monde désormais impossible à vivre, l'effraction du tabou doit être reproduite et déplacée sur un mode symbolique. Carrie récupère un sang devenu une pure matière sacrilège, rendu à la violence primitive, Pour que le cycle s'achève, Carrie devra anéantir dans le matricide sa propre origine. La quête d'une origine du Mal est l'un des thèmes majeurs du cinéma des années 70. Dans Apocalypse Nw. le meurtre du père, le Dieu de la Guerre, est couplé avec la mise à mort d'une vache sacrée. Plus tard, cette quête deviendra celle de Kat dans The Addiction d'Abel Ferrara remontant le trajet du sang jusqu'au terrible besoin animal.


Bates High School





Deux mères s'affrontent dans Carrie : Mme White et Miss Collins. A la répression du corps et du plaisir représentée par Mme White semble s'opposer Miss Collins la "bonne" mère dont les punitions sont justes, qui modèle le corps des jeunes filles et les fait passer à l'âge adulte. Alors que de Mme White ne sont visibles que le visage et les mains, le reste du corps disparaissant sous des capelines noires et des chemises de nuit blanches, le corps de Miss Collins est épanoui. Un short laisse ses jambes nues, son visage est maquillé et sa poitrine est opulente.
On pourrait croire que Miss Collins veut tirer Carrie hors du territoire stérile de la Maison White pour l'intégrer à la matrice fertile de l'Amérique moderne. Mais l'opposition est illusoire : la Maison White est à l'origine du vaste principe reproductif que représente l'école américaine. L'atmosphère puritaine, la haine de la sexualité, les hurlements d'une mère folle, l'enfant martyre, renvoient directement à Psycho et seraient comme le dévoilement de l'enfance de Norman Bates (Le lycée se nomme d’ailleurs Bates High School). Mais en substituant à Norman une jeune fille. De Palma place la terreur dans la reproduction, la reconduction organique. Plus besoin de tuer la mère, de l'empailler, d'enfiler ses robes : de mère en fille, le travesti est absolu, colle à la peau. La demeure de Carrie est une maison de poupée où la couture a remplacé la taxidermie de Norman Bates. Le corps de Margaret White semble en tissus, son visage en cire (comme celui d’Ethan Hunt sera plus tard en caoutchouc), ses cheveux en bourre de fauteuil. 
 L'univers gothique permet à De Palma d'en faire revenir les créatures, non seulement le vampire, mais aussi l'automate du romantisme allemand (L'Homme au sable de Hoffmann, fidèlement adapté dans Body Double) et du cinéma expressionniste (Caligari). Descendant l'escalier, dodelinant de la tête, un sourire dément figé sur le visage, Margaret White évoque une marionnette à laquelle on aurait greffé le mécanisme d'une machine à coudre. Le couteau qu'elle soulève et abaisse ressemble à une aiguille emballée (5). 
Dans la Maison White se trouve le mécanisme de reproduction archaïque de mère en fille dont le lycée donnera la version industrielle. Entre la mère et la fille, il y a ce corps sans identité : le mannequin sur lequel on coud sa nouvelle peau (la robe de bal de Carrie). De Palma raconte le passage de la poupée de chiffon grossière à la Barbie au corps en plastique, performante, fabriquée en série. Le corps, fabriqué à la chaîne pendant les cours de gymnastique, entre dans un système capitaliste.
Déterrant les racines, puritaines, gothiques de la société américaine. De Palma donne sapropre version de De Caligari à Hitler. L'hypnose, la manipulation d'un somnambule-automate trouvaient leur correspondance dans les mises en scènes géométriques de la foule hitlérienne par Lenie Riefenstahl. De la même façon, les automates de la Maison White conduisent à la représentation d'un corps social mécanisé. En choisissant l'abeille comme totem du bal. De Palma peint la société américaine comme un essaim, une entité sans conscience. De Palma habille les jeunes filles avec des tenues de sport jaunes et noires et transforme le lycée en ruche, en matrice du monde capitaliste.
Les lieux, caractéristiques de De Palma, se raccordent monstrueusement, confondent leurs fonctions : rien ne différencie les palais et théâtres de Swan (Phantom of the Paradise} et les espions de Mission : Impossible semblent retourner éternellement à la même chambre d'hôtel. Ici, la salle de bal et le gymnase sont un seul et même lieu. Le système prend en charge les jeunes américains, façonne leur corps, les distribue par couples, assume leur reproduction. Le cinéma de Brian De Palma est le fruit des mouvements de contestations des années 60, contemporain par exemple des thèses révolutionnaires de David Cooper. Dans Mort de la famille, Cooper écrit : « Le pouvoir de la famille réside dans sa fonction de rouage social [...]. Ainsi trouvons nous l'organisation familiale reproduite dans les structures sociales de l'usine, du syndicat, de l'école primaire et secondaire, de l'Université [...]. En d'autres tenues, la famille, telle que la société la métamorphose, rend anonymes les gens qui travaillent et vivent ensemble dans n'importe quelle institution : elle les sérialise et les parque dans un groupe indifférencié » (6).
 Reprenant l'archétype du conte de fées américain (Cendrillon), De Palma joue avec le désir de Happy End du spectateur. Tournoyant sous les étoiles, nous avons perdu la tête et étions prêts à croire que l'Amérique protégeait ses exclus et les transformait en reines. Mais au douzième coup de minuit les illusions tombent et la reine se transforme en sorcière ; Cindirella devient Bloodirella. La larme de commisération du spectateur se mue en une éclaboussure sanglante. A travers le regard écarlate de Carrie, la bonne fée éclate de rire : tout ceci n'était qu'une farce. Le bal est le lieu d'une apocalypse, d'un dévoilement. De Palma nous fait passer derrière la grande représentation et découvre les coulisses et à la machinerie.
 A travers la salle de bal, représentation en trois dimensions du drapeau, De Palma anatomise l'image de l'Amérique. Sous les étoiles argentées suspendues au plafond, balayés de lumières rouges et bleues, Carrie et Tommy valsent comme les figurines d'une boîte à musique. Dans Phantom of the Paradise, l'immense drapeau du tribunal recouvre l'erreur judiciaire et la corruption, tandis que dans Blow Out il devient la scène du meurtre, le fond de l'image interdisant toute issue à l'innocent. A la façon des drapeaux en à-plat de Jasper Jones (un lycéen porte même un smoking en trompe-l’œil). De Palma met en scène une image critique : le martyre de Carrie, permet une miniature de l'état américain au milieu des années 70. Le poème plagié de Tommy et les élections truquées évoquent évidemment Nixon et le scandale du Watergate, tandis que la machination orchestrée par Chris et Billy renvoie à l'assassinat de Kennedy (Jusqu'au jeu de mot visuel d'une "Baie des cochons"), sans parler de la Maison White (la Maison Blanche) hantée. Le rapport était déjà présent chez King qui comparait Tommy à Lee Harvey Oswald, instrument ambigu d'un complot qui l'élimine sitôt son rôle exécuté. La symbolique dont use de Palma en plaçant sous la scène les conspirateurs est ironique et presque trop évidente : derrière le clinquant, les artifices, le Mal tire les ficelles. La Grande Scène depalmienne réalise le phantasme de la vision totale d'un événement - mettons l'assassinat de Kennedy - se disséquant, s'analysant sous nos yeux.




Tout n'est plus que rouages, mouvements d'horlogerie, synchronisme. Le temps prend une épaisseur étouffante, le ralenti apparaissant comme une coulée de fatalité. Carrie est nommée Cassie par le directeur de l'école, c'est-à-dire Cassandre. Le lapsus (présent dans le roman) permet à De Palma d'introduire la notion d'oracle : du temps est extrait un automate, un enchaînement de gestes fatals. Dans Agamemnon, Eschyle circonscrit la réalisation de l'oracle (7) à l'intérieur du palais devant lequel se tient Cassandre, les yeux fixes, immobile et droite face au public (ce sera l'apparence de Carrie dans le gymnase en flamme). Le palais délimite un espace dégagé de la temporalité humaine, le lieu d'un futur révolu, d'un passé en devenir, où le seul mouvement possible serait la répétition.
 Carrie est dans la même situation que Carlito se débattant à l'intérieur du flash back pour échapper à la balle qui le foudroie au début du film. Le sang qui rattrape Carrie et la redéfinit en monstre, en sorcière, assassine la jeune fille belle et aimée qu'elle était en train de devenir. La nature mathématique, mécanique, de la scène renvoie les personnages à une certaine inconscience, qui est celle on l'a vu des automates, des somnambules, mais également à une totale culpabilité. En poussant Sue hors de la salle de bal, Miss Collins exclut ce qui pourrait empêcher la réussite de la machination : elle referme autour de Carrie l'étau de l'oracle. Le sacrifice peut s'accomplir, que tout soit déposé sur l'autel : «cœur, entrailles, la victime entière ». De Palma monte l'exhalation du souffle de Miss Collins refermant les portes du gymnase avec la chute du seau de sang. Le raccord a valeur de mise en accusation de Miss Collins et avec elle des autres personnages "positifs" (Sue et Tommy). Loin d'être une vision paranoïaque, le kaléidoscope de la foule riant aux éclats redéfinit l'ensemble des personnages comme coupables. La vision de Carrie épouse celle des victimes des massacres fondateurs et des guerres éloignées (la réalisation de Carrie suit de peu la fin de la guerre du Vietnam).
Carrie reviendra encore une fois à travers le corps martyrisé de la Vietnamienne ensanglantée, titubant sur le pont de Casualties of War. En plongeant le bal dans un monochrome écarlate, Carrie révèle la véritable couleur de l'Amérique. Dans l'histoire du pays, comme dans ce bal truqué, tout est mensonge, traîtrise, massacre des innocents. Il n'y a de réel que le sang.

Stéphane du Mesnildot



1 Nicole Brenez, De la figure en général et du corps en particulier. De Bueck Université, 1999, p.329
2 A laquelle Stanley Kubrick ajoutera la légende des colons perdus se dévorant entre eux et le site d'un cimetière indien, symboles encore plus explicites du génocide fondateur.
3 René Girard, La Violence et le sacré (1972), Pluriels, 1994, p. 55.
4 Sigmund Freud, Totem et Tabou. Pavot. Ce passage pourrait également servir de scénario à Mission : Impossible.
5 Avec Christine, Stephen King écrira un remake de Carrie où c'est le sang lui-même qui se transforme en entité mécanique, sous la forme d'une Plymouth Fury rouge dont la radio ne diffuse que de l'antique Rock n'Roll.
6 David Cooper, Mort de la famille (1971), Point-Seuil, 1975, p. 6. Un des chapitres
s'intitule ironiquement "Affamons nos porcs".
7 L'assassinat d'Agamemnon par sa femme Clytemnestre.

Paru dans Simulacres n°1, Automne 1999







lundi 6 avril 2009

Adolescents interrompus

Elephant (Gus van Sant 2003) 
Gerry et Elephant, gestes artistiques radicaux et singuliers, marquent le retour à l’indépendance de Gus Van Sant après son passage dans les grands studios le temps de Good Will Hunting et Finding Forrester (Psycho étant un cas résolument à part). Pour l’auteur de My Own Private Idaho, travailler hors des studios dépasse la simple notion d’économie. Il lui faut, comme une résistance aux divertissements virtuels hollywoodiens, s’"expatrier" cinématographiquement ; en Hongrie chez Bela Tarr, dont les étendues spatio-temporelles en déréliction ont inspiré Gerry, en Grande-Bretagne chez Alan Clarke, réalisateur de l’Elephant original (*1), terrifiante vision d’un pays livré à l’algèbre de la mort et de la terreur. Il n’est pas question ici d’emprunt ou d’un geste post-moderne, mais de la recherche de l’expression juste. Comment représenter le paysage mental dévasté de l’Amérique du 11 septembre ? Comment, au-delà de l’interprétation psychologique, poser la question du massacre de Columbine ?

Quelque chose a mal tourné...

 

En filmant l’errance dans le désert de deux jeunes garçons, Gus Van Sant explore la désagrégation du pays après le 11/09. La brisure du réel était déjà à la base de My Own Private Idaho qui expérimentait, de façon presque littérale, la "crise de l’image action" deleuzienne ; dès qu’un élément ramenait Mike (River Phoenix) à son roman familial tragique, il sombrait dans un sommeil pathologique (la narcolepsie) et se réveillait dans des endroits inconnus. Toute action du personnage sur le monde était rendue impossible, et le monde lui-même n’existait plus que par éclipses. Alors que Scott (Keanu Reeves) reprenait sa place parmi les grands prédateurs du capitalisme (c’est donc aussi à cela que lui aura servi son expérience dans la prostitution), Mike était plus que jamais désaccordé.

C’est une crise semblable aux attaques de sommeil de Mike qui saisit Casey Affleck et Matt Damon au début de Gerry : une course irraisonnée leur fait quitter le sentier balisé des randonneurs et les projette dans le désert, le "Grand nulle part" sans forme ni repères. Dans My own Private Idaho, le paysage, une route dotée d’un sourire, provoque la première crise de Mike. Dans Gerry, le vide métaphysique du désert déclanche la course ; les deux personnages courent vers le désert comme on s’abandonne au vertige (non la peur du vide mais l’attraction irrépressible vers celui-ci). Un enchaînement d’hallucinations annonçait les crises de narcolepsie de Mike ; la plus marquante était la maison familiale tombant des cieux pour se fracasser sur la route.


Ici, nul besoin de montrer l’image équivalente ; pourquoi le serait-elle puisqu’elle a été diffusée, ressassée par tous les réseaux de communication du monde ? Cette image, à la puissance hallucinatoire sans précédent, est l’écroulement des tours du World Trade Center. Par cette course, autant dénuée de raison que l’événement d’origine était au-delà du rationnel, les deux garçons reproduisent la panique des new-yorkais fuyant le site de l’attentat ; lorsque la course s’achève, le monde a changé, comme si l’attaque avait troué le réel, pour ne plus laisser que cette zone négative : Ground Zero. Gus Van Sant rappelle dans une interview (*2) que la Vallée de la mort, où une partie de Gerry a été tournée, avait aussi servi de décor à La Planète des singes (l’original de Franklin J. Schaffner). Que raconte La Planète des singes sinon la traversée d’un New York irreconnaissable, transformé en terre étrangère par la catastrophe ?

Les deux personnages parviennent à l’extrémité du désert, c'est-à-dire en son centre, dans la levée d’une image blanche, dans un lent engourdissement. Gagné la stase, les mouvements devenant mécaniques, comme grippés par le froid et la fatigue, les deux garçons évoquent les derniers survivants d’une "patrouille perdue". On pense bien sûr aux soldats du film éponyme de John Ford, luttant contre un ennemi invisible dans le désert saharien, mais aussi à Southern Comfort (Sans retour), son remake non officiel tourné par Walter Hill, qui faisait s’infiltrer le Vietnam dans les bayous de Louisiane pour décimer un escadron de réserviste. Le film effectuait un grand circuit, passant par le Vietnam, pour construire ce territoire hostile, ce monde originaire de boue et de marécages, et placer les Américains irrémédiablement étrangers à leur propre pays.

" Car le cinéma américain, à lui tout seul, est parvenu là où le pays tout entier a échoué : faire de ce pays d’Asie un petit bout de l’Amérique ." (*3)

Le désert américain de Gerry obéit à un effet de feed-back semblable. Le désert, comme allégorie de Ground Zero, est à la fois la terre mythique de l’Amérique mais aussi son point d’anéantissement. Dans Sans retour, le Vietcong, l’adversaire lointain et fatal, se confondait avec les Cajuns, une des plus anciennes ethnies américaines. Dans Gerry, le désert arabe, ce nouveau territoire de guerre, prolonge la terre originelle de la Conquête. On notera l’analogie troublante entre Ground Zero et la Latitude zéro, le terme que Gilles Deleuze emprunte à Stroheim (*4) pour désigner ce milieu primordial qui n’en finit pas de se reformer et entraîne tous les autres milieux dans la dégradation absolue.

Gerry, le prénom que partagent les deux personnages, signifie, dans l’argot inventé par Damon et Affleck, "quelque chose qui a mal tourné". Ce dédoublement (et comme tel funeste et dérégulateur) du personnage évoque la continuité mythologique néfaste que connaît actuellement l’Amérique : de l’élection du second George (prénom dont Gerry est un des diminutifs) Bush, à la destruction de tours jumelles, à la reprise par le fils de la guerre commencée par le père. Le "Gerry" dédoublé s’avère alors moins un personnage qu’une figure expérimentale subissant l’influence de ces mondes. Peu à peu gagné par l’Autre, l’Ennemi, Matt Damon noue un tee-shirt autour de sa tête et plaisante sur sa ressemblance avec un arabe ; c’est lui qui assassinera son ami dans une lutte confuse alors que tous deux ont déjà perdu leur identité et ne sont plus que des masses presque minérales. Le dernier plan, Matt Damon à l’arrière de la voiture qui le ramène à la civilisation, possède une étrange résonance d’apocalypse comme si jamais plus le monde n’allait être habité ; la catastrophe aura pris le temps du film pour transformer le monde en désert.


Doom Generation


Si l’attentat du World Trade Center agissait comme le trauma jamais nommé de Gerry , l’événement devient le sujet même d’Elephant retraçant le massacre du lycée de Columbine. Elephant s’inscrit dans la continuité stylistique de Gerry : les travellings dilatés qui accompagnaient les deux garçons dans le désert suivent désormais les lycéens dans les couloirs du lycée. Le jeu vidéo d’un des tueurs explicite le raccord entre le deux films. Un "Doom" triste et absurde, consistant à abattre des silhouettes en marche (ni des monstres ni des militaires, mais des figures anonymes, des "civils") dans le désert, est la miniaturisation de Gerry et la simulation du massacre à venir.



Le mouvement générique d’Elephant est un travelling "accroché" au dos d’un personnage en marche, dont la distance ne varie jamais. Van Sant reproduit alors un des modes d’incarnation du jeu vidéo, le "Third Person Shooter", en opposition au "First Person Shooter", qui consiste à voir en vue subjective, par les yeux de son personnage. Mais ici, comme dans The Doom Generation de Greg Araki, l’appellation "Doom", désignant les jeux vidéo de "massacre", rejoint le sens de "fatalité", de malédiction. Toutes les lignes que tracent les adolescents convergeant vers la mort : le bout de l’image, son "point limite zéro", est cette chambre froide où, entre les quartiers de viande, se sont réfugiés des adolescents. Là se joue l’ultime glaciation du temps, l’aboutissement des travellings qui emprisonnaient les adolescents dans le "fatum". Le passage le plus énigmatique du film est consacré à Benny, dont le "chapitre" (*5) est un unique plan séquence au cœur du massacre. Comme indifférent à la mort qui l’entoure, Benny marche doucement dans les couloirs, entre dans une classe, aide une jeune fille à franchir une fenêtre et se dirige vers le tueur qui l’abat. On peut considérer que tous les travellings qui sillonnent le lycée et rivent les personnages à leur temporalité partagent la même nature : l’anamorphose de leur instant de mort.

Juste avant de sortir du lycée et de croiser Alex et Eric les tueurs (donc quelques minutes avant le massacre), John, le garçon aux cheveux blancs, est photographié par Elias. Gus Van Sant établit clairement le rapport entre la pose photographique et la mort. Résonne alors, dans le lycée de Columbine, le "punctum" de Barthes, la "mort au futur". (*6)

 

Avec Psycho, Gus Van Sant avait élaboré un film entièrement ordonné par la mort et ses fétiches. Le destin de cadavre de Marion est tracé dès son apparition et les mouches ne s’y trompent pas en venant voler dans la chambre. La mort en suspens qui parcourt le lycée d’Elephant tisse déjà son ouvrage dans la première partie de Psycho . Lors du trajet nocturne vers le Motel Bates, Anne Heche ne conduit pas la voiture ; immobile derrière le volant, elle semble dirigée par le film lui-même, comme un spectateur devant l’écran. Evoluant entre le ludisme et la parodie, l’interprétation d’Anne Heche ressemble à des essais ou a une répétition décontractée ; "visiteuse" du film d’Hitchcock (et en ce sens, Van Sant rejoint fondamentalement le De Palma de Dressed to Kill), elle se déplace de scène en scène, sachant qu’elle est davantage l’élément d’un processus qu’un véritable personnage. Cependant, au moment du meurtre, l’acteur va devoir faire corps avec le personnage, rejoindre une totalité fatale ; d’où peut-être le temps d’arrêt d’Anne Heche lorsque Norman tire le rideau de la douche. Alors que le cri de Janet Leigh était instantané, Anne Heche a un instant de pause, comme d’incrédulité, devant l’imminence de la mort.


Si Hitchcock cadrait au millimètre la chute de Janet Leigh pour masquer sa poitrine, Van Sant fait s’écrouler Anne Heche en plongée, en une posture disgracieuse qui expose ses fesses. Van Sant fait un raccourci saisissant entre le sur-découpage du corps de Psycho et la représentation triviale, obscène de la mort dans Frenzy. Dans la mort, Marion quitte sa motilité pour devenir un objet du film, au même titre que le Motel, les oiseaux empaillés, le couteau ou la perruque. Chez Van Sant, le travelling arrière qui part de la pupille morte s’avère bien plus glaçant encore que chez Hitchcock. La lèvre retroussée et collée au carrelage, est comme le raccord de Marion au décor. Le mouvement de caméra peut alors parcourir la chambre comme l’œil de la mort, totalisant, qui inspecte son domaine. On retrouve dans Elephant ce terrible rapport au sol, lorsque les adolescents sont abattus et ramenés brutalement au décor, comme s’ils rejoignaient un niveau zéro de la description.

Dans ce travail de la figure comme puissance descriptive, on peut discerner l’influence de Dennis Cooper (*7), écrivain proche de Gus Van Sant. Cooper construit ses romans en tissages complexes de temporalités. Dans Closer comme dans Elephant, chaque personnage donne son nom à un chapitre, les adolescents se renvoyant leur image – réelle ou fantasmée – en des champs contre-champ à la temporalité décalée. Les personnages de Cooper sont des surfaces (ironiquement l’icône absolue de cet univers est Keanu Reeves), mais aussi des corps ouverts, sondés, disséqués par la sexualité, toujours violente, et le meurtre. Le corps se transforme en un plan immense, dont l’exploration détaillée à l’extrême prend des allures hypnotiques. Chaque personnage devient un vecteur de description s’exerçant jusqu’à la totale destruction/dissolution de son objet.



Les seigneurs du chaos

 

Même s’il ne partage pas l’imaginaire sauvage de Cooper, pour Gus Van Sant la figure est aussi une unité spatio-temporelle, déroulant la description dans son mouvement. Deux trajectoires s’entrecroisent pour finir par se confondre, celles des victimes et des tueurs : alors que, à travers John, Elias ou Michelle, la dernière heure du lycée n’en finit pas d’être redécoupée, la temporalité de Alex et Eric commence une journée avant le massacre ; comme si la dernière heure des adolescents était un tombeau, construit en lignes droites, angles et arêtes temporels mais que ce soit la mort qui lui donne toute sa résonance. Cette profondeur léguée à Alex et Eric désigne le mal comme intérieur au lycée, se construisant en son sein, progressant et envahissant tout l’espace. Les tueurs se révèlent à la fois les victimes de la structure répressive du lycée, mais aussi sa plus exacte expression au point que leur présence en treillis et en armes, comme une hallucination négative (*8), passe d’abord inaperçue. En dessinant le plan du réfectoire Alex fait se superposer, termes à termes, contours contre contours, le lycée et son négatif.

L’emprise de la mort révèle un monde archaïque de signes et d’oracles. Sur le terrain de gym, Michelle regarde se former de sombres nuages. Quels présages voit-elle s’y dessiner ? Le circuit des adolescents dans le lycée rappelle le début des Harmonies Werckmeister de Bela Tarr (un des cinéastes les plus admirés de Gus Van Sant), lorsque János met en scène le système solaire avec les ivrognes d’une taverne, les baptise d’un nom de planète et les fait tourner sur eux-mêmes.



Les croisements des adolescents sont des attractions qui ordonnent une cosmogonie mystérieuse, fondant dans un même rythme et une même douceur les travellings des victimes et des tueurs. Dans le rabat du temps sur lui-même se forme un monde de pures intensités et d’affects. Le passage d’un garçon aspire l’expression d’une jeune fille et la laisse le souffle coupé ; John fait sauter un chien en l’air en levant un bâton et Van Sant accompagne le mouvement d’un ralenti, liant dans la même grâce l’adolescent et l’animal ; dans le déploiement d’un geste presque inconscient, dans l’expression candide d’un désir, le monde entier se tient en suspension. On croirait voir "l’adolescent électrique" de Jean-Jacques Schuhl : " Il pose un pied devant l’autre et tout le corps bascule à la suite du pied, et le monde entier à la suite du corps. " (*9)

 

Alex et Eric, incarnation des puissances du chaos, renversent cette harmonie. Ils sont les frères de Telly, l’ogre adolescent de Kids de Larry Clark, et de Tummler et Solomon, les tueurs de chats de Gummo d’Harmony Korine, sillonnant la ville en bicyclette et traçant une topographie de la mort. Tummler possède à ce point une proximité avec la mort qu’il lui suffit de toucher la poitrine d’une fille pour déceler une tumeur, peut-être même l’a-t-il fait naître sous ses doigts. Les meurtriers d’Elephant naissent du refus de Michelle de montrer son corps au cours de gymnastique ; ils sont ce corps intérieur souffrant chez les jeunes filles qui vomissent leur nourriture après le réfectoire. Ce rapport catastrophique au monde passant par l'autisme et l’anorexie, donne naissance à un doppelganger, un mauvais double. Ce grand corps négatif va trouver la jouissance qui lui était refusée dans le retournement mortel des liens d’attraction et de désir. Ce ne sont plus alors des travellings qui accompagnent les corps adolescents mais des balles qui sifflent dans les couloirs et les abattent. Alex, ivre de joie, connaît cette allégresse qui faisait "trembler" Pierre Clémenti dans Porcherie de Pasolini.

Le désert dans Gerry et le lycée dans Elephant deviennent le site d’un retour catastrophique du refoulé. En tant que régulateur de la société, partage et distribution de ses membres, le lycée recouvre déjà une machine de mort invisible. De la même façon que Ground Zero désigne la force négative qui assure la cohésion du pays, le lycée, comme toute structure totalitaire, se bâtit sur ses exclus, en fait l’expression même de son droit.



 Stéphane du Mesnildot


(1) Elephant (1989) d’Alan Clarke est un film de 38 minutes, presque sans paroles, tourné pour la BBC. Dans une Irlande désertifiée se déroule une trentaine d’assassinats implacables.

(2) Gus Van Sant, Columbo et les kids, entretien avec Olivier Joyard et Jean-Marc Lalanne, Cahiers du cinéma n° 579, mai 2003

(3) Vietnam in Ambiances Américaines, Volume Sud, Admiranda /Restricted n°8-9, 1993 (roader: Sébastien Clerget)

(4) Gilles Deleuze, L’Image-mouvement, Editions de Minuit 1983, P. 177

(5) Elephant est découpé en "chapitres" portant le nom d’un personnage. Chaque "chapitre" possède sa propre temporalité, en accord ou en décalage avec les autres.

(6) "Mais le punctum, c’est : il va mourir. Je lis en même temps : cela sera et cela a été ; j’observe avec horreur un futur antérieur dont la mort est l’enjeu." Roland Barthes, La Chambre claire - Notes sur la photographie, Cahiers du Cinéma/Seuil (1980) p.150

(7)  On trouve dans le recueil d’articles de Dennis Cooper, A l’écoute, , une interview de Keanu Reeves alors qu’il s’apprêtait à tourner My own private idaho et un "Tombeau de River Phoenix". Il a églement écrit Défaits (2001), roman consacré au massacre de Columbine

(8) Selon Freud : ne pas voir quelque chose qui est présent

(9) Jean-Jacques Schuhl, Rose poussière, NRF 1972, p.82
Article publié sur le site 
http://www.cinetudes.com/
en 2005